On peut par ailleurs remarquer combien ce texte constitue une sorte de fourre-tout identitaire, mêlant Aleria, l’Algérie mais également la bataille de Ponte Novu[43] (!). Mais L’Algerìa symbolise donc bien ce double regard, à la fois épilogue et genèse, caractéristique des enjeux de l’époque. En effet, si l’indépendance de l’Algérie apparait comme l’aboutissement d’un long processus, en revanche, elle sonne dorénavant de l’autre côté de la Méditerranée le réveil des aspirations nationalistes.

Durant la seconde moitié du XXe siècle, les années 1970, avec l’irruption du nationalisme corse moderne, s’est dessinée une nouvelle configuration de l’événement, entre adoption et rejet. Rejet tout d’abord d’un idéal trompeur, dans lequel des milliers de Corses s’étaient engouffrés par le passé avec la bénédiction du pouvoir local, au profit du paradigme du vivre au pays. Le facteur d’adoption ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’année 1962 en pivot, où l’effondrement de l’Empire colonial français sonne la fin d’une ère en même temps qu’une révélation de la situation coloniale pour l’île et la volonté de reproduire les mêmes actes libertaires[44]. Cette dialectique se déclina enfin via un processus de requalification identitaire dans lequel le colonisateur devint colonisé.

Cependant le nationalisme connaîtra à son tour sa fin d’Empire durant les années 1990[45], ce qui conduira une nouvelle génération littéraire à en esquisser le bilan.

L’ère du désenchantement

Après toutes ces années, on aurait pu penser le sujet que trop désuet et poussiéreux pour les nouvelles exigences du giron littéraire actuel. Or, il n’en est rien. Ce dernier n’en sera même que plus décuplé, nourrissant avec ardeur l’imaginaire des jeunes écrivains insulaires contemporains. Cette nouvelle génération éclose au début des années 2000 portera le nom en langue corse de disincantu (désenchantement). Sous leurs plumes sonne en effet la fin des romantismes de toutes sortes, qu’ils soient d’obédience républicaine ou nationaliste. Cette génération s’attaque en particulier aux points de césure ayant jalonné l’histoire contemporaine de la Corse ; il n’est d’ailleurs pas un hasard que les deux événements les plus représentés dans leurs œuvres soient la Première Guerre mondiale et le fait colonial. Pour le sujet qui nous concerne, nés pourtant pour la majorité d’entre eux bien après 1962, ces auteurs brandiront tous néanmoins une palette très éclectique, allant du lyrisme jusqu’à la satire, ou même le pamphlet littéraire, faisant ainsi de l’événement l’un, voire le principal pilier structurant de leur œuvre. Sur le plan littéraire, nous assistons donc à l’effloraison d’une nouvelle donne évocatrice, symbiose des deux périodes écoulées, entre mise au point et dépassement[46].

Cela est particulièrement probant au sein des œuvres de Marc Biancarelli ; né en 1968, celui-ci se fit dès son premier recueil Prighjuneri[47](Prisonniers, 2002) une place à part dans l’univers littéraire corse, au gré d’une plume à la fois percutante et dérangeante, déconstruisant au passage de nombreux mythes ancrés dans la mémoire collective.

Le cadre colonial et plus spécifiquement algérien n’est donc pas en reste chez Biancarelli, notamment dans son trop peu connu El mu’alim, publié dans la revue Fora ! La Corse vers le monde[48]. Cette nouvelle met en scène un jeune instituteur corse qui pour avoir secouru puis défendu un écolier algérien affamé se retrouvera dans les rangs du FLN. Bien que très courte, cette histoire demeure d’une densité remarquable et pointe du doigt la dureté de cette période mais également le consentement de certains insulaires. Un trait qui se renouvellera dans Célébrations, extrait du recueil Vae Victis et autres tirs collatéraux, où la puissance d’évocation parviendra aussi à revêtir les replis du texte à charge :

