Conclusion
J’ai voulu dans cette communication me concentrer sur l’analyse du principe de conquête au sein des expériences coloniales algérienne et marocaine. Néanmoins, il ne faudrait pas faire s’arrêter ici l’histoire de la gouvernementalité militaro-pastorale esquissée ici. En effet, la figure de l’officier social va trouver une nouvelle incarnation à l’intérieur même de la métropole, avec la création en 1958 par le préfet de police de Paris, Maurice Papon, d’une extension des Sections administratives spécialisées à destination des Algériens immigrés de région parisienne : le Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie. Expérimenté au départ par trois officiers SAS détachés à la préfecture de police, le SAT constitue une extension du quadrillage colonial en dehors du territoire de la colonie, où les populations émigrées deviennent une nouvelle cible de la conquête. Comme les SAS, le SAT organise, d’abord de manière clandestine, une action d’assistance administrative et sociale en direction des Algériens de Paris afin de « reprendre en main » cette population. De la même manière qu’en Algérie, le répertoire de pratiques des SAT passe par des interventions sociales individuelles (aides en nature, demandes de logement, accès à l’emploi grâce à des relations étroites entretenues avec les grandes industries parisiennes) autant que par l’organisation de « commandos d’action sociale »[39] dans les bidonvilles et meublés, ou encore par la délivrance – parfaitement discriminatoire – des autorisations de voyages, des cartes d’identité et des passeports aux « Français musulmans ». Cette multiplicité tend à rendre inévitable pour un « Français musulman d’Algérie » le contact avec les agents du SAT, ce qui offre au service un répertoire extrêmement étendu de sources précieuses de renseignements et d’informations qui doivent servir à la fois à des fins de renseignement stratégique pour l’action contre-insurrectionnelle et à renseigner les pratiques de gouvernement spécialisé exercées sur une population ethniquement différenciée. À la veille de l’indépendance, plus de 100 000 dossiers ont ainsi été constitués pour les Algériens du département de la Seine, pour une population estimée alors à environ 131 000 individus[40] ; un chiffre qui s’élève à près de 160 000 dossiers au début des années 1980[41]. Le maintien du SAT pendant près de deux décennies après l’indépendance de l’Algérie témoigne d’une persistance diffuse et durable à l’intérieur de l’institution policière de modèles d’encadrement qui s’inscrivent dans la généalogie coloniale du pouvoir militaro-pastoral. Ce que maintient le SAT, bien plus qu’une structure de surveillance coloniale, c’est l’existence de la figure du colonisé hors du temps et de l’espace de la colonie, c’est la reconduction d’un principe de constitution de populations fondée sur l’acte de conquête.
Comme nous avons pu le voir, le geste de conquête se déploie à partir d’un empilement de niveaux de capture. Une capture qui passe avant tout par l’acte de désignation : désigner l’autre comme « l’indigène ». L’« indigène », c’est celui qui vient d’ici mais qui est l’étranger de celui qui vient de là-bas – celui de là-bas qui se fait, par l’acte de conquête, le maître de l’ici. Le mot indigène désigne donc exactement le processus d’inversion coloniale par lequel l’étranger ne serait plus celui qui vient de là-bas, mais celui qui est d’ici. Au-delà de la seule désignation, le processus de capture se déploie aussi, au fil de l’histoire coloniale, à travers un ensemble de technologies politiques qui vont des dispositifs sociotechniques des premiers officiers coloniaux jusqu’aux pratiques d’action psychologique expérimentées pendant la guerre d’indépendance algérienne. La capture est aussi épistémologique et enferme le sujet colonisé dans un réseau de savoirs de nature hybride, entrecroisant les sciences humaines et des savoirs spécifiquement militaires, coloniaux et policiers, qu’il a fallu reconstruire par le travail d’archives. Il fallait donc produire une analyse épistémologique de ces savoirs coloniaux, et de la manière dont ils avaient pris forme à partir de différents « personnages » qui, chacun à leur manière, ont incarné la possibilité d’une rationalisation par les sciences sociales de l’administration des colonies.
