D’une gouvernementalité exercée en milieu ouvert fondée, depuis la tradition des Bureaux arabes, sur des pratiques plus ou moins coercitives de rassemblement des populations, d’une dépendance diffuse sur laquelle s’appuyait le pouvoir des officiers, le regroupement produit une situation que les sociologues Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu vont qualifier dans une enquête parue en 1964[27], de « dépendance absolue à l’égard de la SAS »[28] : Sayad et Bourdieu voient dans ces camps une sorte de réminiscence du colonialisme romain, où « les officiers chargés d’organiser les nouvelles collectivités, commencent par discipliner l’espace comme si, à travers lui, ils espéraient discipliner les hommes »[29]. Si la sociologue Séverine Chauvel rappelle que le problème de la discipline des corps est ancien dans le champ des sciences sociales en affirmant que « la dialectique entre l’apprentissage de normes et leur concrétisation quotidienne représentent l’un des creusets des études sociales »[30], Bourdieu et Sayad vont en élargir le champ conceptuel en opérant une sorte de désindividualisation de la relation normative. Le concept de discipline ne qualifierait plus seulement le phénomène d’incorporation de la norme, mais aussi le dispositif, l’organisation spatiale qui rend possible cette incorporation.
La tradition pastorale que portent en eux les officiers des Affaires indigènes, puis a fortiori des SAS, conduit à faire de ce non-lieu du camp un milieu d’expérimentation sociale. Un milieu à partir duquel peut se déployer un nouveau champ des possibles et se régénérer tout un imaginaire politique de la conquête et de l’œuvre civilisatrice. La description que propose Foucault dans Surveiller et punir des modes de circulation du pouvoir dans la « ville pestiférée » renvoie à ce même type de configuration : « Contre un mal extraordinaire le pouvoir se dresse ; il se rend partout présent et visible ; il invente des rouages nouveaux ; il cloisonne, il immobilise, il quadrille ; il construit pour un temps ce qui est à la fois la contre-cité et la société parfaite ; il impose un fonctionnement idéal, mais qui se ramène en fin de compte, comme le mal qu’il combat, au dualisme simple vie-mort : ce qui bouge porte la mort, et on tue ce qui bouge »[31].
En miroir de cette discipline blocus, Foucault s’intéresse à un autre modèle, à une « autre extrémité » du pouvoir disciplinaire. À partir de la figure benthamienne du panopticon va ainsi émerger l’idée de discipline mécanisme qui se caractériserait a contrario par une certaine positivité : « un dispositif fonctionnel qui doit améliorer l’exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace, un dessin des coercitions subtiles pour une société à venir » [32]. Le panopticon constitue l’incarnation architecturale de la fonction disciplinaire : non pas seulement une technologie carcérale, mais « un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale », « une figure de technologie politique qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage spécifique »[33]; une figure dans laquelle le sujet est vu sans jamais voir. En cela, précise Foucault, le panoptisme « automatise et désindividualise le pouvoir. Celui-ci a son principe moins dans une personne que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards ; dans un appareillage dont les mécanismes internes produisent le rapport dans lequel les individus sont pris »[34]. Le panoptisme à la fois désindividualise la capacité d’exercice du pouvoir tout en individualisant les corps au sein des multiplicités qu’il engendre.
Entre la discipline blocus de la « ville pestiférée » et la discipline mécanisme du panoptisme se joue tout un renversement qui, s’il touche aux régimes de visibilité du pouvoir, renvoie également à cette dualité vie-mort que mentionne Foucault. On voit bien comment le concept de discipline ne qualifie pas un type de pouvoir homogène, mais tend plutôt à décrire un mode de gouvernement fondé sur la répartition fonctionnelle des corps dans l’espace. La discipline se définit donc avant tout comme une grille de lecture de l’espace social : « La discipline organise un espace analytique »[35]. Les pratiques de quadrillage et de regroupement des populations opérées par les SAS laissent apparaître un dispositif de type disciplinaire, mais qui ne serait réductible ni au modèle de la ville pestiférée ni à une organisation proprement panoptique. D’un côté, des pratiques de « déracinement » d’une extrême violence, où les populations rurales sont regroupées sous la menace des armes françaises avant d’être déportées dans les zones militarisées, leurs villages ravagés par les flammes : amas de cendres brûlantes dans lesquelles les officiers font vivre leur rêve d’une Algérie nouvelle, pacifiée et moderne. De l’autre côté, des régimes de quadrillage plus souples des espaces sociaux à partir desquels s’exercent conjointement des pratiques d’assistance, de surveillance et de contrôle. De plus, la brutalité aveugle des manœuvres militaires produit aussi l’exode des populations rurales qui viennent peupler les nombreux bidonvilles qui entourent dès lors les grandes villes algériennes. Sayad et Bourdieu estiment le nombre d’Algériens regroupés à 2 157 000, soit près d’un quart de la population totale et considèrent que près d’un million de personnes auraient été touchées par le phénomène d’exode vers les villes – un déplacement « parmi les plus brutaux de l’histoire »[36]. Aussi, la création des Sections administratives urbaines (SAU) vise de la même manière au contrôle et à la surveillance de ces regroupements contraints, mais au sein d’espaces non-concentrationnaires.
