Le Piège de l’orgueil (1773) : un projet républicain en Asie Justifier et raviver le souvenir d’une souveraineté perdue

Introduction

On ne peut évoquer la version française du Piège de l’orgueil sans mention ou remerciements adressés à Satenig Batwagan Toufanian, qui par une traduction de l’arménien vers le français accompagné d’un commentaire lumineux, porta à notre connaissance ce projet constitutionnel du XVIIIe siècle. Que l’auteure, professeure certifiée de philosophie, titulaire d’un doctorat en histoire ainsi que d’un certificat d’arménien classique se voit chaleureusement remerciée pour ses travaux dans lesquels historiens, philosophes, juristes, constitutionnalistes, géographes, économistes et sans doute linguistes, trouveront un intérêt certain.

Le piège de l’orgueil, écrit en 1773 par Hakob Chahamirian et achevé par son père Chahamir à la mort précoce de celui-ci[1], est un véritable projet républicain considéré, à juste titre, comme le fondement politique et constitutionnel de l’Arménie actuelle. Fréquemment cité parmi les premières constitutions modernes au monde, Le piège, ce texte en deux parties d’environ deux-cent-cinquante pages, posa, à coup sûr, les fondements du républicanisme en Asie.

Dans une première partie au cours de laquelle nous jonglerons entre la géopolitique du Caucase oriental du XVIIIe siècle et la poursuite de la trajectoire géographique mais aussi intellectuelle des auteurs, nous présenterons quelques-uns des cinq-cent-vingt-et-un articles publiés dans ce texte. À cette occasion nous effectuerons un regard croisé entre républicanisme corse, conçu sur quarante années de 1729 à 1769 et le républicanisme des Chahamirian. Dans une seconde partie, nous évoquerons les textes, les pensées, les actions, les hommes et les femmes ayant potentiellement semé le germe républicain chez Hakob Chahamirian. Enfin, nous effectuerons un parallèle entre la constitution actuelle de l’Arménie et les lois insérées dans Le piège de l’orgueil.

I – Les auteurs, le contexte, les justifications.

Hakob Chahamirian est un Arménien de la diaspora, né en 1744 à Madras en Inde et mort à Malacca en 1774. « Être Arménien de la diaspora » : voilà qui s’apparente, au XVIIIe siècle, à un pléonasme tant l’État arménien indépendant d’avant 1375 est dissipé, intangible, et sans frontières. Perdue entre la Perse Safavide à l’Est et l’Empire ottoman à l’Ouest, l’Arménie n’est plus qu’un lointain souvenir, seulement commémorée à travers une langue dont le nombre de locuteurs décroît, et des groupements diasporiques réunis tantôt sur le sol de ce qu’était l’Arménie historique, tantôt en exil sur des terres bien plus lointaines. Cette Arménie du XVIIIe siècle donc, n’a en somme, ni frontières, ni structures politiques souveraines. Il lui reste cependant le Catholicos, chef spirituel et religieux.

Hakob Chahamirian est un marchand qui, selon ses propres dires, n’aurait rien d’un intellectuel. Il doit son exil à son père Chahamir. Ce dernier ayant quitté la Nouvelle-Djoulfa d’où ils sont originaires, pour s’installer dans ce port très fréquenté[2], à des fins mercantiles. Voilà ce que nous dit Hakob sur sa situation personnelle à Madras :

« Je vis dans un pays étranger où je ne bénéficie ni de fonctions officielles ni de rente et où il me faut, par conséquent, recueillir les fruits de mon labeur afin de subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille. »

Les Chahamirian vivent toutefois très correctement. Suffisamment pour que le père ouvre une imprimerie. C’est par les deux professions de son père – le commerce et l’imprimerie – qu’il faut comprendre la formation intellectuelle d’Hakob : son enfance est faite de livres et d’échanges avec les voyageurs et marchands étrangers. Hakob apprend tout ce qu’il peut sur l’histoire de l’Arménie et il est intéressant de constater qu’il n’attribue guère la perte de la souveraineté, survenue en 1375, à ses bourreaux Perses et Ottomans, mais plutôt au dernier roi de l’Arménie, qui perdit l’indépendance, dit-il, à cause de son pouvoir absolu :

