Le nouveau visage de la laïcité française, 1985-2023

Résumé :

La loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État a eu pour intention de faire cesser la « guerre des deux France » (Émile Poulat, 1968), la France catholique et la France laïque. L’inscription de la laïcité dans la Constitution de la IVe République, en 1946 (puis de la Ve en 1958), a parachevé la pacification. Or les années 1980 voient se déclencher une deuxième guerre laïque, qui dure encore. En regard de la première, elle présente un certain nombre de caractères remarquables. 1) Ce n’est plus un combat interne, une « guerre des deux France ». La mobilisation laïque entend se mener contre une idéologie perçue comme allogène : l’islamisme. 2) Elle entraîne une substantialisation forte du principe de laïcité, promu au rang de valeur cardinale de la République. 3) La neutralité laïque tend à n’être plus exclusivement une obligation de l’État, pour devenir une « doctrine de conscience » (Cécile Laborde, 2010). La République doit s’intérioriser. 4) L’École est l’institution qui doit permettre cette intériorisation en enseignant la laïcité.  5) Cet enseignement se fait dans une perspective agonistique : empêcher l’extension des « territoires perdus de la République » (2002). C’est ce « tournant substantialiste » de la laïcité française que cet article se donne pour tâche d’analyser.

Mots-clés : École (républicaine), Enseignement moral et civique (éducation civique), Laïcité, République, Séparatisme

Résumé

En 2003, François Baroin, alors vice-président de l’Assemblée nationale, remet au premier ministre Jean-Pierre Raffarin un rapport intitulé Pour une nouvelle laïcité.[1] Quelques années plus tard, en 2014, les juristes Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin publient un essai critique sur les péripéties juridiques relatives à la crèche Baby-Loup : L’affaire Baby-Loup ou la nouvelle laïcité.[2] Les points de vue de ces deux textes sont diamétralement opposés : là où François Baroin affirme la légitimité d’une redéfinition de la laïcité, qui doit devenir, selon lui, un trait culturel de l’identité nationale, S. Hennette-Vauchez et V. Valentin s’alarment de l’évolution d’une laïcité tournant le dos à l’inspiration libérale de la loi de 1905 et tendant à s’ériger en moyen de contrôle des comportements individuels. Toutefois, aussi opposées soient-elles, ces deux analyses s’accordent sur l’idée de la nouveauté : pour le meilleur (Baroin) ou pour le pire (Hennette-Vauchez et Valentin), la laïcité ne doit plus être, ou n’est plus, ce qu’elle était. C’est ce tournant dans l’histoire de la laïcité en France que je me propose d’examiner en en dégageant quelques caractéristiques essentielles.

Les années 1980 : l’émergence d’une nouvelle problématique.

Première question : quand ce tournant a t- il commencé à être pris ? La réponse est assez simple à donner : à partir du milieu des années 1980. Comme l’a remarqué Mona Ozouf[3], la question laïque qui avait été, des années 1920 jusqu’aux années 1950, centrée sur l’école, a cessé dans les deux décennies suivantes d’être sur ce sujet, structurante et décisive. Trois facteurs se conjuguent pour expliquer ce relatif effacement.

Le premier renvoie aux réformes structurelles profondes qu’a connues alors l’école, avec la constitution définitive d’un système éducatif unifié et par conséquent une massification considérable de l’enseignement secondaire. Les finalités civiques traditionnelles de l’école primaire perdent alors de leur vitalité et de leur importance, ce degré scolaire tendant à devenir de plus en plus une préparation à la scolarité ultérieure, elle-même de plus en plus orientée vers des finalités d’insertion sociale. Et du même coup se fragilise considérablement, et là encore de plus en plus, une identité professionnelle qui s’était construite historiquement sur de tels objectifs, autour notamment de la laïcité. L’évolution de la formation des maîtres (du primaire) des années 1970 jusqu’à nos jours, son universitarisation croissante et aujourd’hui complète, confirmera cette perte d’identité. Le temps des « hussards noirs » de Péguy (qui étaient non les instituteurs, mais les normaliens), et en général le temps, un peu plus long, de la corporation des instituteurs laïques, est révolu.