Ce qui différencie plus radicalement le dispositif des SAS du modèle panoptique c’est qu’il ne désindividualise pas l’exercice du pouvoir dans une série de jeux d’automatismes, mais il s’appuie, au contraire, sur le principe d’incarnation personnifiée du pouvoir. Si la violence aveugle de l’action répressive en Algérie n’a besoin d’aucun visage pour répandre la terreur, l’action pastorale implique, quant à elle, l’instauration de formes de réciprocité qui engagent la subjectivité de l’agent du pouvoir, d’interactions directes provoquées afin de produire du « contact ». Ni discipline blocus ni discipline mécanisme, l’action des SAS permet de qualifier une nouvelle extrémité du pouvoir disciplinaire à partir de l’idée de discipline pastorale ou encore de ce qu’on pourrait qualifier de discipline conquête : un modèle disciplinaire qui fonctionne sur une pratique de quadrillage par laquelle doit être rendu saisissable le peuple qu’il s’agit de gouverner. Le principe de visibilité produit par les mécanismes de pouvoir n’agit alors pas encore à l’échelle des corps, mais segmente et rassemble, distingue et regroupe. La discipline pastorale produit à proprement parler des effets de population. S’emparer du corps du « peuple » pour s’emparer de son « esprit ».
Conquête des territoires, conquête des corps et des esprits, le camp de regroupement, non plus seulement espace de l’urgence et de l’exception, s’inscrit pour Sayad et Bourdieu dans la continuité de la politique de tabula rasa initiée par Bugeaud : « Si la politique de regroupement a recueilli auprès des militaires une adhésion aussi générale et aussi enthousiaste, c’est qu’elle réalisait un rêve vieux comme la colonisation, à savoir de “modifier” comme disait Bugeaud, de “restructurer” comme disaient les colonels, une société toute entière »[37]. Le camp de regroupement représente non pas un paradoxe, mais une forme idéale de la discipline pastorale. Une discipline qui ne fonctionne pas comme gestion des déviances à un ordre normatif, mais comme constitution chimérique d’un peuple gouvernable à partir des rêves démiurgiques de quelques centaines d’officiers. Pour Sayad et Bourdieu, les regroupements incarnent le point d’achèvement d’une rationalité politique qui trouve ses sources dans les racines mêmes de l’ordre colonial : « Racine commune de l’assimilationnisme et du colonialisme, le refus (conscient ou inconscient) de reconnaître l’Algérie en tant que culture originale et en tant que nation a toujours servi de fondement à une politique d’interventionnisme inconsidéré et inconséquent, ignorant de sa force et de sa faiblesse, capable de détruire l’ordre pré-colonial sans pouvoir instaurer à sa place un ordre meilleur. Cette politique qui, unissant le cynisme et l’inconscience, a déterminé la ruine de l’économie rurale et l’effondrement de la société traditionnelle, trouve son achèvement dans les regroupements de population »[38].
Cette impuissance, c’est celle d’un pouvoir colonial intrinsèquement asymétrique qui s’accroche tant bien que mal à ses propres chimères. Coloniser, civiliser, assimiler, toute une littérature de l’action coloniale moderne qui, si elle ne peut être réduite à de simples régimes de justification, est vouée à générer, à partir du constat de son impuissance inéluctable, un cercle infini de violences. La conquête vient finalement agir comme principe de réactualisation de toute la violence de l’asymétrie coloniale, comme agent d’invisibilisation du rapport de force contenu dans la matrice coloniale du pouvoir.
[27] À partir d’enquêtes réalisées dans le massif de Collo et la vallée du Chélif dans la seconde moitié des années 1950, Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu publient cet ouvrage consacré aux phénomènes de regroupement massif et brutal des populations rurales d’Algérie et aux bouleversements provoqués en conséquence à l’intérieur de la structure de ces sociétés paysannes.
[28] P. Bourdieu et A. Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Éditions de Minuit, 1964, p. 12.
[29] Ibid., pp. 25-26.
[30] S. Chauvel, « Le corps discipliné », in Genèses, n°75, 2009/2, p. 2.
[31] M. Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, éd. Gallimard, 1976, p. 206.
[32] Ibid., p. 211.
[33] Ibid., p. 207.
[34] Ibid., p. 203.
[35] 493.
[36] P. Bourdieu et A. Sayad, op. cit., p. 13. Voir aussi, N. Omouri, « Les Section administratives et les sciences sociales. Études et actions sociales de terrains des officiers des SAS et des personnels des Affaires algériennes », in J.-C. Jauffret et Maurice Vaisse, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, éd. Complexes, 2001, pp. 387-388.
[37] P. Bourdieu et A. Sayad, op. cit., pp. 26-27.
[38] Ibid., p. 25.