Reconduire la conquête

Le déclenchement de la guerre d’indépendance algérienne avec l’offensive du FLN à l’automne 1954, suivi quelques mois plus tard par la promulgation de la loi sur l’Etat d’urgence, va constituer une occasion pour le pouvoir colonial d’Algérie de renouer avec la vieille tradition des Bureaux arabes. C’est dans le cadre de la politique de pacification élaboré par Jacques Soustelle que sont ainsi créées les Sections administratives spécialisées (S.A.S.). Parmi les historiennes et historiens, on qualifie aujourd’hui la guerre d’indépendance algérienne de « guerre de conquête », comparable aux premières heures de la colonisation. C’est bien ce qu’affirme Raphaëlle Branche lorsqu’elle écrit à propos du conflit algérien que « c’est moins la loi qui guide la guerre, que la guerre qui dicte sa loi. […] Des échos de la guerre de conquête, ajoute-t-elle, résonnent dans ces premières années de « maintien de l’ordre » »[20]. Il y a dans l’idée de conquête une force tactique qui s’inscrit elle-même dans la projection d’une finalité politique plus lointaine. Cette conquête de l’ordre tend à rendre alors particulièrement visibles, à côté des mécanismes de répression, certains mécanismes de régulation, de façonnement, de transformation des sujets à gouverner. L’esprit guerrier de conquête se « civilise », se réactualise dans les fictions politiques qui soutiennent les gouvernementalités coloniales. Maintenir l’ordre renvoie à une capacité projective inhérente à l’exercice du pouvoir, à l’élaboration d’une fiction qui se fait moteur de l’action et non pas au quelconque maintien d’un ordre qui constituerait une réalité tangible, passée ou présente. Il n’y a, pour le pouvoir, pas d’ordre à maintenir, mais bien un ordre à construire.

La menace qui émerge avec la naissance du FLN apparaît comme quelque chose qui touche aux acquis mêmes de la conquête. Ce n’est plus une menace qui relèverait pour les populations colonisées d’un « refus naturel » de la soumission au moment de la conquête. Ce qu’il y a de menaçant dans l’action du FLN, c’est d’abord qu’elle est interne à la société colonisée et qu’elle s’appuie sur les conséquences matérielles et morales d’un siècle de domination coloniale, de sous-administration des populations et d’un régime de citoyenneté ségrégationniste; ce qu’il y a de menaçant c’est une prétention, proprement « nationale », d’affirmation d’une rivalité qui se construit dans un face à face avec l’exercice même du pouvoir colonial. Dans ce rapport de rivalité s’instaure un double mouvement de conquête de la population : d’un côté une conquête dissidente pour le FLN, et de l’autre une conquête nécessaire à la survie de l’État colonial.

Le 1er février 1955, Pierre Mendès-France, Président du Conseil, fait nommer Jacques Soustelle gouverneur général d’Algérie. Spécialiste des civilisations précolombiennes, ancien élève de l’anthropologue Paul Rivet – avec qui il dirigea le Musée de l’Homme –, militant antifasciste sous le Front populaire, puis résistant au sein des Forces françaises libres, Soustelle fut également un partisan invétéré de l’Algérie française[21]. Soustelle impose le mot d’ordre de « reprise en main de la population » né du constat de l’état de sous administration dans lequel elle se trouverait : « une réalité dont il faut prendre conscience en toute objectivité (…) est celle d’une rupture de contact presque totale entre les deux communautés qui vivent sur le territoire (…) Reprendre le contact perdu, et cela au sens le plus large du terme, est donc une mission de salut public. La reprise en main des populations aujourd’hui repliées sur elles-mêmes, leur retour à une obédience normale sera le résultat, à la fois du témoignage d’autorité, de prestige et de puissance que nous saurons porter auprès d’elles, et de la compréhension, du service et de la protection qu’il nous appartient de leur donner »[22].

