Evolution du maillage territorial des universités publiques au Maroc : Les contradictions d’une décentralisation

Résumé :

Au Maroc, il n’est pas de tradition d’étudier l’université par le prisme de sa territorialité. Pourtant, il existe un consensus, que ce soit dans la littérature ou dans le discours politique, sur le rôle de l’université publique dans le décloisonnement des territoires et leur développement. Cet article présente donc une lecture originale du système universitaire public au Maroc dans le sens où à ce jour, peu de travaux se sont intéressés à l’analyse des logiques territoriales de celui-ci. Sur la base d’une cartographie des universités publiques, il s’agit d’analyser les logiques territoriales qui transcendent la politique de décentralisation de l’État adoptée depuis 1975, année qui marque la fin d’un monopole de près de 20 ans de l’Université Mohammed V de Rabat. Les enjeux de cette décentralisation et son évolution sont mis en avant, notamment en termes de contradictions entre démocratisation et massification, ou encore entre proximité et justice spatiale.

Mots-clés : Géographique de l’enseignement supérieur, territoires universitaires, carte universitaire, universités et justice spatiale, expansion universitaire

Résumé

Introduction

Depuis la création de la première université moderne en 1957, le système universitaire marocain n’a cessé d’évoluer. Des configurations territoriales se sont alors naturellement dessinées, reflétant le processus de décentralisation et de démocratisation de l’enseignement universitaire dans lequel l’Etat s’est engagé.

Au Maroc, il n’est pas de tradition d’étudier l’université par le prisme de sa territorialité. Pourtant, il existe un consensus, que ce soit dans la littérature ou dans le discours des acteurs politiques et économiques, sur le rôle important de l’université publique dans le décloisonnement des territoires et leur développement. Cette communication présente donc une nouvelle lecture du système universitaire public au Maroc dans le sens où à ce jour, peu de travaux se sont intéressés à l’analyse des logiques territoriales de celui-ci. Sur la base d’une relecture de l’histoire du maillage territorial du système universitaire public au Maroc et sa configuration actuelle, ce travail analyse les logiques territoriales qui transcendent la politique de décentralisation de l’Etat adoptée depuis 1975, année qui marque la fin d’un monopole de près de 20 ans de l’Université Mohammed 5 (UM5) de Rabat. Les enjeux de cette décentralisation et son évolution sont mis en avant, notamment en termes de contradictions entre les logiques territoriales qui animent cette évolution et les objectifs initiaux de celle-ci.

I. Pour une lecture territorialisée de l’évolution du système universitaire public au Maroc

C’est en 859 à Fès, capitale spirituelle du Maroc, qu’a été construite « Al Quaraouyine », l’une des plus vieilles universités du monde. Pourtant, ce n’est qu’à partir de l’année 1957, soit plus d’un millénaire après, que l’Université s’est installée au pays dans sa conception moderne avec la création de l’UM5 à Rabat, capitale administrative du Maroc. Depuis, le système universitaire marocain n’a cessé d’évoluer. Fréquentée d’abord par les rares bacheliers nationaux formés sous l’ancien régime et par une majorité d’étrangers, l’université publique a vu le nombre de ses étudiants croître de manière très significative et en reçoit aujourd’hui plus d’un million. Si le système d’enseignement supérieur s’est diversifié avec une montée de l’enseignement privé, l’université publique en demeure l’élément nodal en accueillant plus de 80% des inscrits.

En regardant de près l’évolution du système universitaire public au Maroc, on peut constater que celui-ci est passé par cinq étapes clés, chacune se caractérisant par une configuration spécifique de son maillage territorial. En la croisant avec l’évolution de l’organisation territoriale au Maroc, cette lecture offre une perspective inédite sur l’histoire du déploiement des universités sur le territoire national.

1. 1957 : Naissance de l’université moderne et verrou centraliste

Les premiers établissements d’enseignement supérieur (EES), en dehors des établissements d’enseignement religieux, ont vu le jour durant le protectorat français et espagnol. Après l’indépendance du pays, ces établissements formeront le noyau de l’université marocaine moderne :

Les instituts et centres légués par l’ancien régime furent mis en état de recevoir les étudiants que l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire recelaient en puissance (objet des efforts incessants du premier ministère de l’éducation nationale). Ces bases établies, selon les directives de feu Mohammed V, les responsables, au seuil même de l’indépendance, conçurent la nécessité de réaliser un cadre universitaire conforme aux besoins du Maroc moderne. Groupés, réformés, développés, les centres et instituts donnèrent naissance à l’Université, que le Souverain inaugurait en décembre 1957 » (El Fassi[1], Le Monde, 1962)

Affiliée à l’Université de Bordeaux, l’UM5 voit alors le jour, et jouera à partir de là un rôle majeur dans la politique de modernisation de l’Etat, marquant ainsi une prise de conscience politique du rôle de l’enseignement supérieur dans le développement du pays. Elle implique le passage d’un enseignement religieux[2] à un enseignement plus ouvert et plus adapté aux questions contemporaines, et la transition d’un enseignement qui consacre la collectivité à un enseignement qui promeut l’individu. Un passage décisif qui implique la redéfinition de la notion de citoyenneté et l’élargissement des spectres du savoir, deux piliers indispensables à la réussite du processus de modernisation engagé. Par ailleurs, cette modernisation est intervenue dans un contexte de très fort centralisme.

En 1959, la première division administrative du Maroc indépendant est adoptée, créant ainsi 801 communes rurales et urbaines. En 1960, une première loi instituant la commune en tant que collectivité locale, est édictée afin de définir les bases du fonctionnement des conseils communaux, lesquels sont alors étroitement encadrés par les agents d’autorité, caïds et pachas. En 1962, la Constitution est adoptée, consacrant l’existence de la commune, mais également de la province et de la préfecture comme collectivités locales, chargées de gérer démocratiquement leurs affaires, dans des conditions déterminées par la loi. Cependant, cette même loi instaure une tutelle renforcée, et les représentants du ministère de l’intérieur demeurent les véritables tenants de l’autorité publique au niveau local.

