« Main basse sur une île », manifeste anticolonialiste. Un régime d’historicité dans l’écriture

La crise contemporaine du temps est fille du « désenchantement du monde »[1]. L’expérience d’incertitude en est elle-même consubstantielle, plongeant les sociétés dans une expérience liminale, le limen, le seuil, la suspension, l’état intermédiaire. Des brèches[2] naissent de ces moments particuliers de l’Histoire, introduisant une force de commencement, une capacité de réinvention, de création et d’action. Un renouveau de l’expérience surgit à l’aube des années 1970 avec le Riacquistu[3], donnant naissance à une génération de militants, a leva di u settanta. Le passage de « défense de la périphérie » au « clivage centre-périphérie » y devient manifeste, le clivage régionaliste s’inscrivant comme son expression la plus marquée[4]. Il « rassemble en un principe unique les oppositions ethniques, linguistiques, raciales et régionales entre un centre édificateur d’une culture nationale et les populations assujetties de la périphérie »[5]. La langue, la défense du territoire, les inégalités sociales et économiques ainsi que la centralisation politique adviennent comme variables inhérentes à son expansion[6]. En tant que Revival, le Riacquistu incorpore une source de sentiments et d’identifications. Il offre un ensemble de pratiques réunificatrices aux individus qui décident de s’y engager, tout en leur fournissant un système de croyances leur permettant de comprendre la société qu’ils voient évoluer.

Comme le souligne Albert Piette, l’individu n’est pas seulement un « être au monde » mais bien un « homme au temps »[7]. La focalisation sur la fragmentation du temps contribue à la difficulté contemporaine de conceptualiser notre propre temporalité collective, une problématique n’ayant de cesse d’être interrogée par les sciences sociales. Renvoyons à cet effet le lecteur à l’article de Paul Zawadzki sur le « Malaise dans la temporalité » par l’apport des différents paradigmes qui l’ont traversé[8]. La mémoire et l’oubli, au centre des débats, sont en soubassement de l’écriture de l’Histoire. La trace, telle que théorisée par Yves Jeanneret, sera ici notre point de mire. Le texte est un objet incarnant une trace historique et idéologique d’une culture autant que portant les traces de sa production et de sa circulation. Elles sont ces marques matérielles ou discursives laissées par les différents acteurs impliqués dans la création et l’interprétation des écrits, pouvant prendre la forme de choix linguistiques, de références culturelles, d’idéologies sous-jacentes ou de structures narratives. Leur dynamique se caractérise par leur réinterprétation et réappropriation dans de nouveaux contextes de lecture. Dans cette perspective, notre attention se portera sur le Manifeste politique Main basse sur une île[9] en privilégiant une approche émique.

Les auteurs du Front régionaliste corse repensent la mémoire collective, les récits historiques établis et les mécanismes de domination à la lumière de la notion de colonisation. Ils explorent les dynamiques de pouvoir, les tensions historiques ainsi que les possibilités de repenser et de réinventer la société. Notre démarche n’est pas de proposer une contextualisation de la période environnante – de nombreux travaux s’étant déjà emparés d’un tel objet – plutôt d’en proposer une lecture croisée à quelques théoriciens de leur époque.

Comme tout texte, Main basse sur une île est producteur de sens, de savoir et de pouvoir. Il se donne aussi à lire comme le témoignage de cette période et en un recueil de significations. Colonialisme et résistance sont au fondement des stratégies discursives présentées comme deux invariants propres à la société insulaire. Des réalités s’y dessinent, des systèmes culturels de représentations s’y déploient. Il livre la trace palpable de nouveaux discours et d’images afin de se représenter la société, et finalement celle d’une crise du temps et d’une pluralité de « régimes d’historicité » : 

Formulée à partir de notre contemporain, l’hypothèse du régime d’historicité devrait permettre le déploiement d’un questionnement historien sur nos rapports au temps. Historien, en ce sens qu’il joue sur plusieurs temps, en instaurant un va-et-vient entre le présent et le passé ou, mieux, des passés éventuellement très éloignés, tant dans le temps que dans l’espace. Ce mouvement est sa seule spécificité. Partant de diverses expériences du temps, le régime d’historicité se voudrait un outil heuristique, aidant à mieux appréhender, non le temps, tous les temps ou tout du temps, mais principalement des moments de crise du temps, ici et là, quand viennent, justement, à perdre de leur évidence les articulations du passé, du présent et du futur[10] .

Le contexte de production du Manifeste s’inscrit dans l’essor des mouvements de counterculture et d’ethnic revival, animés par une volonté de s’extraire de situations d’oppression et de domination. L’enjeu de l’argumentaire semble quant à lui insuffler un changement de paradigme au prisme des luttes contemporaines. Des intertextualités avec Aimé Césaire sont perceptibles. À l’instar de la langue française qui, utilisée afin de revendiquer son identité et son histoire, semble emprunter à l’auteur son procédé subversif.

