Pour un système éducatif bi-plurilingue pour tous en Corse

Résumé :

On sait aujourd’hui les bienfaits de l’éducation bilingue en général du point de vue des apports cognitifs. C’est plus précisément la psycholinguistique, et plus largement, les sciences cognitives qui étudient l’ensemble de ces phénomènes.

Lors de notre propre pratique en tant qu’instituteur puis par de fréquentes visites dans les sites bilingues français-corse qui ont nourri notre recherche, nous avons pu constater les potentialités du bi-plurilinguisme scolaire en matière d’éducation interculturelle. Dans notre recherche, nous avons même affirmé des potentialités spécifiques lorsque la situation impliquait une ou des langues minoritaires.

Notre article viendra faire un point sur ces pratiques en Corse au sein des classes bilingues corse/français et tentera de dégager un modèle théorique d’éducation bi-plurilingue conforme aux souhaits d’une école de socle universel, ancrée dans son aire culturelle et démocratique.

Mots clés : Langue minorée, Corse, bilinguisme scolaire, système éducatif

Résumé

1. Vers l’éducation bilingue à pas trop lents 

La présence de la langue corse dans le système éducatif en Corse est le résultat d’un processus qui tient davantage à une somme de concessions successives qu’à une planification liée à un projet avec des objectifs à atteindre. De lois en circulaires, c’est la pression d’une situation politique difficile qui octroie des avancées significatives entre l’extension de la loi Deixonne à la Corse en 1974 et la perspective d’autres progrès dans le cadre du « processus Beauvau » initié à la suite d’événements violents survenus en Corse après l’assassinat d’Yvan Colonna à la prison d’Arles en mars 2022. Au bout de 50 ans de progrès de la prise en compte de la langue corse dans le système éducatif public, il convient de se poser la question du projet partagé et de l’efficacité des moyens mobilisés.

1.1 Le corse langue de scolarisation ?

Selon le COE[1] (Conseil de l’Europe) :

Les langues de scolarisation recouvrent deux dimensions :

  • les langues qui sont  enseignées comme matière (alphabétisation, lecture, écriture, littérature, réflexion sur la langue, etc.) langue comme matière
  • les langues utilisées pour l’enseignement des autres disciplines (mathématiques, biologie, histoire géographie…) langue(s) des autres matières

 

Il s’agit :

  • des langues nationales dans la plupart des pays, comme par exemple l’albanais en Albanie ou le suédois en Suède
  • des langues régionales ou minoritaires dans certains systèmes éducatifs, comme le corse en Corse (France) ou l’allemand dans les écoles de la minorité allemande au Danemark.

 

Les langues de scolarisation sont le pivot d’une éducation plurilingue et interculturelle

En fait, si nous regardons dans le détail ce modèle de la prise en compte d’une langue régionale en tant que « langue de scolarisation », on se rend à l’évidence d’une visée qui pourrait être transposée telle quelle à un ensemble de pratiques avancées que nous avons pu observer dans les cycles de l’enseignement élémentaire en Corse.

La circulaire Savary de 1982 avait permis dans les écoles primaires un enseignement de la langue jusqu’à 3 heures par semaine et un enseignement possible en langue dans des matières dites « d’éveil »[2]. Cette permissivité, allant bien au-delà de la vieille loi Deixonne, ouvrait un champ des possibles en même temps que se créait l’Université de Corse et sa jeune filière d’études corses qui ouvrait aussi la possibilité d’acquérir une licence tout en favorisant la recherche par son Centre d’Études Corses.

C’est ce contexte qui fit aboutir dans les écoles de Haute-Corse le principe du « corse intégré ». Ce programme de production didactique, démarré en 1986, consistait en une mise en pratique contractualisée d’un stage lourd de six semaines qui débouchait sur un travail suivi d’une durée de deux ans. Le corse intégré utilisait a maxima les possibilités de la circulaire Savary, notamment dans le fait que le corse pouvait être langue d’enseignement. L’élan vers l’éducation bilingue était pris et la prise en compte d’une norme plurielle s’entérine sur les préceptes de la théorie du corse = langue polynomique (Marcellesi 2003).

Le corse langue de scolarisation avait pris son élan et, avec la multiplication des moyens, la volonté politique d’une institution régionale ayant encore renforcé ses compétences par le statut de 1992 créant la Collectivité Territoriale de Corse et les progrès de la recherche en didactique de la langue corse issus de l’Université, les maitres d’école les plus engagés allaient développer de belles expériences dans un modèle original d’éducation scolaire bilingue et interculturelle.