« Il serait donc souhaitable qu’aujourd’hui, la nation arménienne réfléchisse sérieusement aux événements du passé et considère le préjudice immense survenu au pays et au peuple d’Arménie à cause d’une monarchie et d’un pouvoir despotique et d’actions arbitraires.[3]»

Dès lors, l’objectif romantique mais non utopique d’Hakob Chahamirian sera double :  recouvrer l’indépendance de l’Arménie et vaincre la monarchie absolue en bâtissant un État de droit. Afin d’atteindre ses deux objectifs, l’auteur va entreprendre la rédaction d’un manifeste en deux parties dont la première sera consacrée à la légitimation de la souveraineté de l’Arménie – il fournira notamment un certain nombre de données historiques – et la seconde, à la publication des lois devant servir de fondement politique et institutionnel au futur État.

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Dès les premières pages de son ouvrage l’auteur posait ainsi les jalons d’une réflexion pionnière en matière de républicanisme : « la nation arménienne doit exercer la souveraineté collectivement[4]». Non loin de cette assertion, il ajoutait :

« Il serait souhaitable, pour nous et notre pays, que la nation arménienne, dans sa totalité et avec ses caractéristiques propres, règne librement sur sa propre maison (…). Qu’il n’y ait ni grands ni petits ! Que tous, au jour de leur naissance, reçoivent en partage le privilège de la royauté et demeurent souverains de leur propre pays, chaque jour de leur vie et pour l’éternité ![5] »

C’est à cet instant que nous souhaiterions effectuer une première comparaison avec le préambule[6] de la constitution de Pasquale Paoli, rédigée en 1755. Car force est de constater que les grandes innovations du Père de la Patrie corse – la liberté, la démocratie, le concept de nation, le droit au bonheur, ainsi que le droit des peuples à disposer d’eux d’eux-mêmes – apparaissent elles-aussi dans le Piège de l’orgueil. Mais avant d’exposer de manière tout à fait explicite les similitudes entre les constitutions respectives de Paoli et de Chahamirian, il apparait essentiel de porter un regard comparatif général entre l’action des Chahamirian et celle des révolutionnaires corses car leurs démarches sont identiques :

En premier lieu, Corses et Arméniens s’attèlent à rédiger un texte fondateur à vocation « justificatrice ». Les révolutionnaires corses, publient le Disinganno, par l’intermédiaire de Natali en 1736. Et en ce qui concerne les Arméniens, la légitimation de la souveraineté est concentrée dans la première partie du Piège de l’Orgueil.

Forts d’un texte « justificateur » assurant les fondements historiques de ce qui devait devenir le futur État indépendant, autant Paoli que Chahamirian se focalisèrent sur les constructions doctrinales et constitutionnelles. Mais cela n’est pas tout, car après avoir justifié puis posé les bases démocratiques de la souveraineté, révolutionnaires corses et arméniens s’attelèrent à renforcer, par de nouveaux textes justificateurs, lesdites constitutions :

Pour les Corses, Salvini publiait en 1758 la Giustificazione, qui, comme son nom l’indique, insiste sur la justification de l’État corse ainsi que sur la « ferme résolution (…) de ne plus jamais se soumettre à la République de Gênes ». Et dans la même logique, à Madras, les Chahamirian publiaient deux œuvres dont l’objectif était tout à fait similaire :  le Guide, et l’Exhortation. Cette dernière étant d’autant plus intéressante en vue de notre parallèle avec la Corse car il s’agit d’un appel au soulèvement adressé à la jeunesse arménienne, ce qui n’est pas sans nous rappeler l’appel à la « valorosa ghjuventù corsa » probablement rédigé par Charles Bonaparte[7]. Les deux démarches sont alors tout à fait saisissantes tant par leur mimétisme chronologique que méthodologique : en premier lieu on procède à l’éveil des mentalités, en second lieu, on bâtit législativement l’État, enfin on opère la consolidation du dogme nouveau par la publication de textes supplémentaires.

L’Arménie du XVIIIe fut toutefois confrontée à un écueil que les Corses ne pouvaient guère rencontrer. Il s’agit bien-sûr de la question des frontières. Si l’insularité offre de fait, une délimitation géographique à la Corse, l’Arménie devait en revanche impérativement redéfinir ses frontières. C’est précisément pour cette raison que Chahamir Chahamirian, commanda à la mort de son fils Hakob, une carte détaillée de l’Arménie.