Par ailleurs, la concentration des efforts de développement sur l’axe Rabat (capitale politique) — Casablanca (capitale économique) a conduit à une carte universitaire figée articulant, autour de cet axe, une dizaine d’établissements d’enseignement supérieur et une seule université publique. Dans la mesure où la diffusion territoriale des universités n’était pas ressentie comme une nécessité à cette époque, la ville de Rabat gardera un monopole de plus de 20 ans, que ce soit en matière d’accueil d’établissements d’enseignement supérieur (EES) nouvellement créés[3] ou en demeurant le centre duquel relevaient les EES créés dans d’autres villes.

2. 1970 : Naissance du système universitaire, élargissement du territoire universitaire et émergence de nouvelles entités territoriales

Cette phase marque les débuts de la démocratisation de l’enseignement supérieur avec la création d’universités nouvelles. La recomposition du territoire universitaire s’établit sur fond d’un paysage démographique en pleine croissance et d’un paysage politique en plein renouvellement avec la démocratisation du régime et les prémisses de la stratégie de décentralisation de l’Etat. Le monopole universitaire de la ville de Rabat se dissout alors et de nouvelles universités voient le jour par vagues dans les grandes villes et villes moyennes.

Si cette dynamique répond à un souci de développement et d’élargissement de la couverture territoriale du système universitaire, elle reflète aussi l’intérêt social que suscitaient désormais les missions de l’université, en particulier au niveau local. Cette expansion permet la transformation de l’université en service de proximité, et intervient quelques années après la première répartition régionale du Maroc post-indépendant.

En effet, ce n’est qu’en 1971 que la région apparaît pour la première fois dans le droit public marocain, non comme une collectivité locale dotée de la personnalité juridique, mais comme des groupements de sept provinces, dont l’aménagement d’ensemble est motivé par des relations de nature à stimuler leur développement commun. La région y est donc définie comme un cadre d’action économique visant un développement équilibré des différents territoires du pays. Le processus de décentralisation est également ressenti au niveau de l’organisation communale, avec la publication d’un Dahir en 1976 qui élargit les attributions des communes, premier échelon des collectivités locales, d’attributions élargies, et le champ de compétences des présidents des conseils communaux.

Dans ce contexte, sur quelles bases sont alors choisies les villes d’implantation d’universités nouvelles ? Il est difficile d’y répondre car chaque création répond à des critères de choix politiques et économiques spécifiques, influencés notamment par l’historicité de certaines villes et leur rapport avec le pouvoir.

Pour des raisons différentes, les villes de Casablanca (1975), de Fès (1975), de Oujda (1975) et de Marrakech (1978) sont concernées par la première vague de créations d’universités nouvelles. Le choix de la ville de Casablanca, capitale économique du pays, pour accueillir l’Université Hassan II est, à titre d’exemple, le résultat du lobbying économique concentré dans la ville. C’est d’ailleurs de cette ville que va s’enclencher le mouvement de privatisation de l’enseignement supérieur. L’Institut Supérieur de Gestion, premier EES privé autorisé par le Ministère de l’Education nationale, y voit d’ailleurs le jour en 1984. (Lamalif, p.33, 1988)

La ville de Fès quant à elle est choisie pour accueillir l’Université Mohammed Ben Abdellah[4] sous la pression du lobbying des intellectuels d’origine au pouvoir d’un côté, et suite à une forte résistance des pourfendeurs du centralisme qui revendiquaient la délocalisation et la décentralisation du savoir d’un autre. Les deux arborant la valeur historique et symbolique de la ville qui accueille l’une des plus vieilles universités du monde comme argument principal.

Les villes d’Oujda et de Marrakech permettent quant à elles d’inclure l’Est et le Sud du pays dans la carte universitaire. Il est important de souligner que la création d’universités nouvelles a souvent été précédée par la délocalisation d’universités existantes à travers des centres et des EES. C’est le cas de l’UM5 qui a initié encadrement les EES qui deviendront des universités par la suite, d’abord à Casablanca et à Fès.

En 1976, soit une année après la création de ces universités, on assiste à l’adoption de la première charte communale, qui constituera le cadre de référence des collectivités locales. Si dans les pays européens les collectivités territoriales ont joué un rôle important en influençant le choix des villes d’implantation des universités, celles-ci n’ont joué qu’un rôle mineur au Maroc. Néanmoins, de nombreux députés et élus locaux ont suggéré lors d’assemblées parlementaires la création de nouvelles universités dans des territoires jusque-là délaissés, tels que la région du Nord[5].

Parallèlement à cette première vague de créations, et avec la diffusion sociale des populations universitaires, l’intérêt des autorités locales pour l’implantation universitaire s’est accentué, nourri principalement par la méfiance que pouvait inspirer cette population jeune, nombreuse, politisée et rebelle. A cet égard, le début des années 1980, est marqué par des tensions extrêmes avec des affrontements contestataires contre les autorités universitaires, mais aussi contre les autorités locales ou gouvernementales, et entre mouvances politiques antagonistes, des islamistes aux groupuscules gauchistes ou communistes. A ce titre, une concurrence nouvelle entre territoires s’est installée :

À la vielle opposition «  Maroc bénéfique — Maroc non-bénéfique » s’ajoutent des oppositions plus récentes entre régions ou entre entités territoriales, comme celles de l’axe économique El Jadida-Kenitra/El-Jadida- Settat, du centre Fès-Meknès, ou du Sud Agadir/Marrakech. Opposition aussi entre régions souffrant d’un handicap historique (absence ou moindre industrialisation) et/ou handicap de position (éloignement des grands axes économiques). (Boutaleb Joutei, 1999, p.116)

Sous la pression de l’urgence et de la nécessité d’intervenir rapidement, le desserrement de l’enseignement universitaire s’est effectué au bénéfice d’autres villes moyennes pour accueillir les milliers d’étudiants supplémentaires et répondre ainsi à une demande croissante de la population pour les études supérieures. Plusieurs campus sont aménagés dans divers sites, intra-muros ou en périphérie, la plupart du temps loin des centres des villes pour de multiples raisons (foncier insuffisant, mauvaise réputation des étudiants, etc.). C’est le cas par exemple de l’Université Moulay Ismail de Meknès, dont la création[6] en 1989 répondait, entre autres, à une volonté d’atténuer la pression exercée sur l’Université Mohammed Ben Abdellah de Fès. C’est alors qu’une deuxième vague de créations est enclenchée en 1989 dans les villes de Tétouan, de Kénitra d’El Jadida et d’Agadir.