1.2 L’élaboration d’un postulat après le « corse intégré »

En 2004, à la suite d’une série d’observations dans les sites bilingues des écoles primaires en Corse, nous constations avec Claude Cortier : « Induites, construites ou intégrées à partir d’une formation didactique, les pratiques des sites bilingues en Corse apparaissent comme la résultante d’une situation sociolinguistique qui débouche sur un projet d’école. […] Le champ ainsi ouvert prend un caractère socio-didactique. Il s’avère en effet que le rapport français/langue régionale comme instrument innovant d’éducation langagière et citoyenne ne devient possible que dans une prise de sens qui se construit par un cheminement socio-historique donné. » (Cortier/Di Meglio 2004)

Il s’agissait alors de poser les conditions de naissance d’une discipline, la LCC (langue et culture corses), et du développement d’une didactique de la langue consubstantiellement liée à une conduite pédagogique bi-plurilingue.

Pour l’enseignement de la LCC, notre hypothèse fut que ce développement exprime et imprime nécessairement du sens, des valeurs et des démarches spécifiques à chaque expérience de classe dans le cadre d’un projet global initié par l’appareil conceptuel de la langue corse à partir des années 1970.

En effet, les diverses étapes de l’avènement puis du développement de la langue corse dans l’enseignement public sont les jalons d’une nouvelle approche pour un enseignement de langue vivante dans une situation de plurilinguisme social. Donnant un bilan de quinze années de formation initiale à l’IUFM de Corse, Jean-Marie Comiti (2013) écrit à propos de cette période d’application et d’interprétation de cet appareil théorique : « La recherche action prenait vie dans les établissements scolaires où les cohortes d’enseignants auxiliaires, fraîchement diplômés, mettaient à l’épreuve les théories universitaires. Un tâtonnement scientifique qui donnera lieu à une réflexion pédagogique innovante et féconde. »

Par ailleurs, la Corse multiculturelle de cette fin de XXe siècle inclinait à reconsidérer les enjeux de l’enseignement de la langue corse. Le fort pourcentage d’immigrés en Corse, notamment dans les classes eu égard à l’âge moyen des populations respectives, et l’avènement de l’Europe amenèrent à revoir la problématique de l’enseignement des langues à l’aune d’une quadruple dimension, que l’on peut percevoir de façon plus ou moins gigogne : européenne et méditerranéenne, nationale et régionale.

L’appareil conceptuel et critique issu d’une sociolinguistique du conflit va alors évoluer vers des thèses à même de dépasser la simple sauvegarde d’une langue minorée en danger pour s’inscrire dans une problématique plus large.

Le dépassement du conflit diglossique va repositionner les discours. L’opposition langues régionale/langue nationale ne focalisera plus autant l’attention pour opposer un monolinguisme d’état jugé éculé et peu démocratique à un projet d’éducation bi-plurilingue mieux adapté et plus conforme aux désirs et aux enjeux socioculturels auxquels la Corse est loin d’échapper.

Pascal Ottavi (2008, 473) posa alors la question d’un inéluctable « bougé de la forme scolaire […] si nous tentons de nous situer par rapport à l’initial « principe unifiant de l’égalité des chances »[3] basé sur la standardisation et la centralisation de curricula rigoureusement identiques en tout point du territoire national ». Il en déclinera ensuite les conséquences par l’angle de la sociologie des savoirs.

Jacques Thiers (2008, 272) revint lui sur le concept phare de la sociolinguistique corse : « Nous sommes donc amenés à souligner que le concept de langue polynomique ne peut prendre toute sa valeur que s’il est étendu de la perspective interne au corse à l’option interlinguistique incluant la masse des phénomènes de contact du corse avec le français et, à un degré moindre, avec l’italien. » Au niveau didactique, cette acception étendue ouvrait tout le champ des possibles pour l’enseignement des langues collatérales (Eloy 2004), notamment l’italien. Les expériences les plus avancées dans cette approche ont pu normalement organiser le saut qualitatif de l’enseignement/apprentissage à une éducation bi-plurilingue intégrant une dimension interculturelle.[4]

Nous pourrions bien entendu élargir le corpus des attestations montrant une sorte de basculement ou de tendance liés aux progrès de la recherche, aux apports des diverses collaborations et surtout à la prise en compte dans le chantier de la didactique de la langue corse d’une donne politique, sociale et démographique nouvelle.