[8]

Cette carte, réalisée par une Congrégation arménienne catholique installée à Venise depuis 1701 – les mekhitaristes – fut publiée en 1778. Son but est éminemment politique dans la mesure où toutes les caractéristiques d’un État souverain y figurent : le pouvoir spirituel et religieux y est représenté à travers le siège du Catholicos. Et le pouvoir politique y est représenté à trois reprises, indiquant d’abord un soleil sur Erevan, la potentielle future capitale, ensuite la forteresse d’Ani, ancienne capitale médiévale, enfin à travers la présence de deux anciens grands rois arméniens, symboles de la souveraineté d’antan. De plus, et nettement en avance sur le romantisme et la construction de romans nationaux propres au XIXe siècle, les Arméniens ont inséré dans leur cartes deux héros mythiques et légendaires encore répandus dans la mémoire collective populaire arménienne. Effectivement, ainsi que le dira Patrice de la Tour du Pin dans La quête de la joie en 1939 : « tous les pays qui n’ont plus de légende seront condamnés à mourir de froid »…

Le peuple arménien disposant désormais d’un socle historico-mémoriel recouvré ainsi que d’un territoire, pouvait enfin envisager concrètement la souveraineté nationale. La frontière entre l’utopie et le réel n’ayant jamais été aussi peu définie, les Chahamirian se trouvèrent dans un cadre finalement propice à la construction juridique et démocratique de leur nation.

II) La constitution des Chahamirian:

Hakob Chahamirian s’engage dans la rédaction d’une constitution démocratique tout à fait par pragmatisme : la souveraineté nationale s’étant dissipée depuis quatre siècles, aucun Arménien ne peut désormais prétendre être noble. En partant de ce constat, il propose que le pouvoir soit du ressort de tous :

« Comment donc un seul homme peut-il régner sur une nation entière et sur un peuple libre ? A-t-il plus de forces qu’un homme ordinaire ? Si nous avons la volonté d’être et de demeurer libres tels que Dieu nous créa à l’origine, nul ne nous gouvernera selon sa volonté et son bon plaisir mais en rétribuant nos actes selon leur valeur et conformément aux lois.[9] »

Afin de présenter quelques articles de lois pertinents figurant dans le Piège, nous nous proposons d’effectuer, en premier lieu, un regard croisé avec les grandes innovations de Paoli. Concrètement pour chacun des aspects modernes caractéristiques de la politique de Paoli – la liberté, la démocratie, le concept de nation, le droit au bonheur, l’autodétermination, la tolérance religieuse et l’égalité – nous exposerons sous forme de tableau[10] le pendant d’Hakob Chahamirian :

Innovations de Paoli

Équivalence dans le Piège de l’Orgueil

La liberté (individuelle et collective)

– « J’espère qu’ainsi, mon peuple tout entier deviendra et demeurera libre, roi, prince et maître de ses biens » (p. 228)

Art 3 « Chacun est libre de ses actes, qu’il appartienne à la nation arménienne, soit né en Arménie de parents étrangers, vienne d’un pays étranger ou soit de sexe masculin ou féminin (…) »

– « Il n’est donc pas impossible, ni très difficile d’orner la liberté d’une nation avec des lois et une Constitution, de lutter pour obtenir des tyrans la liberté et de libérer son pays du joug tyrannique. » (p. 291)

La démocratie et le concept de Nation

– « Que tous, au jour de leur naissance, reçoivent en partage le privilège de la royauté et demeurent souverains de leur propre pays » (p. 225)

Art 235 « La salle où siègent les dirigeants est précisément la Chambre d’Arménie. Puisse les lois qu’elle vote être le véritable souverain de l’Arménie ! »

– « Qui est habilité à appliquer les lois ? (…) Cet homme devra être le serviteur de l’Arménie. Il devra être l’expression de la nation arménienne et agir dans le cadre des fonctions qui lui auront été assignées par la Chambre d’Arménie par l’intermédiaire de son Sénat, conformément à la loi. (…) Il ne pourra rien obtenir de plus que le plus modeste des Arméniens. Il n’aura aucun privilège, si ce n’est, par sa fonction, de servir fidèlement sa nation. (…) et n’aura pas le pouvoir de toucher, ne fût-ce qu’à un cheveu d’autrui, de sa propre initiative. Il attribuera, au contraire, à chaque auteur d’un acte, la rétribution – récompense ou sanction – conforme aux sentences de notre justice et aux lois. » (pp.  249-250)

