L’Algérie connaît un sort particulier dans l’Empire colonial français, unique colonie à subir une colonisation de peuplement et être considérée comme trois départements français dans lesquels les Algériens n’étaient pas des citoyens, mais des sujets français, sans droit.
En effet à entendre les réactions peu amènes d’une frange conservatrice et de certains élus, suscitées par le Rapport Stora en janvier 2021, force est de constater que la nuit coloniale risque de connaître encore bien des jours enténébrés. Bien que 60 années soient passées, l’Algérie continue de fasciner tout autant que son peuple incommode les nostalgéries. L’Algérie obsède avec tant de force que certains voudraient la voir disparaître de leur univers.
Malgré son indépendance, l’Algérie demeure « un pays de fantômes » selon le psychanalyste Jacques Hassoun pour les « petits-blancs » qui s’imaginaient habiter une terre sans peuple, tant leur regard aveugle « a détruit l’autre dans son altérité »[3]. Une frange de Pieds-noirs et certaines de ses élites recyclent le vieux fonds de lieux communs formulés par l’ethnologie du 19ème siècle.
La conquête coloniale n’est pas la grande idée de la Mission civilisatrice mais bien celle de la séparation des corps qu’il fallait au besoin exterminer, et celle qui a élaboré des politiques cyniques pour mieux déstructurer l’âme des colonisés. Derrière le masque de la Mission civilisatrice se cachait la volonté de créer une nouvelle nation civilisée et chrétienne occultant l’entreprise de destruction qu’elle a fait subir au peuple algérien.
Hannah Arendt et Simone Weil, après avoir examiné les procédés des conquêtes et de l’occupation coloniale concluent à une analogie entre ceux-ci et l’hitlérisme. À ce propos dans les Œuvres choisies, Simone Weil dit : « L’hitlérisme consiste dans l’application par l’Allemagne au continent européen […] des méthodes de la conquête coloniale. » La conquête de l’Algérie fut épouvantable et pour Bugeaud « Toute opération qui n’a pas pour couronnement la razzia, et la razzia complète, n’a qu’un résultat momentané. »[4]
En 1881, le Code de l’Indigénat représente une abjection coloniale. C’est un ensemble juridique et réglementaire répressif à l’encontre des seuls Indigènes, en violation du principe fondamental de séparation des pouvoirs judiciaire et administratif, garantie des libertés publiques. Code de l’Indigénat qui a perduré jusqu’en 1946, suivi des pouvoirs spéciaux à partir de 1956 et de la répression qui a interdit toute velléité d’opposition.
Seuls les arrivants étrangers bénéficiaient automatiquement de la nationalité française en 1881. Par le décret Crémieux promulgué en 1871, les Juifs d’Algérie accédaient à la nationalité française. Tous reconnus citoyens français, restaient les 9/10ème de la population originaire d’Algérie considérés comme des sujets français nommés « musulmans » pour ne pas les appeler Algériens, ce qui aurait induit une connotation nationale. On comprendra aisément combien les Algériens éprouvaient injustice et humiliation d’être traités comme des sous-hommes et d’être exclus de la devise chère aux idéaux de la République : Liberté, Egalité, Fraternité.
L’Assemblée algérienne et ses deux collèges où même les rares Algériens qui avaient acquis la nationalité française siégeaient dans le second.
Tout au long des 132 années de colonisation, la politique de la France a toujours été ambivalente.
Les contacts avec les Européens sont quasiment toujours dans des situations de dépendance, femmes de ménages, « Fatma » chez les Européens, les ouvriers agricoles sur les terres des colons…
C’est dans ce contexte de domination coloniale que notre réflexion nous mène à éclairer la situation d’un des groupes sociaux concernés par les étapes de la colonisation, à savoir les convertis kabyles au protestantisme, associés par la suite à la naturalisation française, et de connaître l’impact sur leur descendance dans la France du XXIème siècle.
Pour illustrer le propos, nous étudierons l’itinéraire d’un passeur kabyle, orphelin de père, né dans les montagnes du Djurdjura, surplombant la Méditerranée, creuset qui brasse les civilisations et les rend parentes.
Cet homme-frontière, nommé Mohamed Maoudj, ou Mohand Maoudj selon les institutions de l’ordre colonial. Il fut le premier kabyle converti au protestantisme par le missionnaire Emile Rolland. Délaissant l’islam, le converti put accéder à la naturalisation française. Ce dernier occupe le poste d’auxiliaire médical dans des centres médicaux dédiés aux « Indigènes ». Homme public, il préside plusieurs associations, il est cité comme exemple de réussite de l’intégration dans plusieurs des livres, revues et journaux.
Homme-frontière, il se situe dans un espace à la fois refusé et inévitable. Cet exemple singulier dans l’Histoire collective met en lumière les contradictions du système colonial et rejoint le destin de Jean El Mouhoub[5] et Marguerite Taos Amrouche[6] et leurs parents convertis au catholicisme et naturalisés français. Comme sans doute d’autres convertis dont nous n’avons guère de témoignage, semble-t-il.