Afin de synthétiser et de caractériser ce basculement, nous avions pour notre part, lors d’une séance de travail de recherche en commun, soumis un tableau des tendances évolutives[5] en tentant d’identifier deux périodes dans la tranche d’histoire de l’avènement de la langue corse, à partir de 1962 : la première phase affirme une défense, une illustration et produit un appareil théorique de légitimité dans le cadre d’une nouvelle démocratie linguistique ; la seconde, plus actualisée, cherchait les voies d’une modélisation scolaire inscrite dans un projet d’éducation bi-plurilingue.

Période 1

Défense et reconnaissance de la LCC

Période 2

La LCC dans le projet d’éducation bi-plurilingue

identité réactive

identité prospective

identité distanciée

Identités intégrées

identification

Intégration

défense

Initiative

frontières, territoire

variation, continuité culturelle

enseignement de la LCC

éducation bi-plurilingue

conflit, diglossie

fonctionnalisation, gestion de la diglossie

légitimité

Sens

appareil critique

Élaboration d’outils didactiques

espace de concession

espace de conception

voies du possible

voies du faisable

démocratie culturelle

Modélisation

langue de l’identité

langues du citoyen

Langues de France

Langues d’Europe

1.3 Un modèle corse non généralisé

Dans les expériences bilingues les plus avancées à l’école primaire, on a ainsi pu noter un ensemble de phénomènes très positifs sur au moins trois axes :

  • une connaissance avancée du discours théorique sur le corse, sur les théories sociolinguistiques et de façon liée, sur le bi-plurilinguisme ;
  • l’élaboration d’une praxis bilingue (un maître, deux langues) porteur d’une dynamique spécifique : au lieu d’une juxtaposition des apprentissages, les équipes s’efforcent de construire la complémentarité grâce à une alternance réglée des deux langues pensée comme stratégie d’enseignement et de construction de savoirs
  • un sens nouveau donné à l’enseignement des langues (y compris le français) dans une globalisation plurilingue vers un projet social et citoyen tourné vers l’interculturalité.

 

Ce changement de praxis induit par l’enseignement bilingue se présente comme un témoignage majeur du dépassement d’une idéologie diglossique : veiller à la parité des enseignements, à son mode d’être « enseignant », utiliser didactiquement l’alternance des langues confèrent à l’enseignant bilingue une responsabilité particulière sur la possibilité de valoriser de façon équilibrée les langues en présence mais aussi une efficacité accrue dans le développement chez les élèves d’une flexibilité cognitive, communicative et discursive repérée d’emblée par les différents travaux sur le bi-plurilinguisme et les classes en immersion.

Pour autant, peut-on dire aujourd’hui que cette approche s’est généralisée ? Ces constats ayant été validés dans la première décennie du XXIe siècle, on peut difficilement déduire qu’ils constituent aujourd’hui un ensemble harmonisé dans le système d’éducation scolaire en Corse. Pour autant, il nous manque une grande enquête qualitative qui viendrait sans doute affirmer une hétérogénéité des pratiques, y compris dans les filières bilingues. Pour l’heure nous ne disposons que de valeurs quantitatives pour décrire la situation de l’enseignement du corse.

2. Le système éducatif en question

2.1 Le corse dans le système public : chiffres à l’appui

Considérons ces données 2023 de la Commission Académique de la Langue Corse (CALC) pour les écoles élémentaires :

Le premier constat d’ordre descriptif nous montre comment le système s’est complexifié afin de répondre à une double injonction contradictoire :

  • la volonté des Corses (notamment par la voix de son institution régionale dès le début[6]) à développer un système d’éducation bilingue corse/français obligatoire et généralisé ;
  • les réticences et les compromis de l’État, notamment à travers la rigidité constitutionnelle, qui ne peut dépasser le stade de discipline facultative en maintenant un système de choix pour l’élève au sein d’une offre généralisée.