Art 43 « L’ensemble de la nation arménienne sera ramenée à deux représentants pour douze mille foyers (…). L’un de ces représentants exercera une fonction de gouvernement (…). Un tirage au sort parmi tous les dirigeants désignera un homme bienveillant envers tous les Arméniens et dont la Chambre d’Arménie fera le garant de son autorité. (…) Il lui sera donné le pouvoir d’investir trois dirigeants convenant à tous, car c’est du pouvoir de tout un chacun que provient le pouvoir des gouvernants. »

Art 235 « C’est par elle [la constitution] que la nation arménienne trouve l’unité et règne sur son pays en respectant toujours le droit, la justice et la conformité avec les lois. C’est pourquoi j’espère que cette souveraineté sera sans défauts. »

Tolérance religieuse

– Art 370 « Les habitants d’Arménie qui ne sont pas arméniens et chrétiens (c’est-à-dire les païens, les musulmans, les juifs, etc.) sont libres de rester fidèles à tous leurs rites et traditions, sous toutes leurs formes.

 – Art 5 « Toute personne résidant sur le territoire arménien doit pouvoir continuer à honorer son dieu selon son propre rite et rester fidèle à sa foi. Nul ne peut le lui interdire ».

Art 2 « Quiconque naît sur le territoire d’Arménie peut, quelles que soient sa nation et sa confession, se prévaloir de la qualité d’Arménien ».

– Art 128 « Tout étranger, chrétien ou non, peut venir s’installer en Arménie. Il y sera sous la protection de la Chambre d’Arménie et pourra librement pratiquer sa religion dès lors qu’il s’acquittera des impôts et taxes du pays et respectera les lois d’Arménie ».

Le droit au bonheur

– « Nous appartenons à l’espèce humaine au même titre que toutes les nations heureuses qui existent aujourd’hui dans le monde. » (p. 269)

– « Grâce à ces lois inviolables, notre pays se peuplera, nous serons heureux. » (p. 248)

– « Nous avons encore l’espoir de guérir et d’accéder à une vie heureuse. » (p. 283)

L’autodétermination

– « Il serait souhaitable, pour nous et notre pays, que la nation arménienne, dans sa totalité et avec ses caractéristiques propres, règne librement sur sa propre maison. » (p. 225)

L’égalité/ la méritocratie

– « Qu’il n’y ait ni grands ni petits ! » (p. 225)

– « Les êtres humains naissent égaux. » (p. 269)

– « Ainsi, tous, collectivement et à égalité, seront rois et maîtres de leur pays et de leur peuple. » (p. 241)

 

Ce regard croisé nous permet donc de constater de grandes similitudes entre le républicanisme paolien et celui de H. Chahamirian. Comme celle de Paoli, la constitution de Hakob Chahamirian comporte tout un lot d’innovations complémentaires, inédites et modernes.  Le texte de Chahamirian est, entre autres, pionnier en matière de féminisme : « Tout homme doit respecter et honorer les personnes de sexe féminin et être équitable envers elles.[11] » Ou bien : « Quelle que soit l’autorité qui l’envoie et quelle que soit sa mission, nul n’est autorisé à entrer dans la chambre d’une femme (…) car les femmes sont pures et candides et nous voulons éviter le bruit, le tumulte et l’inquiétude à celles qui nous ont donné le jour comme à celles qui donneront un jour naissance à nos fils.[12] » Ou encore : « L’homme qui aurait l’impudence de porter la main sur une femme, la toucher ou lui faire honte doit être puni.[13] » Si les divers articles de lois cités ci-dessus constituent une avancée importante en faveur de la protection des femmes et de l’égalité avec les hommes, il va sans dire que Chahamirian n’accordait pas encore une place identique aux femmes et aux hommes : « un prêtre ou une femme ne peuvent servir de garants pour des biens matériels[14] »…