Ce geste de capture se manifeste enfin dans la manière dont l’altérité est produite par des imaginaires politiques investis dans l’action coloniale – plus exactement ici dans l’action des « officiers sociaux » des colonies. Or le dispositif civilisationnel ici mis en œuvre n’est pas construit, à la différence du dispositif disciplinaire que l’on trouve chez Michel Foucault, autour de l’image moderne d’un pouvoir anonyme, d’un pouvoir sans visage : bien au contraire, ce n’est que par la médiation incarnée de « l’officier pasteur » qu’il semble pouvoir fonctionner. C’est ce qui va donner lieu au déploiement de toute une technologie dite de « contact » considérée comme le premier des outils de capture, et comme fondement d’un pouvoir militaro-pastoral absolument étonnant dans sa nature et dans son fonctionnement. C’est précisément ce pouvoir militaro-pastoral que l’on retrouve dans les trois moments auxquels je me suis attaché : pendant les conquêtes de l’Algérie et du Maroc ; au moment de la guerre d’indépendance algérienne, en Algérie comme en métropole ; et, enfin dans le contrôle postcolonial des immigrations en France.
Je finirai ici en évoquant certains dispositifs contemporains qui laissent à penser que cette inscription de savoirs coloniaux, de toute une épistémologie coloniale à l’intérieur de l’organisation policière métropolitaine a continué à subsister après les années 1980. J’aurais pour cela deux pistes à ouvrir à la réflexion. La première vient d’un certain étonnement à revoir paraître le terme d’« assistance technique » avec la création en 2004 du Service interministériel d’assistance technique, spécialisé dans la production de renseignement et l’infiltration de « milieux criminogènes ». La deuxième, plus saillante encore semble-t-il, voudrait interroger la réactualisation d’une valorisation politique de la conquête à partir de la résurgence ostensible, au moins depuis le début des années 2000, du terme de « reconquête » dans le discours politique officiel – au ministère de l’Intérieur plus particulièrement[42] et jusqu’à la création en 2018 par Gérard Collomb du dispositif dit « Quartiers de reconquête républicaine »[43]. Il est à la fois extrêmement violent et particulièrement révélateur que l’on se permette aujourd’hui de qualifier des politiques qui s’adressent à des quartiers entiers, dont les habitants sont majoritairement issus de l’immigration postcoloniale, de « politiques de reconquête ». Sans donner trop d’importance à ce qui ne le mérite pas, le nom du nouveau parti d’extrême droite fondé par Éric Zemmour en 2021 témoigne néanmoins de la diffusion de tout un imaginaire de la conquête tout à fait problématique et qui apparaît in fine comme un marqueur déterminant de la colonialité d’un discours politico-policier qui irrigue les institutions politiques françaises. Benjamin Stora évoquait la nécessité de décoloniser la société française, et par là aussi, pourrais-je ajouter, ses institutions les plus répressives. En outre, au regard de tout ce qui vient d’être dit, il me semble que l’un des moyens pour y parvenir serait peut-être de commencer par nous décoloniser nous-mêmes en libérant nos imaginaires occidentaux de cette matrice mortifère de la conquête.
[39] Intervention de Maurice Papon, « Séances des 29-30 juin 1959 », in BMO de la Ville de Paris, Bibliothèque de l’Hôtel de ville, p. 303. [Consultable sur Gallica.bnf.fr]
[40] « Rapport trimestriel sur l’action psychologique et sociale exercée auprès de la population musulmane dans le cadre de la Préfecture de Police. », 4ème trimestre 1961, Cabinet du Préfet, SAT-FMA [APP – Ha 61]
[41] « Service d’Assistance Technique. Activités. 1979 », préfecture de police de Paris [AN – 1990/0353-10]
[42] Dominique de Villepin (allocutions des 6 septembre 2004 à Vitry-le-François et 29 novembre 2004 à Meaux), Nicolas Sarkozy (discours devant les préfets du 28 novembre 2005), Claude Guéant (discours lors de la cérémonie des méritants des services de la sécurité intérieure du 20 avril 2011), Manuel Valls (allocution lors de la journée sur les zones de sécurité prioritaires du 13 mai 2013, communiqué de clarification sur les ZSP à Marseille du 31 juillet 2013, intervention sur la politique de sécurité 2013-2014 du 21 janvier 2014, discours lors d’un déplacement à Marseille le 29 janvier 2014), Bernard Cazeneuve (discours concernant la politique de sécurité en Seine-Saint-Denis du 12 septembre 2016).
[43] « Lancement des quartiers de reconquête républicaine pour une présence renforcée sur le terrain, une action accrue contre les trafics et une nouvelle relation à la population », Dossier de presse édité par le ministère de l’Intérieur, septembre 2018. URL: https://www.interieur.gouv.fr/Actualites/Police-de-securite-du-quotidien/Lancement-des-Quartiers-de-Reconquete-Republicaine.