Cette tourmente existentielle kabylo-chrétienne post-coloniale a été vécue, symbolisée par la famille Amrouche. Fadhma, la mère et ses deux enfants poète et romancier Jean El Mouhoub et Marguerite Taos, deux prénoms pour chacun, l’un chrétien et l’autre kabyle symbolisent leur double appartenance.
Avant l’ère post-coloniale, nous avons décrit les principaux traits du drame intérieur qui se joue chez Mohamed-Mohand Maoudj, condamné à la marginalité, doute de sa foi à un moment donné de sa vie : « Ma religion n’était que destructrice des valeurs existantes » et regrette « La rudesse de ses montagnes kabyles ».
Nomme ses cinq enfants d’un double prénom, le premier kabyle, le second faisant référence à la Bible et au missionnaire, à l’époque bien que naturalisé Français, l’administration coloniale impose de donner en premier lieu un prénom kabyle comme s’il fallait identifier la descendance du « renégat »…
Vêtu du costume européen à l’extérieur, dans l’espace public, à l’intérieur dans l’espace privé le port de la gandoura, habit traditionnel se cramponne au corps du « renégat » pris en otage.
Séparé/Inséparé, sa gandoura symbolise ce qu’il a perdu en s’accrochant au costume européen, troquant la chéchia pour le chapeau melon du dominant, ignorant sans doute qu’il portait sur sa tête l’insulte « melon » attribué aux indigènes.
Malgré la langue française qu’il châtiait, paré de sa nationalité française, sa notoriété ne lui a pas permis de quitter son statut d’indigène, il appartenait au second collège ! La circulation de la haine plus sournoise envers les convertis était bel et bien à l’œuvre.
Et à l’ère post-coloniale Jean et Marguerite Amrouche vivent aussi un déchirement qu’illustre Jean Amrouche en écrivant ce poème :
« Depuis dix-huit mois passés des hommes meurent, des hommes tuent. Ces hommes sont mes frères.
Ceux qui tuent. Ceux qui meurent.
Et El Mouhoub, chaque jour, traque Jean et le tue
Et Jean, chaque jour, traque El Mouhoub
Les deux vivent dans une même et seule personne.
Et leurs raisons ne s’accordent pas.
Entre les deux il y a une distance infranchissable. »[21]
En écho à Jean Amrouche qui lui a gardé foi en Dieu, l’un des fils de Mohand Maoudj, a quant à lui refusé le baptême et rompu avec la religion protestante, bien que Français par son père, il se considérait comme kabyle-Algérien. Il écrivait dans son journal destiné à ses filles : « Je suis Français par les circonstances de la vie de mon père, je lui ai dit : je te remercie pour tout. J’ai un seul reproche à te faire : tu aurais mieux fait de me laisser avec ma flûte dans mes montagnes kabyles. »
Il considère que son père a commis une faute impardonnable, et s’interroge sur ses choix émettant plusieurs hypothèses : « Un homme qui s’est trouvé à une croisée de chemin à l’âge de treize ans. Est-ce le fait d’une jeunesse dure ? L’absence d’un père ? La soif du savoir ? Le besoin de s’affirmer égal ou supérieur aux éléments européens qui occupaient l’Algérie l’ont sans doute conduit à être dans cette position dans un premier temps, à savoir sa conversion au protestantisme avec les déchirements qu’ont entraînés sa rupture avec sa famille. La majeure responsabilité revient à un missionnaire venu de Montbéliard, qui sous couvert de religion, il accomplissait un acte politique de pénétration en profondeur en s’attachant à détruire une manière d’être au monde et à vouloir concurrencer l’islam par ce biais, une des formes de la colonisation. Et dans un second temps sa naturalisation en 1916, suite logique à sa conversion… »
La faute dont parle le fils de Mohand Maoudj n’est-ce pas la trahison envers les siens, celui qui a fêlé le Nous de la tribu ? Le converti qui a cru construire dans les idéaux de la République et une union entre Algériens, Européens, musulmans, chrétiens et juifs. Construction illusoire… C’était mésestimer l’arrogance du maître…
On sait comme l’écrit le psychanalyste Enrico Pozzi, « L’appartenance signifie des liens primaires, des enracinements, des affects, des émotions » mais en tant que colonisé la liberté n’est-elle pas cantonnée à l’intérieur d’un espace mental défini par la puissance coloniale ?
Au terme de ce court exposé, nous pouvons rappeler ce qu’écrit Mouloud Feraoun dans son journal : « Quand je dis que je suis français, je me donne une étiquette que tous les Français me refusent. […] Mais que suis-je Bon Dieu ? Se peut-il que tant qu’il y existe des étiquettes, je n’ai pas la mienne ? Qu’on me dise qui je suis ! »[22]. Jean Amrouche répond : « Le poète ne sait rien […] il est la conscience de la séparation et de l’unité ».