Aussi, l’approche convoque un discours de résistance des colonisés interrogeant de façon critique les systèmes dominants, par une étude des effets de la colonisation sur la culture et la société corse. Deux courants sont convoqués. Marxiste, par l’étude aux chapitres « Une colonie à part entière »[11] et « Pour une voie corse au socialisme : illusions, réalités, espoirs »[12] des dimensions politiques et économiques du colonialisme ainsi que la proposition d’adopter la voie socialiste et l’anticapitalisme comme paradigmes. Postcolonial, bien que le courant soit apparu en tant que tel plus tardivement, en prêtant attention dans l’ensemble de l’ouvrage aux effets culturels, discursifs et psychologiques de l’emprise coloniale européenne. L’anachronisme met au jour, par son préfixe « post » et renvoyant donc à un après, la structure du texte qui se forge sur l’inscription dans le présent en tant qu’évènement historique à construire. Au premier chapitre exposant qu’« Être, pour un peuple, c’est être dans l’Histoire. Saisir la Corse en profondeur, c’est avant tout comprendre par quel enchaînement les faits passés agissent encore sur le présent »[13], s’appose dans les dernières lignes du texte qu’« Aujourd’hui, l’heure du choix décisif est arrivée pour la Corse »[14]. L’état des lieux succède aux voies à emprunter, le passé est revendiqué avant de démanteler l’idéologie dominante. Cette architecture rappelle le processus de décolonisation préconisé par Fanon. La pensée de ce dernier se ressent également par la description de cette conception de soi comme d’un objet, la dévalorisation de l’identité jusqu’au rejet. Memmi se joint dans l’observation d’un complexe d’infériorité envers l’autre venant d’ailleurs, des problèmes d’assimilation que cela induit jusqu’à l’effacement. Pour les militants, les traditions sont reniées car « elles trahissent une origine ». Le « Continent » est ce lieu « où l’on passe du monde des vaincus à celui des vainqueurs » même s’il est toujours « confortable de savoir » que la Corse « existe toujours, que l’on pourra s’y rendre pour montrer que l’on est devenu autre. »[15] L’usage de la langue est particulièrement analysé par le FRC, rejoignant finalement Memmi lorsque celui-ci évoque le bilinguisme. En même temps, l’absence de reconnaissance officielle sur ses terres ancestrales amène à un problème d’assimilation. Le colonisé cesse de parler sa langue maternelle, la cache aux étrangers et la dévalorise par cette acceptation de l’interdit au sein de la société. Les militants donnent de nombreux exemples : les Corses « dépossédés de leur langue écrite au profit d’un idiome fraichement importé », les problèmes de prononciation, la traduction des prénoms, la langue censurée à l’école, les écrivains « en langue locale » perçus comme « inadaptés dans le monde moderne », eux-mêmes puisant « les images et le vocabulaire » dans le passé et limitant l’écriture aux « genres mineurs »[16]. Ils y ajoutent le rejet « de la langue maternelle […] indispensable à toute promotion sociale », qualifient les Corses de « complexés, convaincus que leur langue est sans valeur »[17] et insistent sur le fait que « bien des conditions sont aujourd’hui nécessaires pour que deux Corses s’entretiennent dans leur langue. Ils doivent avoir plus de trente ans, être du même village, de la même classe sociale, et souvent aussi du même sexe »[18].

[1] Weber Max, Le savant et le politique. La profession et la vocation de savant. La profession et la vocation du politique, (C. Colliot-Thélène, trad.), Paris, La Découverte, 2003 (1917), p. 108.

[2] Arendt Hannah, La Crise de la Culture : huit exercices de pensée politique (P. Lévy (dir.), trad.), Gallimard, coll. « Folio / Essais », 1972 (1954), p. 23.

[3] Albertini Françoise, Salini Dominique, « U Riacquistu », In Encyclopaedia Corsicae, Volume III. Famille – Voir, Thierry Sabiani (dir.), Bastia, Éditions Dumane, p. 1068-1075.

[4] Rennwald Jean-Claude, « Le clivage centre-périphérie dans la perspective de la construction européenne », Annuaire suisse de science politique, 32, p. 167-184.

[5] Seiler Daniel-Louis, Les partis autonomistes, Paris,Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1982 ; Rokkan Stein, Urwin Derek W., Economy, Territory, Identity. Politics of West European Peripheries, Londres, Sage Publications, 1983 ; Mény Yves, Politique comparée. Les démocraties : États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, R.F.A., Paris, Montchrestien, 1987 ; Badie Bertrand, Le développement politique, Paris, Economica, 1988.

[6] Charlot Jean, Charlot Monica, « Les groupes politiques et leur environnement », Traité de science politique, 3, 1985,p. 429-495, p. 445.

[7] Piette Albert, Aristote, Heidegger, Pessoa : l’appel de l’anthropologie, Paris, Pétra éditions, 2016, p. 18.

[8] Zawadzki Paul, « Malaise dans la temporalité : dimensions d’une transformation anthropologique silencieuse », op. cit

[9] Front régionaliste corse, Main basse sur une île, Jérôme Martineau éditions, 1971. Cet article s’appuiera sur une réédition : Barretali, A Fior di Carta/Accademia di i Vagabondi, 2019.

[10] Hartog François, Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2003, p. 27.

[11] FRC, op. cit., p. 17-41.

[12] Ibid., 101-109.

[13] Ibid., p. 11. 

[14] Ibid., p. 139.

[15] Ibid., p. 68-69.

[16] Ibid., p. 48.

[17] Ibid., p. 64.

[18] Ibid., p. 65.

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