Ces deux étapes, de plus d’une décennie d’intervalle, sont intervenues dans un contexte particulier, celui du Plan d’Ajustement structurel qui a contraint l’Etat à réduire ses dépenses dans les domaines sociaux. De ce fait, la politique d’expansion universitaire s’est heurtée à une contrainte financière conséquente. A ce niveau, les autorités locales ont joué un rôle relativement important en mettant des espaces et des constructions abandonnés à la disposition de l’Etat dans le but d’y installer des EES[7], tels que les anciennes casernes militaires à Fès.

Une telle expansion fait qu’aujourd’hui la répartition spatiale des établissements d’une même université reste marquée par la dispersion des sites, s’étant constitués avec des écarts temporels relativement importants au gré des opportunités foncières, et non dans le cadre d’une concertation entre stratégie urbaine et politique universitaire, à quelques exceptions.

En effet, une fois créés, les sites connaissent un développement inégal corrélé à différents facteurs contextuels, tels que la taille du vivier étudiant, la distance de l’université mère, le marché du travail, mais aussi à des facteurs de nature politique liés à la politique éducative tels que la politique nationale de recrutement d’enseignants, ou liés plus globalement à la place accordée au territoire dans les politiques sectorielles. Ainsi, les campus universitaires recouvrent au Maroc des réalités contrastées, où certains sont pleinement intégrés à la trame urbaine de leur ville, tandis que pour beaucoup, les flux se dirigent vers la périphérie qui affiche les plus fortes croissances démographiques.

3. 1990 : Naissance du secteur de l’enseignement supérieur et apparition de spécificités régionales

Les années 1990 ont apporté des changements majeurs. La volonté de faire de l’enseignement supérieur une priorité et un vecteur de développement s’est affirmée avec la naissance du secteur de l’enseignement supérieur à travers la création, en 1995, d’un ministère dédié. En effet, du premier au 25e gouvernement du Maroc post-indépendant, l’enseignement supérieur était considéré comme un sous-secteur, dont la gouvernance était rattachée au Ministère de l’éducation nationale. Cette période est également marquée par une série de réformes majeures en matière d’organisation territoriale. À l’occasion de la révision constitutionnelle de 1992[8], la région est érigée en tant que collectivité locale et est donc reconnue en tant qu’entité territoriale à part entière disposant de prérogatives qui lui sont propres.

Parallèlement, les universités ne sont plus des institutions nouvelles, mais se sont déjà installées et ancrées d’une manière ou d’une autre dans leur territoire d’accueil. Cet ancrage donne lieu à des particularités qui se font de plus en plus remarquer, et une spécialisation territoriale commence à se dessiner. Le constat est plus frappant dans le domaine de la recherche, où les sujets des projets de recherche traduisaient une certaine cohérence géographique. Dans les domaines des sciences par exemple, on peut constater :

« La concentration des efforts et le regroupement d’équipes autour d’un thème qui, petit à petit, constituent des noyaux de pôles d’excellence des établissements où ils se trouvent. Ainsi, un tiers des projets ayant trait à l’environnement sont traités à la Faculté des Sciences de Meknès. Agadir et Meknès couvrent, à elles seules, la moitié des projets en relation avec l’agriculture. Fès se taille une part importante dans les thèmes industriels. Les télécommunications et les énergies sont privilégiées à Rabat. Quant au domaine des lettres, les foyers de recherche les plus actifs semblent concentrés dans les établissements les plus anciens. Rabat, Fès et Casablanca regroupent 90% des projets de lettres en cours. Les préoccupations régionales n’y apparaissent généralement pas, exception faite des départements de géographie.  » (El Maslout, 1999, p.120).

Cette période marque également la prise de conscience des universitaires de la nécessité de l’ouverture de leur établissement sur son environnement proche. Cela intervient dans un contexte de diversification du système d’acteurs de développement et une implication de plus en plus marquée du secteur privé dans l’économie du pays, non seulement en termes d’offre de formation, mais aussi dans d’autres domaines de l’action publique. Les premières journées d’intégration de l’université sont organisées à Casablanca, au mois d’avril 1990, donnant suite au rapprochement Université-Entreprise qui a constitué l’une des principales idées forces du développement universitaire de la fin du XXe siècle.

4. 2000 : Déferlement de l’offre universitaire et homogénéisation de l’hétérogénéité

Depuis 1957, le système universitaire marocain est transcendé par une vision foncièrement universaliste de l’enseignement supérieur, vision étroitement liée à la conception centraliste de l’Etat. Cette vision s’est accentuée avec l’arrivée du nouveau millénaire qui a été porteur de nombreuses mutations pour le Maroc. En plus de la reconfiguration de l’économie mondiale, l’arrivée du Roi Mohammed VI au pouvoir a donné lieu à une nouvelle génération de réformes et de politiques publiques. Mobilisant les forces vives de la nation, l’objectif était désormais de renforcer le modèle de croissance du pays et assurer son insertion dans l’économie mondiale et rehausser le niveau de vie de la population marocaine marginalisée.