Le deuxième facteur est d’ordre culturel. Il renvoie à l’importance croissante prise, au cours de ces deux décennies, par les théories critiques de l’école : la sociologie critique de Bourdieu et Passeron ou de Baudelot et Establet ; les analyses  générées par l’œuvre de Michel Foucault sur l’école comme lieu fondamentalement disciplinaire et normalisateur, à l’instar de l’hôpital, de la caserne ou de la prison ; ou encore la vogue pour certaines pédagogies radicalement alternatives (on peut penser notamment au livre de A. S Neil, Libres enfants de Summerhill, traduit en français en 1972 – bien qu’il parût en anglais au début des années 40), voire pour des utopies anti scolaires (Une société sans école, d’Ivan Illitch, paru en France en 1970). Toutes ces approches conduisent à faire des questions de laïcité des questions secondaires, et même inessentielles. Quelles que soient en effet les différences d’analyse ou de cadre conceptuel proposés par ces courants, et ces différences sont évidemment considérables, ils ont tous en commun de ne plus faire de la laïcité une pierre de touche de la pensée de l’école. Pour un sociologue comme Bourdieu, laïque ou confessionnelle, publique ou privée, l’école est fondamentalement orientée vers la reproduction des inégalités sociales qui lui préexistent ; pour un foucaldien, laïque ou non laïque, elle est un instrument de contrôle des corps et des esprits, pour un réformateur pédagogique radical comme A. S. Neil, laïque ou non laïque, elle relève soit d’un régime autoritaire délétère pour la construction de la personnalité des enfants, soit (comme Summerhill) d’un régime souhaitable de liberté et de non directivité pédagogique. Dans les trois cas, la laïcité cesse d’être un discriminant scolaire.

Le troisième facteur de l’effacement de la laïcité, c’est l’évolution même des normes éducatives dans le sens d’une plus grande libéralisation. Les années 1960 sont celles où émerge un nouveau statut pour la jeunesse, où l’on commence à reconnaître son droit légitime à un certain hédonisme, à une aspiration à la libre disposition de soi, de ses loisirs, de ses pratiques sociales et culturelles ; en un mot où on commence à lui reconnaître une certaine autonomie morale. Tout cela culminera bien entendu avec Mai 68, mais le processus avait commencé avant. La laïcité est alors associée à un moralisme d’un autre âge, la fameuse « morale laïque » de l’école de la IIIe République, avec ses maximes écrites au tableau noir, et dont le projet même disparaîtra progressivement des programmes scolaires (l’éducation morale disparaît des programmes des collèges en 1961, des programmes de lycées en 1965 et des programmes de l’école primaire, son lieu d’élection pourtant, en 1969).

Ce dernier coup porté à l’importance de la question laïque ne fut pourtant pas son coup de grâce et les années 1980 furent pour elle, celles du renouveau. Celui-ci commença avec Jean-Pierre Chevènement, nommé en 1984 par François Mitterrand à la tête du MEN, dont l’ambition était de redonner à l’école ses couleurs républicaines les plus vives, d’en finir ainsi avec une école que l’esprit de Mai 68 avait fait à ses yeux sortir de ses gonds et de prétendre renouer avec l’inspiration originaire des réformes scolaires entreprises à la fin du XIXe siècle par la jeune IIIe République, Jules Ferry en tête. « École républicaine », « école de la République » : l’épithète ou le complément de nom vont désormais s’associer durablement et assez systématiquement au substantif, alors même que cette association sémantique est finalement assez rare chez les pères fondateurs (on chercherait ainsi en vain une entrée « École républicaine » dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dirigé par Ferdinand Buisson). Sans doute est-ce trop dire, ou de façon trop facétieuse, que J.-P. Chevènement invente l’idée d’école républicaine plus qu’il ne la réactualise ? Mais il a contribué à donner à l’expression la valeur d’une quasi unité de sens qui continue de structurer aujourd’hui bien des discours institutionnels, politiques ou journalistiques, et même universitaires.

      L’éducation civique, qui fait son retour dans les écoles primaires et dans les collèges, sera la grande bénéficiaire de ce renouveau républicain proclamé. J.-P Chevènement commande à l’historien Claude Nicolet, en 1984, un rapport au titre éloquent : Pour une restauration de l’éducation et de l’instruction civiques. D’autres éminents historiens, tels Pierre Nora ou Pierre Chaunu, soutiennent cette entreprise de réhabilitation, qui trouve également un écho favorable à l’inspection générale de philosophie, notamment chez Jacques Muglioni ou encore Georges Laforest, lequel entre d’ailleurs au cabinet du ministre et est un des principaux rédacteurs des programmes et instructions pour l’école élémentaire de 1985.