« Ils nous l’ont bien fait avaler, leur bréviaire colonial, leur farce sinistre, à nous et à nos vieux. Par exemple un éminent conseiller municipal de mon village avait proposé un jour de faire baptiser une rue « Avenue de la Grande Aventure Coloniale des Corses ». Je suis sérieux, mais je me fous pas de sa gueule, j’étais pas mieux que lui. Mon livre de chevet, quand j’avais une dizaine d’années, c’était quand même Par le sang versé, de Bonnecarrère, le Quid des combats de la Légion en Indochine. J’étais illuminé, envoûté par la bravoure du colonel Mattei, je voulais être lui, diriger plus tard au feu une bande hétéroclite de Spartiates couillus, y aurait eu des Russes blancs frappadingues, des Ritals vicieux, anciennes chemises-noires ayant échappé aux purges de la Résistance, des Teutons disciplinés nostalgiques de la Wehrmacht, et puis quelques pays à moi, qui auraient fait là leurs premières armes avant d’intégrer le milieu. En face : des milliers de rastaquouères bridés en pyjama à qui on aurait défoncé leurs gueules, et qui seraient morts en poussant des gloussements pas humains, comme dans les vieux films de Tarzan où les porteurs noirs chutent dans les Abymes avec des hurlements grotesques. C’était ça, les scénarios de mon enfance.[49] »

On ne peut en revanche évoquer la vitalité du giron littéraire corse actuel sans mentionner l’importance prise par le réseau Internet. Tournons-nous à ce titre brièvement vers le curieux blog « Passions Cyrnéennes » du tout aussi mystérieux Tancrède Paoletti. Sous une veine humoristique, on y trouvait aussi toute une série de textes épistolaires fictifs où, singeant les vieux Corses de retour des colonies, l’auteur appelait à la reconquête de l’Algérie et de l’Indochine.

Immanquablement donc, les non-dits tombent. Que ce soit sous les vers de la satire ou de l’éloge, s’enclenche désormais le lent éboulis des interdits et autres sacro-saints. Cette chute progressive n’aura jamais été exploitée de façon plus réaliste que sous l’œil de Nadine Fischer. Dans Les lettres de Toussainte (1999), l’auteure publie ou devrions-nous dire invente la conversation épistolaire de sa grand-mère Toussainte Ottavi, exilée au Maroc, puis en Algérie. De sa liaison avec un jeune militant du FLN jusqu’à l’attentat qui couta la vie à son amie, on mesure donc bien avec quelle puissance la force d’un récit fictionnel sous les traits du document historique peut se joindre à la brisure de tabous ; tabou pour l’État et les clans d’une part, désignés en tant que propagateurs de misère, mais aussi pour les nationalistes corses car il était évidemment inavouable et inconcevable que le colonisé puisse être également un colonisateur, fut-ce par le passé. Une dualité qui ne peut que renforcer le grand intérêt de ce remarquable recueil de lettres, dont la dernière, comme un symbole, est datée de l’année 1975.

Mais c’est surtout la figure désabusée du désenchantement qui prédominera au sein de cette nouvelle génération. Pour cela, nous en réfèrerons à Jérôme Ferrari et plus spécialement à ses deux derniers romans Où j’ai laissé mon âme et Le Sermon sur la chute de Rome. Le premier publié en 2010[50], narre une retrouvaille, ou plutôt une rancœur ayant pour cadre la guerre d’Algérie. Celle du capitaine Horace Andreani, d’origine corse, retrouvant à Alger celui qui fut autrefois son mentor en Indochine, le lieutenant André Degorce. Ce dernier, n’est en effet plus le même tortionnaire d’antan, si bien que l’apanage de la torture passe dorénavant des mains d’un bourreau à un autre. Véritable protagoniste principal du roman, Degorce est la personnification même de cette désillusion. Complètement dépossédé de lui-même, en proie à une guerre et un monde qu’il ne reconnait plus, il finira par se lier puis se livrer à son prisonnier Tahar, qui n’est autre que le commandant de l’ALN[51].