Dans ce contexte, également marqué par les débuts du phénomène de massification de l’université publique et le développement considérable de l’enseignement supérieur privé, l’université marocaine connaît une reconfiguration majeure. La réforme de la loi 01.00 en 2000 instaure le régime LMD[9], dont la vocation est de faciliter la mobilité internationale et interdisciplinaire des étudiants. Parallèlement à cette réforme de profonde restructuration, l’université marocaine développe sa palette de formation, en particulier pour les Masters et les formations professionnelles afin de s’arrimer aux exigences de l’économie nationale. Ce déferlement de l’offre apparaît comme la recherche d’une homogénéisation de l’hétérogénéité, dans la mesure où les formations offertes se sont multipliées avec davantage de spécialisation, mais sans distinction particulière entre territoires.

Pourtant, cette réforme a permis au territoire d’appartenance de devenir partie prenante de la gestion des affaires universitaires. En effet, la loi 01.00 a mis fin au système du rectorat et la gestion de l’université devient collégiale au travers d’une instance délibératoire : le conseil de l’université, où la présence de certains acteurs locaux au sein du conseil de l’université est exigée. Ceci intervient dans un contexte national marqué par une politique de décentralisation plus affirmée.

En 2002, la charte communale a été adoptée en élargissant les compétences des conseils communaux qui font l’objet pour la première fois d’une énumération détaillée, se divisant en compétences propres et compétences transférées par l’Etat. Le président du conseil communal gagne une certaine liberté d’action, mais la tutelle de l’autorité administrative subsiste, tout comme celle de l’université, et ce malgré le passage à une gestion collégiale. Les actes les plus importants du conseil communal restent soumis au contrôle de l’autorité administrative, à savoir le wali, le gouverneur ou leur représentant, tandis que les décisions les plus importantes du conseil de l’université restent soumises au contrôle préalable du ministère de tutelle.

Dans un contexte de mondialisation accrue, cette période est également caractérisée par une forte déterritorialisation des universités publiques dans le sens où les spécificités citées plus haut se sont dissoutes en faveur d’une homogénéisation de l’offre. Durant cette période, certains intellectuels ont souligné « la nécessité de développer un programme « université 2010 » pour contribuer à atténuer les déséquilibres inter-régionaux, notamment ceux qui frappent les régions de l’extrême Sud, du Sud-Est, de l’Est et du Nord-Est. » (Boutaleb Joutei, 1999, p.115). Dans cette perspective, c’est à Béni Mellal que sera créée une nouvelle université, avec le déploiement de nouvelles antennes dans les régions délaissées jusqu’ici.

5. 2011/2015 : Régionalisation avancée et « retour » au territoire

Suite à la consécration de la collectivité locale à travers le projet « La commune à l’horizon 2015 », adopté par le ministère de l’intérieur en 2009, une première sollicitation timide vis-à-vis des universités de la part des acteurs de développement locaux a pris forme. Cette période coïncide avec le lancement de plusieurs plans sectoriels et la création de zones franches dans plusieurs régions du Maroc, qui donnent lieu à des sollicitations plus prononcées. Ce n’est cependant qu’avec la réactualisation de la déconcentration en 2011 à travers le projet de régionalisation avancée, que la question du rôle de l’université dans le développement territorial a gagné en importance. En effet, depuis sa mise en place, on a assisté à un rapprochement de plus en plus perceptible et développé entre les universités et les autorités locales. Adoptée en 2011 et entrée en vigueur en 2015, la régionalisation avancée est en effet considérée comme un tournant majeur pour les politiques publiques. En matière d’enseignement supérieur, la vocation territoriale a pris une nouvelle forme et la prédominance du central héritée du XXe siècle dans la perception du rôle des établissements a été bouleversée.

Durant leurs différentes sorties médiatiques, les anciens ministres de l’enseignement supérieur, Lahcen Daoudi (2012- 2016) et Said Amzazi (2018-2021) n’ont pas manqué d’insister sur la dimension territoriale en appelant les universitaires à s’inscrire de façon effective et efficace dans le processus de régionalisation avancée mené par le pays.

« Les établissements universitaires sont appelés dans leurs zones de compétences au niveau de chaque région, à adopter une auto-réforme en profondeur, et à se doter des moyens scientifiques et académiques aptes à leur permettre d’être au diapason du progrès que connaît le Royaume à tous les niveaux ». (Amzazi, 2019)

Cet appel révèle deux éléments essentiels sur l’origine de cette sollicitation[10]. D’un côté, il s’inscrit dans la réforme de l’université qui aspire résoudre les dysfonctionnements structurels dont pâtit le système universitaire dans sa globalité, afin d’améliorer ses rendements internes et externes. D’un autre côté, il s’inscrit dans le début d’une réflexion approfondie sur le nouveau modèle de développement du Maroc visant, entre autres, la réduction des inégalités spatiales et la promotion des dynamiques locales de développement. Tout compte fait, si le rapprochement entre l’université et son territoire hôte est un phénomène constaté à l’échelle internationale, il relève néanmoins de particularités nationales qui justifient l’intérêt croissant qui lui est accordé.

 

Tableau 5. Historique des créations d’universités et d’EES au Maroc

Protectorat français

Création des premiers EES

•       1912 : Création de l’École Supérieure de Langue Arabe et Dialectes Berbères (ESLADB), destinée aux fonctionnaires français, comme première institution d’enseignement supérieur « moderne » au Maroc.

•       1920 : Création de l’institut des Hautes Etudes Marocain, qui absorbera par la suite l’ESLADB. Il est considéré comme l’ancêtre des facultés des lettres et sciences humaines.

•       1940 : Ouverture du Centre des Hautes Etudes Supérieures Scientifiques, qui deviendra la première faculté de sciences au Maroc.

•       1944 : Renforcement d’Al Quaraouiyin par la création de Mederesa Ben Youssef en 1944.

•       1945 : Ouverture de l’Ecole d’Agriculture de Meknès, devenue l’Ecole Nationale d’Agriculture par la suite.

•       1946 : Création de l’Institut des Pêches Maritimes à Agadir.

•       1948 : Ouverture de l’Ecole Marocaine d’Administration, devenue l’Ecole Nationale d’Administration par la suite.