Hakob Chahamirian inclut également dans son œuvre divers articles d’ordre moral à travers lesquels il dénonce notamment le vol et l’esclavagisme : « quiconque accepte ou promet quelque chose doit rester fidèle à son engagement et rendre ce qu’il a promis[15]. » Et : « tout homme peut vendre ses biens mais non des êtres humains[16] ». Par ailleurs, l’auteur promeut une société qui se voudra heureuse et en cela il inscrit dans sa constitution des lois ayant pour but d’améliorer les conditions de vie des travailleurs : « un serviteur ou une servante qui, pendant trois mois, ne recevrait pas de son maître une nourriture et des vêtements en quantité suffisante est libéré de ses engagements[17]», ou encore : « quiconque a des serviteurs ou des valets ne les fera travailler que 6 jours sur 7.[18] »

Le marchand arménien ajoute un lot important d’articles divers et variés censés rendre la vie en société tout à fait agréable : « nul n’est autorisé à jeter dans la rue les déchets de sa maison, de son écurie ou de ses bains. Tous ces détritus doivent être enterrés en profondeur.[19] » À cela s’ajoutent effectivement l’interdiction de couper un arbre dont on ne serait pas le propriétaire, l’interdiction de tuer sans raison, l’interdiction de se rendre sans mandat dans la propriété d’un tiers ou bien l’octroi d’une récompense pour quiconque favoriserait la recherche scientifique du pays. Bien sûr, et c’est en cela que l’on doit effectuer le dernier parallèle avec Paoli, Chahamirian encourage l’éducation : « dans tout le pays, il doit y avoir des instituteurs, dès qu’un village atteint 25 foyers, il doit rémunérer deux maîtres (…) Les filles comme les garçons, devront apprendre à
lire.[20] »

Les sources d’inspiration

À l’évidence, tout chercheur de l’Université de Corse ayant étudié le XVIIIe siècle insulaire, est, à la lecture du Piège de l’orgueil, devant une interrogation passionnante : Paoli a-t-il pu influencer le penseur arménien ?

La première étape, en vue de fournir quelques éléments de réponse à l’interrogation ci-dessus exposée, est de débuter notre réflexion par Madras. Nous le disions en début d’article, ce port est caractérisé par une forte présence anglaise depuis au moins 1640. Cela implique que dans ce port éclairé de l’Inde, la presse britannique y est lue et commentée. Le « cercle de Madras », canal éclairé de la diaspora arménienne est donc, en 1773, totalement au fait des révoltes américaines – en décembre de la même année aura lieu la Boston Tea Party – exactement comme elle fut informée, un siècle plus tôt des péripéties liées à Jacques II ainsi qu’à la Glorious Revolution de 1688. Paoli, nous le savons, est lui aussi au fait de l’histoire britannique, d’abord parce qu’il est un homme cultivé de son temps, ensuite par le fait que son père, et lui-même enfant, ont côtoyé Théodore de Neuhoff, roi des Corses, possiblement envoyé par les jacobites alors à la recherche d’une terre pour fonder leur royaume. L’hypothèse d’une influence commune, celle du parlementarisme britannique, ne peut être exclue à ce jour.

Nous ferons ici état du point le plus troublant, c’est-à-dire celui qui rapprochera le plus Paoli de Chahamirian. Il s’agit d’un court commentaire du penseur arménien au sujet de la situation politique aux États-Unis :

« On entend de nos jours parler d’une nouvelle insurrection : un homme fort avisé, du nom de Washington, britannique de nation, né en Amérique (ce pays se trouve sous domination britannique) combat les autorités avec de nombreuses troupes américaines et n’a de cesse d’obtenir la liberté et l’indépendance. (…) le désir des Américains est naturel au cœur de l’homme et il n’y a pas au monde de plus douce satisfaction que la liberté[21] ».

Et lorsque l’on sait qu’entre 1763 et 1770 le Pennsylvania Gazette et le Pennsylvania journal publiaient aux États-Unis plus de mille articles ayant Paoli pour objet : « que Paoli trouve une renommée égale à celle de Brutus le Jeune, mais un sort meilleur », ou encore « que l’esprit de Paoli anime tous les Américains[22] ». Il apparait extrêmement probable que les Chahamirian, épris de liberté, aient eu écho de l’épopée de celui que le New York Journal de 1769 qualifiait de « greatest man on earth[23] ». Cela ne constitue malheureusement qu’une piste de recherche et non une affirmation suffisamment étayée.