Nous avons travaillé à partir d’archives privées de Mohand Maoudj, de sa correspondance avec le missionnaire Rolland d’obédience évangéliste, implanté en 1908 à Tizi Ouzou. Nous avons effectué des recherches à La Mission Evangélique de Paris, lu des revues protestantes et le livre publié par la Mission Rolland, et bien sûr à partir de lectures traitant de la question des Missions protestantes dès le début de la colonisation.
Pour comprendre les blancs de l’Histoire et le « blanc du politique », poésie et littérature nous sont d’un grand secours pour élaborer l’impensé colonial afin de se construire dans une société qui piétine dans le non-désir d’en finir avec le deuil, celui de la perte de l’ancienne colonie. Les nostalgéries ne trouvant comme remède à leurs regrets que la haine qui condamne l’avenir.
Nous avons lu Le fils du pauvre, roman de Mouloud Feraoun qui a fréquenté la Mission Rolland sans céder aux pressions du prosélytisme protestant et son Journal publié après son assassinat par un commando de l’OAS le 14 mars 1962 avec trois de ses collègues enseignants Pieds-noirs et deux Algériens.
Egalement lu : Les hauteurs de la ville, roman d’Emmanuel Roblès, écrivain de l’école d’Alger qui le premier européen nomme l’Algérien par son prénom, Smaïl et pose la question de savoir « quelle peut bien être ma patrie ? » et Fournier le Résistant français de répondre : « Là où tu veux vivre sans subir ni infliger l’humiliation. »
Il ne s’agit pas de dresser un bilan complet de cette histoire marginalisée, une thèse n’y suffirait pas et le temps imparti ne me le permet pas.
Nous avons replacé l’histoire du kabyle orphelin converti, puis associé à la naturalisation française dans le cadre plus vaste de l’évolution de l’histoire coloniale en miroir avec la famille Amrouche.
Dans un premier temps, nous évoquerons les raisons pour lesquelles des missionnaires chrétiens dont les protestants se sont implantés spécialement sur le terrain kabyle.
À la lecture des textes du journaliste catholique Louis Veuillot, on comprend les intentionsdes missionnaires d’implanter le christianisme en Algérie : « Sur la Méditerranée passèrent la Grèce, l’Italie et l’Evangile, le Coran y fut noyé. Les Arabes ne seront Français que lorsqu’ils seront chrétiens. »[7]
La prise d’Alger le 5 juillet 1830 par les corps expéditionnaires français donne une opportunité aux missionnaires chrétiens d’évangéliser l’Afrique du Nord. L’administration française n’est pas très coopérative compte tenu des accords engagés lors de l’Acte de capitulation entre le Dey d’Alger et le Maréchal de Bourmont quant au respect des pratiques religieuses musulmanes. Ou sans doute l’administration craignait-elle de provoquer une guerre Sainte envers la France suite à la capitulation d’Abd el Kader sachant la force mobilisatrice de l’islam.
Dès la conquête de l’Algérie le 5 juillet 1830, malgré les réticences des autorités coloniales et militaires, l’Eglise catholique a toujours affiché l’ambition de « planter » l’« Église » selon son expression. De la même manière les missions protestantes rejoignent dans le même but des missions catholiques. Selon le pasteur Blanquis ce but était ainsi défini : « Notre seul objet est de répandre la connaissance du Christ parmi les païens et les autres nations plongées dans les ténèbres. »[8]
Les protestants contournent l’obstacle, de nombreuses missions françaises et étrangères œuvrent en Algérie. Elles ne cachent pas leur désir de conversion plutôt que d’élaborer une politique sociale.
[3] Psychanalyse et Décolonisation, Hommage à Octave Mannoni ; Le circuit de la haine dans la société coloniale. Jacques Hassoun, Ed L’Harmattan, 1999.
[4] Dictionnaire de la colonisation française sous la direction de Claude Liauzu, Larousse à Présent, 2007.
[5] Jean El Mouhoub Amrouche, né d’une famille kabyle convertie au christianisme, de nationalité française, poète brillant et écrivain engagé il mettra sa double culture algérienne et française au service du dialogue entre la France et le FLN.
[6] Marie-Louise Taos Amrouche, sœur de Jean El Mouhoub Amrouche est considérée comme l’une des premières écrivaines algériennes de langue française.
[7] Louis Veuillot, Les Français en Algérie, Souvenirs d’un voyage fait en 1841, Tours, A. Mame et Cie, 1863. Journaliste catholique, Louis Veuillot accompagne Bugeaud en Algérie comme secrétaire lorsque ce dernier est nommé gouverneur général en 1841.
[8] Les origines de la Société des Missions Evangéliques de Paris, 1930, Tome 1.