Post indépendance

Création de la première université moderne et de plusieurs EES

•       1957 : Création de la première Université moderne, l’Université Mohammed 5 de Rabat En 1992, et sous la demande des étudiants, l’Université connaîtra une scission et donnera naissance à deux universités, l’UM5 d’Agdal et l’UM5 de Souissi.

•       1961 : Création de l’Ecole Mohammedia des Ingénieurs (Rabat).

•       1963 : Ouverture de l’institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II (IAV) à Rabat.

•       1967 : Ouverture du Centre de Formation des Ingénieurs des travaux Statistiques devenu INSEA à Rabat.

•       1970 : Ouverture de l’Ecole Nationale Forestière d’ingénieurs (ENFI) à Salé.

•       1971 : Ouverture de l’Ecole Hassania des Travaux Publics (EHTP) et de l’institut Supérieur du Commerce et d’Administration des Entreprises à Casablanca, qui ouvre une nouvelle antenne à Rabat en 1995.

•       1972 : Ouverture de l’Ecole Nationale de l’industrie Minérale (ENIM) à Rabat.

•       1973 : Ouverture de l’Ecole Supérieure d’Electricité et de Mécanique (ENSEM) à Casablanca.

•       1975 : Ouverture de l’Ecole Supérieure des Sciences de l’information à Rabat.

•       1978 : Ouverture de l’Université Mohammed 1er à Oujda, de l’Université Cadi Ayad à Marrakech.

 

Plan d’Ajustement Structurel

Création des plusieurs universités

•       1989 : Ouverture de l’Université Ibn Tofail à Kénitra, de l’Université Chouaib Doukkali à El Jadida, de l’Université Abdelmalek Saadi à Tétouan, de l’Université Ibn Zohr à Agadir et de l’Université Moulay Ismail à Meknès.

•       1992 : Ouverture de l’Université Hassan II à Mohammedia et scission de l’Université Mohammed 5 en deux Universités, l’Université d’Agdal et l’Université de Souissi.

•       1995 : Le 23e gouvernement crée le premier Ministère de l’enseignement supérieur, et ce dernier devient alors un secteur à part entière.

•       1997 : Ouverture de l’Université Hassan I à Settat.

Nouveau

millénaire

Création d’une nouvelle université et  plusieurs EES

·       2007 : Ouverture de l’Université Sultan Moulay Slimane à Béni Mellal.

·      2016 : Ouverture de la 10e école du réseau des Ecoles Nationales de Commerce et de Gestion à Dakhla, relevant de l’Université Ibn Zohr d’Agadir.

II. Cartographie des universités publiques au Maroc

Pour que le service universitaire public réponde aux besoins de la société, il faut s’interroger sur le maillage territorial nécessaire à une densification cohérente offrant partout des chances égales d’études. Cette densification peut être explorée à travers la carte universitaire nationale, qui consiste à mettre en parallèle le territoire administratif et le territoire universitaire, offrant ainsi des perspectives intéressantes à l’étude du rôle des universités dans la justice spatiale.

« Toutes les analyses débouchent sur l’existence d’effets territoriaux de la présence d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche, mais très peu sont allées jusqu’à interroger la construction de la carte scientifique elle-même. L’enjeu est pourtant d’autant plus fort aujourd’hui que la ‘carte scientifique’ n’est pas figée ». (Michel Grossetti, Philippe Losego et Béatrice Milard, 2007).

En effet, avec chaque création d’université, la modification du maillage territorial du système universitaire par l’Etat induit une modification des repères des populations locales et le développement d’interactions complexes entre espaces, groupes sociaux, structures matérielles et organisations formant le territoire d’accueil. Ces configurations se créent et évoluent dans le temps, impliquant un ensemble d’acteurs locaux, régionaux et nationaux.

Basée sur le calque du découpage administratif de 2015 et actuellement en vigueur, la carte est construite comme suit :

  1. Les régions sont représentées en fonction de leur population âgée entre 15 et 59 ans. Cela représente une population regroupant à la fois les demandeurs futurs potentiels et actuels d’études supérieures.
  2. Les universités sont ensuite placées dans la région où se situe leur présidence, et sont différenciées par leur taille qui dépend du nombre global d’étudiants qui y sont inscrits. Cela permet de comparer les universités tout en visualisant le vivier étudiant par région.
  3. Toutes les universités publiques sont actuellement présentes dans au moins une ville voisine qui n’est pas celle où se trouve leur présidence, mais qui se situe dans la même région. De ce fait, et pour faire ressortir les réseaux universitaires les plus larges, l’accent est plutôt mis sur les antennes universitaires situées en dehors de la région d’appartenance de chaque université. Des flèches ont été insérées pour signifier que le vivier étudiant représenté pour chaque université inclut les étudiants des antennes vers lesquels renvoient ces flèches.

 

Carte 1. Carte des universités publiques au Maroc

Globalement, environ trente villes accueillent aujourd’hui les trois quarts des jeunes âgés entre 18 à 24 ans et poursuivant des études supérieures au Maroc. Toutes sont des villes où existe soit une université ou des établissements universitaires. Le taux de couverture des communes par l’enseignement supérieur est de 14%[11] (CSEFRS, 2019), en incluant les différents types d’établissements d’enseignement supérieur.

Sur les douze régions du Maroc, huit disposent aujourd’hui d’au moins une université publique tandis que quatre n’en disposent d’aucune et n’accueillent qu’un nombre limité d’établissements universitaires publics dont l’université mère est située dans une autre région. Ces quatre régions, à savoir Drâa-Tafîlalet, Guelmim Oued-Noun, Laâyoune – Essakia El Hamra et Dakhla-Oued-Eddahab, occupent pourtant une part importante de la superficie du pays, et, pour les trois dernières, représentent les régions dont la population âgée entre 15 et 59 ans est la plus élevée. En plus des caractéristiques de leur paysage naturel, marqué par une forte présence du désert ou de régions montagneuses, ces trois régions ont pendant longtemps constitué une zone politiquement sensible. Au-delà de ce constat général, les cartes permettent entre autres de relever trois types de territoires universitaires.