Pour toute une noosphère « néo-républicaine », qui a soutenu l’action de Chevènement au ministère et qui continuera d’être active bien après qu’il l’a quitté, en 1986, cet impératif d’un civisme renouvelé, dont l’école doit être le foyer principal, remet au premier plan la question de la laïcité, dont nombre de philosophes (Régis Debray, Catherine Kintzler, Henri Pena-Ruiz, Charles Coutel, Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut…) s’emploient alors à théoriser les mérites et la valeur. S’il semble ainsi nécessaire de réactualiser l’exigence laïque, de mettre, ou de remettre, la laïcité au cœur de l’éducation civique en particulier et de l’école en général, c’est pour des raisons nouvelles et contextuelles : la menace ressentie qui pèse sur le lien social, sur l’unité nationale, menace liée à l’intégration difficile d’une immigration nouvelle, à la tendance à la sécession culturelle d’une partie de la jeunesse et à la radicalisation et à la politisation inédite de la vie religieuse, en somme à l’inquiétude devant ce qu’un succès de librairie a appelé, au début des années 2000, « les territoires perdus de la République ».[4] Les premières affaires du voile, qui survinrent à l’automne 1989 et qui donnèrent lieu à des prises de position tranchées[5], vont donner à ce renouveau de la question laïque un caractère d’urgence et le bénéfice d’une couverture médiatique considérable.

La nouvelle guerre laïque

Les années 1980 voient donc se déclencher une deuxième « guerre » laïque, après celle qui eut lieu dans la deuxième moitié du XIXe siècle et que Émile Poulat avait appelé « la guerre des deux France », la France républicaine et laïque contre la France catholique et monarchiste[6], que la loi de séparation des Églises et de l’État, en 1905, avait eu pour intention de faire cesser et dont l’inscription de la laïcité dans la constitution de la IVe République (1946), puis de la Ve (1958), avait semblé signer définitivement l’armistice.

Cette seconde « guerre laïque » n’est aujourd’hui pas terminée. La mobilisation pour la défense de la laïcité continue d’être à l’ordre du jour politique. Elle est régulièrement réactivée par les différents attentats qui ont endeuillé le pays (Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes en janvier 2015, le Bataclan en novembre 2015, les assassinats de Samuel Paty en 2020 et de Dominique Bernard en 2023…) comme par le retour périodique des polémiques autour des manifestations et signes religieux dans l’espace scolaire (voiles, abayas, qamis…) ou non scolaire (burkinis…)

Or, ce retour de la question laïque présente alors, en regard de la façon dont historiquement les pères fondateurs, au tournant du XIXe et du XXe siècle, l’avaient posé, des caractères nouveaux remarquables.

