« La pacification matérielle n’est pas votre tâche propre, la véritable pacification devant être celle des esprits et des cœurs, plus longue à obtenir peut-être, mais seule définitive ».
« Guide de l’Officier des Affaires Algériennes », 1957[1]
Je voudrais dans cette communication vous restituer une lecture transversale de mon travail de thèse[2] depuis un motif qui le traverse : celui de la conquête. Ce thème sera ici développé non pas seulement du point de vue du geste historique de conquête, mais aussi comme matrice de reconduction de certains des rapports de domination qui traversent notre contemporain.
La conquête revêt en elle-même deux dimensions : celle de conquérir – c’est l’acte de conquête et sa matérialisation historique – et celle d’être conquis, comme résultat direct et durable de la conquête. La conquête va donc venir qualifier à la fois la guerre d’expansion ou de possession et, dans le même temps, son issue victorieuse. La conquête produit en cela une binarité irréductible entre la figure du conquérant et celle du conquis, du vainqueur et du vaincu, du colonisateur et du colonisé. À regarder la question de la conquête d’un point de vue étymologique, on retrouve d’abord ce terme dans le latin conquiro qui renvoie à l’idée d’explorer, de chercher de tous côtés, avec l’idée donc d’une exploration qui pourrait aussi être une exploration scientifique et qui ne renverrait pas nécessairement à l’engagement d’un rapport de domination. C’est seulement à partir du Moyen-Âge, avec le terme cunquerre (1100) que cette idée de conquête contient le principe de se rendre maître par la force des armes, et donc d’engager un rapport de domination par une prise de possession par la force.
Associée à une multiplicité de rapports sociaux – dans le schéma de la « conquête des femmes », de la « conquête du pouvoir », de la « conquête des droits », de la « conquête libérale du marché », de la « conquête des électeurs », etc. – le motif de la conquête dépasse manifestement le seul champ du pouvoir colonial ou militaire. On voit bien que cette question se manifeste par une sorte d’omniprésence à la fois discrète et pourtant régulièrement reconvoquée dans nos imaginaires collectifs occidentaux ; ce qui doit nous inviter à un travail de clarification conceptuelle. Pour cela, une première distinction s’impose entre les notions de colonisation et de conquête. Il semble en effet régner une certaine confusion du point de vue du sens commun. Tantôt, on fait de la conquête le geste qui prélude à l’entreprise coloniale, celui qui en conditionnerait l’exercice. Tantôt, lorsque l’on définit le terme de colonisation en se référant à la matérialité de l’évènement historique, la conquête est davantage regardée comme la matrice générale qui en déterminerait l’organisation. On peut aussi s’interroger sur les effets de différenciation qui se jouent à l’échelle des valeurs morales engagées sur ce terrain. Si un consensus, bien que fragile, est aujourd’hui établi pour condamner moralement l’entreprise coloniale, il semble a contrario beaucoup moins évident de condamner moralement le geste de conquête tant il traverse sous différentes formes notre actualité politique.
Cette introduction généraliste doit nous conduire à présent à un problème qui sera traité sous un prisme généalogique beaucoup plus serré et depuis lequel seront analysées des pratiques de de gouvernement historiquement attachées à la conquête coloniale de l’Afrique du Nord. C’est en ce point que je me permettrai de dépasser le cadre de ma propre discipline, car ce travail est avant tout parti d’une exploration dans les archives policières, militaires et coloniales – qui m’a mené de la préfecture de police de Paris en plein guerre d’indépendance algérienne jusqu’aux premières années de la conquête de l’Algérie –. Bien que Benjamin Stora présentait ici à raison l’exploration napoléonienne de l’Egypte en 1898 comme une sorte d’acte inaugural du colonialisme moderne, il me semble que l’histoire de la conquête de l’Algérie représente une matrice déterminante en ce qu’elle constitue une tentative unique de fonder une colonie de peuplement dans laquelle il s’agit d’impliquer directement la population française, et pas simplement son administration, dans l’œuvre coloniale. De ce point de vue, la compréhension des mécanismes entre colonisés et colonisateurs qui s’y constituent semble essentielle pour l’écriture d’une histoire de la gouvernementalité coloniale.
[1] Guide l’officier des Affaires algériennes, Paris, Imprimerie G. Lang, 1957 [ANOM – SAS / Doc 1].
[2] Voir Théophile Lavault, « La Fabrique de l’étrange intérieur. Généalogie d’une gouvernementalité coloniale », thèse de doctorat de philosophie politique soutenue le 29 novembre 2019 sous la direction de Judith Revel, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.