  • Les territoires des universités transrégionales

 

À première vue, une séparation frappante se dégage laissant place à deux paysages universitaires nettement distincts sur l’ensemble du territoire national. Le premier, celui du nord- ouest du pays, semble couvrir une large partie du territoire administratif. La forte densité universitaire qui le caractérise force le regard vers le Sud où transparaît un grand vide. Entre les deux, l’Université Ibn Zohr (UIZ) acquiert un statut particulier.

Située aux portes des provinces du Sud, l’UIZ d’Agadir affiche des singularités qui lui sont propres. Elle accueille le plus grand nombre d’étudiants au Maroc et produit le plus de diplômés, avec respectivement 134.699 et 16.895, en 2021. Elle est également l’université qui se compose du plus grand nombre d’établissements, soit 19. Elle la seule université à être présente dans 5 régions différentes. Celle-ci constitue en effet l’option la plus proche pour les demandeurs d’études supérieures issus des régions du Sud et des provinces situées à l’Ouest de la région Darâa-Tafîlalet. Les demandeurs issus de la rive Est de cette région se tournent quant à eux vers la région Fès-Meknès en raison de sa proximité, du moins pour les formations non desservies par les établissements de l’Université Moulay Ismail (UMI) (dont l’université mère se trouve à Meknès) présents dans la ville d’Errachidia, à savoir la Faculté des Sciences et techniques (FST), et la Faculté Pluridisciplinaire (EST).

L’UIZ et l’UMI sont les seules universités à être présentes dans une région autre que celle où se situe leur présidence. Bien que ce soit dans une moindre mesure, l’UMI apparaît donc également comme une université transrégionale. Tandis que l’UIZ assure le relais Nord-Sud, l’UMI assure le relais Est-Ouest par sa présence dans la région Drâa-Tafilalet. Si cette présence est le résultat de la modification du découpage administratif intervenu en 2015 avec l’entrée en vigueur de la régionalisation avancée, il n’en demeure pas moins que ce rôle de relayeur semble être assumé par celle-ci, comme en témoigne le développement considérable des filières accréditées pour les antennes situées dans la région Drâa-Tafilalet. On voit ici le rôle des antennes universitaires dans le décloisonnement de certains territoires.

  • Les pôles universitaires régionaux

La carte permet de voir que la réorganisation du paysage universitaire au Maroc va dans le sens d’un changement d’échelle, où les établissements de recherche et d’enseignement supérieur sont soumis à des logiques de regroupement et de concentration, de manière à constituer des ensembles atteignant une certaine masse critique. À l’exception de la région Marrakech-Safi, les régions dont la population est supérieure à 3.500.000 habitants accueillent au moins deux universités publiques. De ce fait, la carte laisse transparaître trois grands pôles universitaires régionaux.

Le plus important se situe dans la Casablanca-Settat où l’on retrouve trois universités, (UHII, UHI et UCD), avec 34 établissements. Le pôle accueille 193 509 étudiants et a produit le plus grand nombre de diplômés, soit 28 032 en 2021. Le développement de ce pôle et son poids profitent globalement de la place du territoire d’appartenance dans les politiques sectorielles. En effet, et sans surprise, c’est la région où se trouve la capitale économique du pays et où on enregistre la densité la plus forte. Le deuxième pôle universitaire régional est celui de la région Fes-Meknès. Composé de deux universités, (UMI et UMB), il dispose de 21 établissements où sont inscrits 169 071 étudiants et qui ont produit 21 382 diplômés en 2021. À quelques chiffres près, on retrouve la région Rabat-Salé-Kenitra en troisième position avec deux universités (UMV et UIT), 20 établissements (en dehors des cinq qui est 148 797 étudiants et 21 085 diplômés.

  • Les universités d’équilibre territorial[12]

La construction de nouvelles universités au Maroc a été incontournable pour une politique d’équilibre des territoires, dans le sens où elle a permis l’accès à de jeunes issus de familles modestes d’accéder aux études supérieures, tout en désengorgeant les autres universités. Il est donc possible de considérer que toute université ayant été créée après celle de Rabat (UM5) est une université d’équilibre territorial. Néanmoins, à travers la carte, il semble que certaines universités se sont développées jusqu’à atteindre une certaine masse critique, tandis que d’autres sont visiblement cantonnées à ce rôle.

Avec leur création, ces petites universités étaient principalement destinées à assurer une formation de premier cycle de proximité et de second cycle professionnalisant, et répondant en cela aux besoins du territoire. Aujourd’hui, elles ont du mal à décoller. C’est à ces petites universités, qui assurent incontestablement un équilibre territorial de l’offre universitaire par leur simple présence sur la carte et non par leur poids, que nous faisons référence ici. Ce groupe est composé de l’Université Sultan Moulay Slimane de Béni Mellal, de l’Université Hassan I de Settat, et de l’Université Chouaib Doukkali d’El Jadida, avec respectivement 23 525, 39 974 et 44 607 étudiants seulement.

III. Logiques territoriales du déploiement des universités publiques au Maroc : Enjeux et contradictions

Les logiques territoriales de la carte universitaire du Maroc sont à la fois celles qu’elle dessine, mais aussi celles qu’elle subit dans un mouvement récursif. Plus particulièrement, la carte universitaire est d’abord la traduction de choix politico- économiques ayant conduit à sa configuration : on y retrouve les mêmes caractéristiques du territoire administratif, marquées par une dialectique centre/périphérie et qui avance au rythme de la décentralisation de l’État. Mais une fois sur le territoire, l’université grandit, se développe et crée de nouvelles antennes. Elle participe ainsi à la reconfiguration du territoire par des logiques territoriales qui lui sont propres. Chacune de ses logiques territoriales étant caractérisée par sa propre définition de la frontière et par sa façon de découper son propre territoire en unités spatiales, administratives et/ou politiques, pouvant elles-mêmes évoluer dans le temps en fonction de modèles spatiaux implicites ou clairement explicités. C’est ainsi que les logiques territoriales de la présence des universités publiques se prolongent au- delà du territoire d’origine.