Le modèle de « pacification » s’organise à partir d’un quadrillage serré des territoires des Aurès et de la Grande Kabylie, puis de l’ensemble de la région du Constantinois. C’est dans ce contexte que le général Parlange, officier détaché des Affaires indigènes du Maroc, est nommé « commandant civil et militaire » le 1er mai 1955[23]. Soustelle lui-même dit de lui que son « expérience des questions de pacification, sa profonde connaissance du milieu berbère, son autorité combinée avec une sympathique bonhomie, allaient lui permettre de redresser la situation dans l’Aurès »[24]. A travers cette nomination, Soustelle veut donc réintroduire les gouvernementalités élaborées dans le cadre de l’action des Bureaux arabes et des Affaires indigènes marocaines comme composantes essentielles des stratégies de contre-insurrection :

« Une quinzaine d’Officiers des Affaires indigènes du Maroc – ou des Affaires Sahariennes d’Algérie – sont d’abord envoyés dans l’Aurès. D’autres sont détachés peu après, en renfort, dans les Communes mixtes les plus démunies, soit pour être adjoints aux chefs de commune, soit pour créer des « antennes avancées » de celles-ci dans les douars éloignés. Ces antennes, multipliées, deviennent les « Sections Administratives Spécialisées » (SAS). Des officiers supérieurs sont ensuite détachés dans les préfectures et les sous-préfectures pour coordonner l’action des précédents. »[25]

Ce qui représentait dans un premier temps une expérimentation localisée, correspondant à une application régionale de la loi sur l’état d’urgence, est finalement généralisé par Soustelle avec la création par arrêté du 26 septembre 1955[26] du service des Affaires algériennes. Rédigé de façon très sommaire, cet arrêté prévoit en son article 4 que « les officiers des Affaires Algériennes sont destinés à assurer toutes les missions d’encadrement et de renforcement des personnels et des unités administratives et des collectivités locales » et, en son article 5, que « le Service des Affaires Algériennes relève du directeur du cabinet militaire du gouverneur général ». Cette norme juridique si simplement édictée ne saurait pourtant dissimuler l’élaboration de gouvernementalités complexes. L’« emprise » de l’officier est pensée comme un appui stratégique pour renverser la menace indépendantiste sur son propre terrain. Si la doctrine dans laquelle s’inscrit l’action des SAS s’articule autour du principe d’« administration indirecte », comme soutien aux autorités locales, les multiples carences du pouvoir colonial conduisent en de nombreuses situations l’officier SAS à se substituer entièrement aux différents administrateurs locaux, là où ils existaient, et d’assurer, en outre, une mission d’administration directe. Cette imbrication complexe entre les pouvoirs civil et militaire se retrouve dans l’organisation même du dispositif.

L’action administrative et sociale plus ou moins diffuse des officiers SAS dans les douars est inséparable d’une action coercitive de conditionnement des populations à partir d’un contrôle de l’espace rendu possible par l’enfermement de populations civiles dans des camps militarisés. À la pratique du quadrillage que l’on retrouve dès les premières heures de la colonisation s’est ajoutée une pratique de contrôle, non pas simplement dans l’espace, mais un contrôle de l’espace lui-même. Les camps de regroupement résultent en effet d’une stratégie de déplacement massif des populations conditionnée par l’instauration de zones dites « interdites ». L’enfermement en camp représente une double fonction : à la fois de partage spatial de la population visant à isoler physiquement la rébellion en la séparant du reste de la population et de conditionnement des populations par une régulation extrême des formes d’organisation sociale. Les trois premiers centres sont ouverts à l’initiative du général Parlange et précèdent l’existence officielle des SAS. Des opérations tests mobilisent de nombreux officiers des Affaires indigènes marocaines. Le camp n’est pas alors pensé comme un simple moyen de limitation de la circulation des populations, mais comme l’occasion d’accroître, par une maîtrise minutieuse de l’organisation de l’espace, la puissance et l’étendue de la « conquête des âmes ».

[20]  R. Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, éd. Gallimard, 2001, p. 22.

[21] Voir R. Denis, « Jacques Soustelle, de l’ethnologie à la politique », in Revue d’histoire moderne et

contemporaine, T. 43-1, janvier-mars 1996, pp. 137-150.

[22] « Notice provisoire sur le service des Affaires Algériennes », Gouvernement général de l’Algérie, décembre 1955, p. 7 [ANOM – SAS / Doc 1].

[23] R. Branche, op. cit., p. 41.

[24] J. Soustelle, Aimée et souffrante Algérie, Paris, éd. Plon, 1956, p. 95.

[25] Guide l’officier des Affaires algériennes, Paris, Imprimerie G. Lang, 1957 [ANOM – SAS / Doc 1].

[26] J.O.A. du 30 septembre 1955, n°78.

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