Le sermon sur la chute de Rome[52] gratifié du Prix Goncourt 2012, réitère à nouveau cet aspect, essentiellement à travers le personnage de Marcel Antonetti, grand-père de l’un des deux protagonistes principaux dont les monologues rythment le récit à la façon d’un fil rouge. Proprement fascinant, ce dernier parcourt le XXe siècle par les chemins de traverse ; après avoir combattu dans les tranchées, l’homme se retrouvera au final fonctionnaire colonial… dans les années 1960 ! Ainsi, le destin de cet autre sorte d’antihéros spécialiste des rendez-vous manqués de l’Histoire illustre sublimement cette inversion de tendance : là où une telle nomination aurait précédemment été perçue comme signe de réussite sociale, point de départ d’une prometteuse carrière, elle se transforme ici en criante humiliation, prenant tour à tour des accents de déchéance, voire d’échec cinglant.

Preuve une nouvelle fois de l’important ancrage de l’événement au cœur des mentalités insulaires, les années 2000 auront donc su nous gratifier d’un florilège littéraire de haut vol, brassant et achevant les velléités de ce siècle d’ambivalence. Cette vitrine littéraire édifiée au regard de l’Histoire nous aura donc permis de dresser un vibrant reflet des mutations insulaires contemporaines, entre annonces d’espoirs et résurgences de plaies jamais cicatrisées. Cependant, après un tel parcours voguant des lauriers jusqu’à la césure, il n’est d’autre sentiment dominant que celui de la vanité. Du statut de « mystifiés de la colonisation » si bien décrits à la fin des années 1950 par Albert Memmi[53], aux soubresauts mélancoliques d’un Lamentu di u culuniale durant les années 1960 a succédé l’aversion, le détournement du regard, jusqu’au point réflexif et désenchanté actuel. Comme si désormais cette « grande aventure coloniale des Corses », si assaillie et riche en promesses, ne dissimulait au final qu’une fin de monde dérisoire, l’aboutissement d’un cycle dont la rupture fut lourde, et encore loin d’être digérée.

Bibliographie :

ARRIGHI Jean-Marie, Histoire de la langue corse, Paris, Editions Jean-Paul Gisserot, 2002.

ARZALIER Francis, Les Corses et la question coloniale, Ajaccio, Albiana, 2009.

CECCALDI Mathieu, Anthologie de la littérature corse, Ajaccio, Alain Piazzola, 1971.

DE ZERBI Ghjermana, Cantu nustrale. Racolta d’usanze corse, Ajaccio, Albiana, 2009.

DOTTELONDE Pierre, Corse la métamorphose, Ajaccio, Albiana, 1987.

FERRO Marc, Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances XIIIe-XXe siècles, Paris, Le Seuil, Coll. Points-Histoire, 1996.

FERRO Marc, Le livre noir du colonialisme, Paris, Fayard/Pluriel, 2010.

FUSINA Jacques, Ecrire en corse, Paris, Klincksieck, 2010.

GIRARDET Raoul, L’idée coloniale en France de 1872 à 1962, Paris, Hachette Littérature/Pluriel, 1986.

LIAUZU Claude, Histoire des migrations en Méditerranée occidentale, Bruxelles, Editions Complexe, 1996.

MEMMI Albert, Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, Coll. Folio-Actuel, 2002.

MESTERSHEIM Anne (dir.), Corse-colonies, Ajaccio, Albiana/Musée de la Corse, 2002.

WESSELING Henri, Les empires coloniaux européens (1815-1919), Paris, Gallimard, Coll. Folio-Histoire, 2009.

YVIA-CROCE Hyacinthe, Anthologie des écrivains corses, Ajaccio, Ed. Cyrnos & Méditerranée, 1987.