  • Le premier d’entre eux est qu’il ne s’agit plus d’un combat interne, d’une « guerre des deux France ». La mobilisation laïque entend se mener contre une idéologie perçue comme relevant d’une aire culturelle étrangère : l’islamisme. Ou plus exactement, ce n’est plus le rapport à l’Église catholique qui fait problème (elle a définitivement accepté le cadre laïque à la Libération[7]), mais le rapport à l’islam, c’est-à-dire à une religion exogène, pratiquement non présente en métropole avant les années 60, et dont la visibilité sociale croissante de ses membres alimente le soupçon d’un refus du cadre national républicain, voire d’une hostilité à son égard. Il faut bien mesurer ici la nature de ce changement : en passant du catholicisme à l’islam, le combat laïque ne change pas seulement d’adversaire, il change de nature. La « guerre des deux France » était en effet une guerre de conquête, or l’on est passé de l’âge de la conquête à l’âge de la défense. Ce n’est plus dès lors la question du « gouvernement des esprits » qui est posée, c’est-à-dire la question de savoir qui doit exercer le pouvoir spirituel (l’Église ou l’État), mais la question de la fragmentation nationale, et de ce que l’on nomme parfois aujourd’hui le « séparatisme » ou le « communautarisme ». Il s’ensuit que la laïcité n’a pas aujourd’hui à s’imposer contre une institution établie (l’Église) et les prérogatives dont elle bénéficiait au XIXe siècle, notamment en matière d’éducation publique (la bataille institutionnelle est définitivement gagnée) ; elle a, ou croit avoir, à se défendre contre ce qui est désigné comme des « atteintes » au principe qu’elle représente, c’est-à-dire contre des manifestations individuelles ou collectives d’acteurs de la société civile – à commencer par des élèves.
  • Lutter contre les atteintes au principe de laïcité dont les individus-élèves sont réputés responsables implique un deuxième changement important: ce sont ces individus mêmes qu’il faut rendre « laïques », c’est-à-dire obtenir d’eux qu’ils se conforment à l’exigence de neutralité que la laïcité impose. Tel est le sens de la loi du 15 mars 2004, qui se présente comme une « application du principe de laïcité », et dont l’article 1 dispose que « « Dans les écoles, collèges et lycées publics, le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». La nouveauté est remarquable : dans l’histoire juridique et législative de la laïcité, la loi de 2004 est la première à faire de la laïcité non plus simplement une obligation de l’État et de ses institutions vis-à-vis de citoyens bénéficiant d’une égale liberté de conscience et d’expression, mais une obligation des individus, et donc une disposition qu’il s’agit pour les acteurs sociaux d’intérioriser. En d’autres termes, que j’emprunte à Cécile Laborde[8], elle tend à devenir une « doctrine de conscience », l’élément central de que C. Nicolet appelait quant à lui la « République intérieure » de chacun[9], dont on ne peut repérer nulle trace dans les textes juridiques fondateurs, et notamment pas dans la loi de 1905. On pourrait certes objecter à cela que la loi de 2004 s’inscrit dans la tradition hautement républicaine, et même de gauche, de la circulaire Jean Zay du 15 mai 1937 indiquant « qu’aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements ». Cette objection omet toutefois de préciser que cette circulaire fait suite à celle du 1er juillet 1936 interdisant, dans le contexte idéologique et politique profondément clivé des années trente, l’affichage par des élèves de signes politiques tels que pouvaient les arborer des ligues factieuses ou des mouvements révolutionnaires, au nom « de l’ordre et de la paix qui doivent être maintenus à l’intérieur des établissements scolaires ». C’est donc explicitement pour des motifs d’ordre public et non pas « en application du principe de laïcité » que les deux circulaires de Jean Zay ont été publiées, et la nouveauté introduite par la loi de 2004 ne saurait trouver en celles-ci un précédent.
  • C’est évidemment l’École qui est désignée comme la première des institutions devant permettre la construction chez les élèves de cette laïcité « de conscience ». Ce qui signifie que la laïcité doit désormais s’enseigner non seulement dans ses dimensions cognitives (historiques, philosophiques, juridiques…), mais comme une valeur à laquelle il s’agit précisément de faire adhérer les élèves. Le troisième changement notable de la « nouvelle laïcité » est donc celui-ci : la laïcité est désormais soumise à une exigence pédagogique qui consiste à en faire un élément central de l’enseignement moral et civique et de la « mobilisation pour les valeurs de la République » que la ministre Najat Vallaud-Belkacem a voulu lancer suite aux attentats de janvier 2015. Le tournant amorcé par la laïcité à partir des années 1980, et qui depuis n’a fait que s’accentuer[10], se marque ainsi à la fois par sa pédagogisation[11] et par sa « substantialisation », c’est-à-dire par la transformation de son statut de principe d’organisation politique en celui d’une valeur civique propre à l’univers axiologique de la République française.[12]
  • Dernier changement : plus la laïcité est pensée comme une valeur substantielle de la République, plus sa promotion prend un tour agonistique. Éduquer à la laïcité et transmettre les valeurs de la République, c’est dans ces conditions éduquer et transmettre « contre » ; autrement dit, c’est inscrire la laïcité dans ce que Max Weber appelait le « polythéisme des valeurs » ou « la guerre des dieux ».[13] La rhétorique guerrière des « territoires perdus de la République », l’usage même du mot « mobilisation » pour désigner l’engagement citoyen en faveur des « valeurs de la République » l’attestent : le tournant substantialiste de la laïcité fait de celle-ci un principe polémique, au sens étymologique du terme. Cela mérite d’autant plus d’être relevé qu’en 1905, au contraire, le législateur avait conçu la loi de Séparation comme un moyen de faire cesser la « guerre des deux France », c’est-à-dire comme une déclaration de paix, un « pacte laïque »[14], et qu’elle a dû en partie son succès, c’est-à-dire l’acceptation finale par l’Église catholique de son bien-fondé, à sa volonté pacificatrice.[15]

Un virage non assumé ?