1. La territorialité juridique des universités publiques face au principe de gratuité

Le schéma de la carte des universités publiques au Maroc est, avant toute chose, défini par une territorialité juridique qui lui est indissociable et qui rappelle la logique de la décentralisation de l’Etat. Autrement dit, la territorialité de l’université publique apparaît en premier lieu via sa connotation légale faisant d’elle le foyer des études supérieures exclusif du territoire administratif où elle se situe. Plus précisément, tous les étudiants résidents d’une province s’inscrivent obligatoirement dans l’université qui lui est rattachée administrativement.

Cette logique de territorialité juridique permet de distinguer les universités publiques des universités privées. En effet, ces dernières ne sont tenues par aucune obligation de ce type puisqu’elles sont ouvertes à tous les étudiants, quelle que soit leur provenance. Toutefois, il est important de souligner que dans certains cas, cette logique s’annule pour les universités publiques également, notamment lorsqu’il s’agit des établissements à accès régulé, ou les formations à accès régulé offertes par les établissements à accès ouvert, comme les licences professionnelles, les Masters ou les doctorats. Nonobstant, compte tenu du poids de la formation fondamentale et des établissements à accès ouverts dans la composition des universités publiques, la territorialité juridique prend sens et pousse à reconsidérer la place de la dimension territoriale dans la politique universitaire et les missions de l’université publique au Maroc.

Pour un résident de la ville de Meknès, à titre d’exemple, l’Université Moulay Ismail est une destination obligée pour la population des territoires liés à son académie régionale. L’enseignement supérieur public, bien que gratuit[13] est un investissement non seulement pour l’Etat, mais aussi pour les ménages. De cette territorialité juridique découle donc un pacte éthique et moral vis-à-vis de la population locale en termes d’offre, de qualité d’enseignements, mais aussi en termes de choix de formation.

Cette responsabilité morale justifie l’importance que revêt l’intégration de la dimension territoriale aux missions de l’université publique. L’engagement de l’université pour garantir aux entreprises locales une main d’œuvre et un capital humain ne doit pas faire oublier sa vocation première, celle de garantir à la population locale un levier d’ascension social. Cette problématique qui domine le débat actuel sur le rôle et la fonction de l’université révèle une discordance et le statut même de l’université devient ambigu.

A travers l’évolution du maillage territorial des universités publiques marocaines, on peut voir comment cette territorialité juridique s’est élargie ou s’est rétrécie en fonction de la politique de décentralisation de l’Etat avec laquelle elle demeure étroitement liée. Ce constat permet d’avancer que les logiques territoriales des universités publiques sont d’abord inhérentes à leur création et que la carte universitaire est une traduction de choix politico-économiques ayant conduit à sa configuration actuelle.

2. La logique de proximité face à la justice spatiale

La création de nouvelles universités et d’antennes universitaires a largement été motivée par la recherche d’effets de proximité. Bien que cette logique soit apparente, rien ne permet d’affirmer qu’elle relève d’une planification stratégique. C’est-à-dire que la dynamique de création ne semble pas suivre, dans le temps ou dans l’espace, des critères spécifiques en dehors d’une volonté globale de démocratiser l’accès aux études supérieures.

Ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’il est possible de parler d’une proximité relativement recherchée. En effet, s’étant ancrées dans leurs territoires d’appartenance jusqu’à en faire partie, plusieurs universités publiques ouvrent des antennes dans des villes se situant en dehors des villes où se situe leur présidence. Si l’UM5 a été l’unique relayeur d’enseignement supérieur moderne dans le pays pendant près de vingt-ans, cette pratique devient généralisée au fur et à mesure du déploiement du système universitaire sur le territoire national. Là encore, le caractère recherché de la proximité n’est pas établi. Néanmoins, il est possible d’avancer qu’après avoir atteint une masse critique dans leur région d’appartenance, certaines universités publiques pouvaient désormais influencer et participer au choix des sites d’implantation des nouvelles antennes qu’elles seraient amenées à gérer.

Les objectifs affichés par les délocalisations lors de leur création s’illustrent par un désir de justice sociale. Il s’agit d’abord de désengorger les universités-mères pour permettre aux étudiants issus de familles défavorisées qui n’ont pas les moyens de venir dans les grandes villes poursuivre des études, tant les frais de logement et de transports sont élevés. Néanmoins, le rôle des délocalisations reste ambigu.

C’est un facteur de démocratisation certes, mais il faut courir le risque de secondarisation par l’absence de la recherche. De même, la nécessité de rapprocher les universités des familles des lieux de résidences doit se combiner à l’extrême ouverture de la gamme des formations pour que les choix soient ouverts. » (Boutaleb Joutei, 1999, p.121)

À première vue, les logiques de proximité et de justice spatiale peuvent sembler similaires. Veiller à démocratiser l’accès à l’enseignement universitaire n’est-il pas un moyen d’assurer une justice spatiale après tout ? Certes, mais la justice spatiale va au-delà de la proximité. Elle en représente le prolongement, en intégrant le principe de l’équité. En effet, il n’est pas uniquement question de doter chaque territoire d’une université dans un but de démocratisation, mais de doter les universités de chaque territoire de moyens correspondant à ses besoins.

Il y a lieu ici de souligner que le fait de parler de l’existence d’une logique de justice spatiale ne veut pas forcément dire que la carte des universités publiques marocaines l’assure. Cela ne revient donc pas à certifier que, par son offre, elle forme des points d’équilibre entre les différents territoires qui composent le territoire national, ou qu’elle n’est pas en elle- même un facteur d’accentuation des disparités sociales. Cette logique correspond beaucoup plus ici à une priorité clairement affichée par le pouvoir central mais aussi par les universités elles-mêmes.