Si l’on peut aussi envisager, en prenant de larges précautions, que par l’intermédiaire de la Congrégation catholique arménienne de Venise, les Corses entamèrent, notamment par le biais de Giafferi, révolutionnaire corse pro-vénitien, des échanges intellectuels avec des Arméniens, l’auteur ne fait lui-même aucune allusion à la Corse[24].

La piste de la franc-maçonnerie comme levier d’inspiration principal des Chahamirian est à ce jour l’hypothèse la plus plausible. Car sans pouvoir affirmer que le père ou le fils en furent, la présence de loges maçonniques britanniques à Madras ainsi que les caractéristiques des Chahamirian – le commerce, l’installation dans une ville portuaire, l’imprimerie, la rédaction d’une constitution démocratique – nous permettent d’assurer qu’ils en furent a minima très proches.

Mentionnons enfin qu’Hakob Chahamirian, donnant l’exemple de la prise d’Ispahan, la capitale Perse, par les Afghans en 1722, ainsi que la résistance de la « vaillante nation géorgienne qui, (…) défendit, tantôt souveraine, tantôt vassale, le petit pays géorgien[25]», suggère que les temps sont propices pour que le peuple arménien entre en révolution…

Le Piège dans la constitution actuelle de l’Arménie

Ce dernier point comparatif entre la constitution actuelle de l’Arménie et Le piège de l’orgueil nous apparut important pour rappeler l’influence de ce texte de 1773 sur les fondements politiques de la République d’Arménie aujourd’hui. Dans le tableau qui va suivre, apparaitront sans exhaustivité quelques exemples. Dans la colonne de gauche seront indiquées les lois et idées écrites par Chahamirian au XVIIIe et dans celle de droite, les lois actuelles qui en découlent :

Le piège de l’orgueil

Constitution actuelle de l’Arménie

– « Chacun étant souverain, il aura la maîtrise de ses paroles, de ses actes, de ses biens, de sa vie et de ses limites, prenant toutes décisions pour lui-même dans le respect des lois établies et inviolables, car ces lois régneront sur la nation et le pays d’Arménie. »

Art 1 « La République d’Arménie est un État souverain, démocratique, social et de droit. »

Art 39 « Toute personne est libre de faire ce qui ne viole pas les droits et libertés d’autrui et ce qui n’est pas contraire à la Constitution et les lois. Nul ne peut être tenu par des obligations qui ne sont pas fixées par la loi. »

– « La nation arménienne doit exercer la souveraineté collectivement ».

– « Ainsi, tous, collectivement et à égalité, seront rois et maîtres de leur pays et de leur peuple. »

Art 2 « En République d’Arménie le pouvoir appartient au peuple. »

– « Les êtres humains naissent égaux. »

– « Puissent les lois qu’elle vote être le véritable souverain de l’Arménie ! C’est par elle que la nation arménienne trouve l’unité et règne sur son pays en respectant toujours le droit, la justice et la conformité avec les lois. »

Art 28 « Tous les hommes sont égaux devant la loi. »

– « Il ne se trouvera, dans ces lois, pas la moindre disposition contre la vie et la dignité de quiconque. »

Art 23 « La dignité de l’homme est indéfectible. »

– « Personne, ni homme, ni femme, ne doit entrer chez quelqu’un sans la permission du maître des lieux. »

Art 32.1 « Toute personne a droit à l’inviolabilité de son domicile. »

 – « Dans chaque province sera construit, aux frais de la Chambre d’Arménie, un établissement destiné à recueillir les enfants illégitimes. »

Art 37 « Les enfants abandonnés sont sous la protection et le soin de l’État. »

– « Chacun est libre de ses actes. »

Art 27.1 « Chaque personne a droit à la liberté individuelle. »

Conclusion

La traduction en français du Piège de l’orgueil réalisée par Satenig Batwagan Toufanian permet à tous les férus d’écrits révolutionnaires d’accéder à ce texte passionnant qui s’inscrit dans l’ère des nationalismes du XVIIIe siècle.