La laïcité française nous offre donc, indubitablement, un nouveau visage. En quoi cependant cette nouveauté pose-t-elle problème ? Elle peut se justifier à la fois d’un point de vue philosophique et d’un point de vue socio-politique. Du point de vue philosophique, l’idée, chère à Claude Nicolet, d’une « République intérieure » peut s’autoriser d’une tradition républicaine vénérable, qui s’incarne exemplairement dans la thèse rousseauiste du primat de la volonté générale et du bien commun sur les intérêts particuliers. Suivant une telle thèse, on peut penser que la loi de 1905, plus libérale que républicaine, plus lockienne que rousseauiste, n’envisage qu’un aspect du pacte républicain, celui de la préservation des libertés individuelles, et qu’elle doit être en quelque sorte complétée par une conception de la laïcité davantage soucieuse de la construction de la communauté des citoyens. Du point de vue socio-politique, il n’est pas insensé de prétendre qu’il existe précisément au sein de la société française des forces, communément aujourd’hui désignées par le terme de « séparatisme », qui rendent nécessaire, voire urgent, le renforcement de cette communauté.

Un tournant « substantialiste » de la laïcité n’est donc pas en son principe injustifiable. Il se heurte néanmoins à deux problèmes. Le premier est que les traits qui caractérisent ce tournant sont plus qu’un complément à la loi de 1905, plus que ce que la loi de 2004 présente comme une « application du principe de laïcité ». On peut même penser que l’extension du principe de neutralité à la société civile et aux individus eux-mêmes ne peut se faire qu’au détriment des libertés que la loi de Séparation avait pour finalité de préserver. Comme l’écrit Philippe Portier :

Le modèle français de laïcité n’est plus de même nature. Sous la IIIe République, il était, sous l’égide de l’État libéral, un système de préservation des libertés. Sous la tutelle désormais d’un État recteur, il se transmue en système d’unification des conduites.[16]

Le second problème est le caractère non assumé de ce tournant. Si l’on excepte le rapport de F. Baroin qui indique explicitement, dans son titre même, que la laïcité identitaire que son auteur appelle de ses vœux est « nouvelle », les mesures réglementaires ou législatives prises depuis les années 2000 comme les discours qui les accompagnent pensent paradoxalement cette nouveauté dans la continuité de l’héritage laïque. Que la loi de 2004 se présente elle-même comme une « application » du principe de laïcité est à cet égard significatif : le virage est vécu, ou présenté, comme la ligne droite qui relierait la laïcité d’aujourd’hui à celle d’hier, comme un complément, un prolongement ou un approfondissement.

Ce caractère non assumé des modifications du sens même qu’on peut donner au principe de laïcité est évidemment problématique. Il est notamment source de confusion dans le débat public sur cette question. Celui-ci voit aujourd’hui se confronter des approches différentes de la laïcité, mais qui se réclament toutes de son principe. Cette confrontation est pour la vie démocratique légitime, et peut-être même salutaire. Mais prétendre que la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école ou celle de 2021 sur le renforcement des principes républicains sont les dépositaires de l’héritage laïque, tel que le droit en fixait l’esprit en 1905, c’est accréditer l’idée (fausse) que ceux qui en critiquent certains aspects fondamentaux se situent hors de cet héritage, c’est-à-dire hors de la laïcité elle-même. Assumer le tournant substantialiste de la laïcité est donc la condition nécessaire pour que ceux qui jugent ce tournant opportun puissent entrer avec ceux qui le regardent d’un œil plutôt critique dans une discussion publique politiquement honnête sur les différents modèles de laïcité que la République peut proposer à ses citoyens.