Effacer les corps tiers du corps social parce que vécus comme dangereux de part et d’autre de la Méditerranée, tel semble être la situation vécue aujourd’hui par la descendance des hommes et femmes frontières qui vivent dans une France pourtant laïque et républicaine qui ne reconnaît qu’une langue, la langue française, et dans une Algérie indépendante qui a fait sienne la devise de Ben Badis[23] : « L’islam est ma religion, l’arabe est ma langue, l’Algérie est ma patrie », occultant la diversité religieuse et linguistique, bien que la langue berbère fut reconnue il y a quelques années.
En conclusion, il semble que ces passeurs introduisent de la complexité aux fantômes de la coloniale, et réapparaissent aujourd’hui avec les héritiers originaires de l’Algérie coloniale.
Aussi est-il temps de déconstruire les « fausses légendes » et les « grossières falsifications » de l’histoire coloniale.
Comprenons le secret de la Méditerranée qui a enfanté en Algérie, malgré la pensée mortifère de Louis Bertrand et de bien d’autres défenseurs du projet colonial, les fondations d’une utopie réconciliatrice. Rejoignons les ports de la Méditerranée fraternelle « où tout un peuple nous donne des leçons essentielles de notre vie » célébrée par Albert Camus.
Aux antipodes d’un Mare nostrum latin revendiqué par Louis Bertrand, Mussolini, les irrédentistes, les nationalistes et par tant d’autres nostalgiques d’un sang pur, remis en cause par Audisio qui s’opposait fermement à la glorification latine, à toute perspective nationaliste et à l’ordre colonial préférant « s’expatrier volontairement » si l’union de « toutes les familles humaines pour de plus vastes rassemblements » n’était pas réalisée. « Utopie si l’on veut. Mais l’utopie du jour, c’est l’oxygène de l’avenir. »[24]
Que tous les héritiers de ceux que l’on nomme renégats, traitres puissent fortifier les entre-deux libres sur le territoire de la poésie irriguée par les flots des héritages juif, amazigh, arabe trop souvent séparé de sa Méditerranée par ceux qui s’acharnent à dévaloriser l’Orient et à reléguer l’islam aux marges de la civilisation.
Inscrire les histoires individuelles dans l’Histoire collective des deux rives en se rappelant la parole de Jacques Hassoun : « Il nous faut toujours quitter pour retrouver ; il nous faut être les contrebandiers de la mémoire et détourner notre histoire familiale pour recomposer un espace de liberté entre ce que nous avons reçu, ce que nous construisons avec nos descendants et ce que nous leur transmettons. »[25]
Partout sur les rives méditerranéennes fleurissent les grenades, ce fruit délicieux qui abrite en son sein les grains séparés et unis sous la même écorce. Ce fruit suave est célébré dans toutes les cultures.
Nous qui sommes de cette Méditerranée éternelle, rassemblons l’Orient et l’Occident pour que circule la lumière réconciliatrice. Savourons avec Gabriel Audisio Le Sel de la mer.
Danièle Maoudj
Bastia, le 25 septembre 2022
Bibliographie :
– Zohra Ait Abdelmalek, Protestants en Algérie, Le protestantisme et son action missionnaire en Algérie aux 19ème et 20ème siècles, Édition Olivétan, 2004.
– Émile Brès, L’Algérie champ de mission, Alger, 1947.
– Émile Brès, Mission de l’Afrique du Nord : le problème de la Mission protestante française en Kabylie, Alger, 1941.
– Henri-Samuel Mayor, L’Evangile chez les Musulmans, Lausanne : Imprimeries Réunies, 1912.
– Guita et Alfred Rolland, Un combat pour la foi. 70 ans de vie missionnaire évangélique à Tizi Ouzou, Crempigny : Mission Rolland, 1997.
– Alfred Rolland, La mission Rolland a 50 ans, Tizi Ouzou (Kabylie),1959.
– Jean-François Zorm, Le grand siècle d’une mission protestante, Paris : Karthala – Les bergers et les mages, 1993.
– Jules Tournier, La conquête religieuse de l’Algérie : 1830-1845, Plon, Paris, 1930.
– Claude Liauzu, Disparition de deux hybrides culturels, Confluences Méditerranéennes, n°19, 1995.
– Christine Messiant, Protestantisme en situation coloniale. Quelles marges, Lusotopie, 1998.
– Elisabeth Schmidt, La tristesse des abandons. Souvenirs d’une femme pasteur dans la guerre d’Algérie, 1958-1962, Edition Colin, 2012.
[21] L’Express, 22 mai 1958.
[22] Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962, Edition Seuil, Collection « Méditerranée » dirigé par Emmanuel Roblès, novembre 1962.
[23] Ben Badis, (1889-1940) Figure emblématique du mouvement réformiste musulman.
[24] Gabriel Audisio, Le sel de la mer, Edition Gallimard, 1936.
[25] Jacques Hassoun, Les contrebandiers de la mémoire, Edition Syros, 1994.