YVIA-CROCE Hyacinthe, Vingt années de corsisme (1920-1939), Ajaccio, Cyrnos et Méditerranée, 1987.

Œuvres littéraires :

APPINZAPALU Martinu, Raconti e fole di l’Isula Persa, 1924, rééd. Ajaccio, CRDP/Università di Corsica, 1997.

BIANCARELLI Marcu, « El mu’alim », in Revue Fora ! La Corse vers le monde, n° 2, 2008, pp. 122-124.

BIANCARELLI Marcu, Vae Victis et autres tirs collatéraux, Calvi, Materia Scritta, 2010.

COLOMBANI, Rime di Rustinu, Bastia, Edizioni di u Muntese, 1960.

COLOMBANI Ignaziu, Ricordi, Ajaccio, CRDP/Università di Corsica, 1996.

FERRARI Jérôme, Où j’ai laissé mon âme, Arles, Actes Sud, 2010.

FERRARI Jérôme, Le sermon sur la chute de Rome, Arles, Actes Sud, 2012.

FISCHER Nadine, Les lettres de Toussainte/E lettere di Santa, Ajaccio, Editions DCL, 1999.

FLORI Peppu, Ricordi dolci è amari, Les Myrtes, 1952.

POLI Michele, U cimiteriu di l’elefanti (à umbria è à sulia), Pigna, Accademia d’i Vagabondi, 1984.

[43] Le 9 mai 1769 à Ponte Novu, les soldats du roi Louis XV mirent fin à l’indépendance corse initiée en 1755 sous l’égide de Pasquale Paoli, sonnant les débuts de la Corse française.

[44] À noter que lorsque le FLNC (Front de Libération Nationale de la Corse) est créé le 5 mai 1976, la référence algérienne s’avère prédominante.  Voir en particulier le documentaire pour Canal + de Samuel Lajus Génération FLNC (2004). Mathieu Filidori, l’un des fondateurs du mouvement clandestin y déclare notamment : « Nous étions gosses lorsque l’Algérie s’est libérée, c’était le mythe que nous avions ».

[45] À partir de 1989, le FLNC en proie à de vifs conflits internes se scinde en deux branches : le canal habituel et le canal historique. De 1993 à 1996 s’ensuivra une guerre fratricide qui fera une vingtaine de morts. Cette période de tensions sera souvent vue comme un traumatisme par la société corse.

[46] À noter qu’hormis le champ proprement littéraire, une autre vitrine culturelle est constituée par le cinéma. Sorti en 2007, le long-métrage Sempre vivu de Robin Renucci conte l’histoire du maire d’un petit village corse décédé brutalement alors qu’il doit signer un contrat indispensable à la survie de la commune. L’évocation de ce jeu trouble entre colonisé et colonisateur s’effectue à travers la relation conflictuelle entre les deux fils du défunt ; d’un côté Sauveur, colonel de gendarmerie sur le continent et de l’autre Rinatu nationaliste. Lors d’une scène de dispute entre les deux frères, le cinéaste représente ainsi Rinatu un bandeau blanc serré sur le front faisant face à Sauveur en tenue coloniale.

[47] Marcu BIANCARELLI, Prighjuneri, Ajaccio, Albiana, 2002.

[48] BIANCARELLI Marcu, « El mu’alim », in Revue Fora ! La Corse vers le monde, n° 2, 2008, pp. 122-124.

[49] BIANCARELLI Marcu, Vae Victis et autres tirs collatéraux, Calvi, Materia Scritta, 2010, pp. 90-91.

[50] FERRARI Jérôme, Où j’ai laissé mon âme, Arles, Actes Sud, 2010.

[51] Armée de Libération Nationale.

[52] FERRARI Jérôme, Le Sermon sur la chute de Rome, Arles, Actes Sud, 2012.

[53] MEMMI Albert, Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur, Paris, Corréa, 1957.  Gallimard, Folio-Actuel, 2012, p. 38.

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