Bibliographie

BAROIN François, Rapport pour une nouvelle laïcité, Club Dialogues & Initiatives, www.voltairenet.org

BAUBÉROT Jean, Vers un nouveau pacte laïque, Paris, Seuil, 1990

BAUBÉROT Jean, GAUTHIER Guy, LEGRAND Louis & OGNIER Pierre, Histoire de la laïcité, Besançon, CRDDP de Franche-Comté, 1994

BIDAR Abdenour, Pour une pédagogie de la laïcité, Paris, La Documentation française, 2012

BRENNER Emmanuel (dir.), Les Territoires perdus de la République, Paris, Éditions de Minuit, 2002

HENNETTE-VAUCHEZ Stéphanie et VALENTIN Vincent, L’Affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, Issy-les-Moulineaux, LGDJ Lextenso éditions, 2014

KAHN Pierre, « La laïcité est-elle une valeur ? », Spirales, « Laïcité, croyances et éducation», 2007, n° 39

KAHN Pierre, Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles, Paris, ESF, 2024

LABORDE Cécile, Français, encore un effort pour être républicains !, Paris, Seuil, 2010

NICOLET Claude, L’Idée républicaine en France, Gallimard, 1982

OZOUF Mona, L’École, l’Église et la République, Paris, Cana, 1976

PORTIER Philippe, « Le tournant sécuritaire de la laïcité », https://7084e331-f642-4e01-99d5-7f9a8co18c76.filesusr.com/ugd8cdd55

POLULAT Émile, Liberté et laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris, Cerf/Cujas, 1987

Page 4

[1] François Baroin, Rapport pour une nouvelle laïcité, Club Dialogues & Initiatives, www.voltairenet.org

[2] Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, L’Affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, Issy-les-Moulineaux, LGDJ Lextenso éditions, 2014.

[3] Mona Ozouf, L’École, l’Église et la République, Paris, Cana, 1976, p. 6 sqq.

[4] Emmanuel Brenner, (dir.) Les Territoires perdus de la République, Paris, Éditions de Minuit, 2002. E. Brenner était le pseudonyme pris par Georges Bensoussan.

[5] Voir par exemple Élisabeth Badinter, Régis Debray, Élisabeth de Fontenay, Alain Finkielkraut et Catherine Kintzler, «  Profs, ne capitulons pas ! » Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989.

[6] Émile Poulat, Liberté et laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris, Cerf/Cujas, 1987.

[7] Voir la déclaration de 1945 de l’épiscopat français sur « la personne humaine, la famille, la société », qui reconnaît « la souveraine autonomie de l’État dans son domaine de l’ordre temporel ». Cité in Jean Baubérot, Guy Gauthier, Louis Legrand et Pierre Ognier, Histoire de la laïcité, Besançon, CRDDP de Franche-Comté, 1994, p. 272.

[8] Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, Paris, Seuil, 2010, p. 65.

[9] Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France, Gallimard, 1982, p. 507

[10] La loi du 15 mars 2004 a été la première de toute une série de textes juridiques ou réglementaires confirmant cette redéfinition en cours de la laïcité : la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation intégrale du visage sur la voie publique, la circulaire du 27 mars 2012 interdisant le port de signes religieux aux mères accompagnatrices de sorties scolaires, la loi du 24 août 2021 visant à « conforter le respect des principes républicains » qui étend l’exigence de neutralité aux salariés d’entreprises de droit privé exerçant une mission de service public…

[11] Pédagogisation préconisée dès le rapport ci-dessus cité de Claude Nicolet, en 1984, et théorisée dans l’ouvrage d’Abdenour Bidar Pour une pédagogie de la laïcité, Paris, La Documentation française, 2012)

[12] Sur le lien entre la pédagogisation de la laïcité et sa promotion comme valeur substantielle républicaine, voir Pierre Kahn, Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles, Paris, ESF, 2024, p. 127-131.

[13] Pierre Kahn, Ibid., p. 131-133. Voir aussi Pierre Kahn, « La laïcité est-elle une valeur ? », Spirales, « Laïcité, croyances et éducation », 2007, n° 39, p. 29-38.

[14] Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque, Paris, Seuil, 1990.

[15] L’article 4 de la loi de 1905 précisant que les associations cultuelles prévues par la loi se conformeront aux règles générales d’organisation des cultes ; le remplacement, en 1923, des associations cultuelles par des associations diocésaines placées directement sou le contrôle de l’autorité épiscopale ; la possibilité offerte par la radiodiffusion publique d’accueillir des émissions religieuses là où le principe de séparation aurait pu conduire à ne pas les prendre en compte sont quelques-uns des exemples de la volonté  de la IIIe République de ne pas faire de cette séparation un principe conflictuel.

[16] Philippe Portier, « Le tournant sécuritaire de la laïcité », https://7084e331-f642-4e01-99d5-7f9a8co18c76.filesusr.com/ugd8cdd55 Publié en accès libre sur le site « Vigie de la laïcité »

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