Dissipé entre deux géants politiques, la Perse et l’Empire ottoman, le peuple arménien se trouvait sur le point d’oublier qu’il fut, quatre siècles plus tôt, un État indépendant quand un jeune marchand de la diaspora entama, en 1773, la rédaction du Piège de l’orgueil. Ce texte cumule deux objectifs : l’éveil des consciences quant à la possibilité et la légitimité d’une récupération de la souveraineté déchue. Ainsi que l’élaboration des fondements législatifs du futur État démocratique. Cette œuvre, dont l’inspiration fut sans doute multiple, est reconnue comme l’un des fondements principaux de la constitution de la République arménienne actuelle.

Le piège de l’orgueil, enfin accessible aux francophones, contredit l’idée d’un monopole occidental en matière de républicanisme et de modernité. Cette œuvre d’une richesse absolue, porte de plus une singularité majeure, celle d’avoir été composée par un groupe diasporique situé à presque 4 000 kilomètres de sa terre d’origine.

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[1] Hakob Chahamirian est décédé en 1774.

[2] Madras fut l’un des premiers avant-postes de la Compagnie Britannique des Indes Orientales. Elle fut fondée par les Britanniques à partir de 1639.

[3] Satenig Batwagan Toufanian, Le piège de l’orgueil. Un projet républicain en Orient au XVIIIe siècle, Paris, Inalco presses, 2018, p. 224.

[4] Satenig Batwagan Toufanian, Le piège de l’orgueil. Un projet républicain en Orient au XVIIIe siècle, Paris, Inalco presses, 2018, p. 224.

[5] Satenig Batwagan Toufanian, Le piège de l’orgueil. Un projet républicain en Orient au XVIIIe siècle, Paris, Inalco presses, 2018, p. 225.

[6] « La Diète générale du peuple de Corse, légitimement maître de lui-même, convoquée par le Général selon les modalités établies dans la cité de Corte les 16, 17, 18 novembre 1755. Ayant reconquis sa liberté et désirant donner à son gouvernement une forme durable et constante en le soumettant à une constitution propre à assurer le bonheur de la Nation. »

[7] Ce discours longtemps attribué à Pasquale Paoli apparaît dans la biographie récente de Charles Bonaparte publié en 2023 par l’historien Michel Vergé-Franceschi, comme ayant été rédigée par Charles Bonaparte.

[8] Bibliothèque nationale d’Arménie. Ce document, réalisé par la Congrégation mekhitariste de Venise en 1778, est consultable sur : https://lc.cx/​mofM.  

[9] Satenig Batwagan Toufanian, Le piège de l’orgueil. Un projet républicain en Orient au XVIIIe siècle, Paris, Inalco presses, 2018, p. 225.

[10] Pour chaque citation empruntée à la seconde partie du Piège, nous indiquerons l’article auquel elle fait référence ; en revanche pour chaque citation issue de la première partie du Piège, nous indiquerons simplement la pagination de l’ouvrage de Satenig Batwagan Toufanian.

[11] Le piège de l’orgueil, Article n°181.

[12] Le piège de l’orgueil, Article n°371.

[13] Le piège de l’orgueil, Article n°460.

[14] Le piège de l’orgueil, Article n°202.

[15] Le piège de l’orgueil, Article n°159.

[16] Le piège de l’orgueil, Article n°121.

[17] Le piège de l’orgueil, Article n°176.

[18] Le piège de l’orgueil, Article n°380.

[19] Le piège de l’orgueil, Article n°257.

[20] Le piège de l’orgueil, Article n°101.

[21] Satenig Batwagan Toufanian, Le piège de l’orgueil. Un projet républicain en Orient au XVIIIe siècle, Paris, Inalco presses, 2018, p. 291.

[22] Pennsylvania Journal du 13 avril 1769.

[23] New York Journal, 1868. Cité par Bob Rupper, « Paoli : Hero of the sons of liberty », Journal of the American Revolution, https://allthingsliberty.com.

[24] L’influence de l’Italie est quant à elle indéniable dans la mesure où l’auteur cite longuement l’exemple de la République romaine.

[25] Satenig Batwagan Toufanian, Le piège de l’orgueil. Un projet républicain en Orient au XVIIIe siècle, Paris, Inalco presses, 2018, p. 283.

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