Conclusion

La réflexion autour de la carte universitaire et sa cohérence s’est récemment accentuée au Maroc, face au constat de son caractère « non équilibré et incomplet »[14]. Si la priorité est de ne laisser aucune région sans une offre de formation dans le supérieur paraît une évidence, plusieurs contradictions apparaissent à la volonté de démocratisation des études universitaires. La situation paradoxale qui apparaît dans les capitales régionales et les grandes villes. Ce sont à la fois celles qui accueillent le plus grand nombre d’établissements, d’étudiants, et qui enregistrent une forte dynamique de recherche, mais aussi celles où on remarque un grand dépassement des capacités d’accueil. Au Maroc, la démocratisation des études universitaires s’inscrit dans le temps long.

On le voit clairement dans la composition de la carte où apparaissent des grands pôles régionaux, des universités transrégionales et des universités de rééquilibrage territorial. La présence des universités sur un territoire donné n’est pas neutre dans le sens où lorsque le pouvoir central modifie le maillage territorial de l’université ou du système universitaire, les repères territoriaux des populations et des acteurs qui s’y retrouvent se trouvent perturbés. Par ailleurs différentes conditions et combinaisons de politiques, y compris les politiques nationales de développement régional, de recherche et d’enseignement supérieur conditionnent les stratégies et les efforts des universités pour s’engager dans leurs régions. La nature de cet engagement variera également en fonction des caractéristiques et des besoins des sous-systèmes territoriaux. Cela exige bien évidemment que les universités soient suffisamment intégrées au système productif régional et à la stratégie de développement, d’une part, et qu’elles soient ouvertes et connectées aux réseaux internationaux de connaissances, d’autre part.

Bibliographie

  • El Maslout, A. La réforme inachevée de l’université marocaine, 1999, p. 120.
  • CSEFRS, Cadre de suivi et d’évaluation de la vision 2030,
  • Boutaleb Joutei, H. « L’enseignement supérieur, la recherche et l’aménagement du territoire », In. La question régionale et les enjeux du développement au Maroc, Institut Universitaire de la Recherche Universitaire, Rabat, 1999, p. 116.
  • Bourdieu, P. et Passeron, J-C. Les héritiers, Edition Minuit, 1964.
  • Amzazi, S. Ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur, de la formation professionnelle et de la recherche scientifique, lors d’une intervention à l’Université Cadi Ayad de Marrakech. https://maroc- diplomatique.net/universites-marocaines-demeurent-sollicitees-a-contribuer-developpement-local-regional/. Consulté le 30/07/2019
  • Guidarini, V. L’Université : un nouvel outil de recomposition urbaine ? Marseille : École des hautes études en sciences sociales, thèse de doctorat de sociologie, 2002.

[1]     Mohammed El-Fassi était l’une des figures emblématiques de la francophonie universitaire. Il a été Ministre de l’Education Nationale et des Beaux-Arts au Maroc sous le Gouvernement Bekkay Ben M’barek Lahbil (1955-1958), période durant laquelle la première université moderne a vu le jour.

[2]     Les domaines dispensés à Al Quarawiyin couvraient : droits musulmans (Le Fikh), à la littérature, la linguistique, la grammaire et la rhétorique (El Bayan) et aux sciences dites profanes : la philosophie, l’astronomie, les mathématiques.

[3]     Jusqu’à aujourd’hui, la ville de rabat constitue l’un des foyers universitaires les plus importants du Maroc avec 122 425 étudiants et une offre de formation des plus diversifiée.

[4]     Né à Fes, il a été Sultan du Maroc sous la dynastie Alaouite durant la période 1757-1790. Dans « The History of the Maghrib : An Interpretive Essay » publié dans les Presses de l’Université de Princeton, Abdellah Laroui présente Mohammed Ben Abdallah comme étant l’architecte du Maroc moderne, celui-ci ayant rebâti les villes de Mogador (Essaouira), Casablanca et Rabat.

[5]     Entretien avec Fathallah Oulaalou, ancien ministre de l’économie et des finances du Maroc.

[6]     II est à noter que celle-ci s’est constituée autour d’établissements déjà créés, à savoir la Faculté des sciences de Meknès et la Faculté des lettres et des sciences humaines qui relevaient avant de l’Université Mohammed Ben abdellah de Fès.

[7]     Entretien avec Fathallah Oulaalou, ancien ministre de l’économie et des finances du Maroc.

[8]     Son régime juridique est fixé par la loi n° 47-96 du 2 avril 1997.

[9]     Système consistant à organiser les études supérieures en trois cycles à savoir la Licence, le Master et le Doctorat.

[10]    II est à noter que c’est la même personne qui se trouve derrière ces deux grandes orientations. Omar Azziman, conseiller du Roi du Maroc, est en effet à la fois l’architecte du projet de régionalisation avancée puisqu’il a présidé la Commission Consultative de la Régionalisation (CCR) et l’initiateur de la Vision stratégique 2015-2030 de l’éducation élaborée par le Conseil Supérieur de l’Education, de la Formation et de la Recherche Scientifique, qu’il préside.

[11]    Cet indicateur est à prendre avec précaution puisqu’il n’a jamais été question de couvrir toutes les communes par des établissements d’enseignement supérieur. Il aurait été plus approprié d’élargir à l’échelle préfectorale/provinciale, et régionale et faire une distinction entre la couverture des établissements publics et des établissements privés).

[12]   Expression empruntée à Olivier Petit et Xavier Arnauld de Sartre, « Une nouvelle géographie de l’enseignement supérieur et de la recherche : rapprochements, concentrations, tensions… et opportunités ? », Natures Sciences Sociétés, 2018/3 Vol. 26, p. 256.

[13]    Le débat sur la gratuité de l’enseignement supérieur public a suscité de nombreuses polémiques, d’où nous retenons le fait qu’un service public n’est pas réellement gratuit, dans la mesure où il est financé par les impôts. Salma TBER, « la gratuité de l’enseignement supérieur : un faux débat », Libre Afrique, (www.libreafrique.org), article repris par le quotidien « Libération ».

[14]   Déclaration de A. Samadi à la MAP, ancien ministre délégué auprès du ministère de l’enseignement supérieur, de la formation professionnelle et de la recherche scientifique.

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