Il en résulte un système assez complexe qui, sous couvert de choix démocratique, ne satisfait pas la demande claire des Corses en ce sens et prend le risque de fragiliser le principe républicain d’une école pour tous. Nous faisons ici allusion à Sébastien Quenot qui problématise ainsi la question de la mise en filières différentes l’offre de langue corse dans l’école :

L’enseignement bilingue français-corse n’est plus perçu comme une revendication politique mais comme une méthode pédagogique innovante, plus efficace pour apprendre le corse et préparer les enfants au plurilinguisme. Cependant malgré les déclarations politiques souhaitant faire du corse la langue de la cohésion sociale, son inégal développement et son offre facultative ne risquent-ils pas de provoquer une fragmentation et une ethnicisation de l’espace social ? (Quenot 2010)

Comme le montre le premier tableau, il existe trois offres possibles dans l’éducation nationale en Corse. Elles sont le fruit de diverses évolutions au cours de ces 50 dernières années :

  • un enseignement dit « standard » qui oblige le système à offrir 3 heures de LCC par semaine et laisse à l’élève le choix de refuser cet enseignement. Les cas de refus, toutefois assez rares, appellent des aménagements spécifiques afin que l’élève puisse suivre une séance alternative dans le temps consacré au corse ;
  • un enseignement bilingue (toujours objet d’un choix initial) qui prône une parité horaire dans l’alternance des codes durant le temps des enseignements ;
  • une enseignement immersif partiel à 80% de corse depuis 2018 pour l’enseignement public et qui concerne aujourd’hui quelque 300 élèves (voir plus bas la mention du Recteur de l’académie de Corse actualisant ces chiffres)

S’appuyant sur ce bilan quantitatif le discours du Recteur pointe les progrès substantiels de la présence du corse dans les écoles :

Au cours des 5 dernières années, nous sommes passés de 36% à plus de 50% d’élèves scolarisés dans le premier degré en classe bilingue. Aujourd’hui, il y a plus de classes bilingues que de classes standard dans le premier degré ! C’est une réalité. L’enseignement immersif dans le public a également connu un bond avec une hausse de 70% des élèves. D’autre part, nous avons relancé le Conseil Académique des langues régionales et donc de la langue corse. Nous avons également mis une stratégie au sein des ressources humaines en maintenant notamment le même nombre de postes dans le 1er degré. La langue corse, c’est avant tout un enjeu sociétal, qui relève des élus. Le plurilinguisme est bon pour nos élèves.[7]

Nous savons aujourd’hui que, sur l’ensemble des options proposées, la plus efficace en matière de corsophonie scolaire est, de façon évidente, liée à une pédagogie qui pratique une immersion précoce, fût-elle partielle à 80% de langue corse afin de rester conforme à la constitution française. Or nous voyons que ce modèle ne concerne aujourd’hui qu’environ 500 élèves (si nous appliquons les 70% d’augmentation aux chiffres de 2022 ci-dessus). Si nous les rapportons aux quelque 23 000 élèves scolarisés (tableau ci-dessous), il s’agit d’une portion plus que congrue (2%) qui reçoit l’enseignement le plus sûr en matière d’objectifs de corsophonie active, même si le reste des élèves reçoit de façon très majoritaire un enseignement du corse, dans une variabilité en durée et en qualité encore à évaluer.

En première conclusion, nous affirmons que le système éducatif public en Corse fait une place importante à l’enseignement de la langue régionale, qu’il y consacre des moyens considérables en financements, en recrutements, en formation et en ressources humaines mais, en aucun cas, il ne s’agit aujourd’hui d’un système d’éducation bilingue harmonisé, généralisé et offert à tous où le corse est véritablement une langue de scolarisation.

2.2 Un bilan quantitatif faussement positif et une absence de réelle évolution

Il y a 15 ans, nous écrivions en conclusion d’un article qui faisait le bilan de l’enseignement du corse dans la revue Tréma 31 :

L’enseignement du corse connaît encore des problèmes importants malgré les incontestables progrès liés aux différents acteurs militants, associatifs et institutionnels.

Il s’agit tout d’abord de traduire en actions cet affichage à partir d’une évaluation qui dépasse la simple statistique basée sur le quantitatif (effectifs, maîtres, moyens) et sur le déclaratif comme méthode la plus fréquente des enquêtes. Comment connaître plus finement la quantité réelle de l’enseignement dispensé, par exemple ?

Il est urgent aujourd’hui d’aller vers des diagnostics plus précis sur la qualité de l’enseignement. Car le véritable problème se situe justement dans cette massification très bien attestée par l’ensemble des enquêtes mais que l’on connaît finalement assez mal.

Si on a pu identifier depuis une vingtaine d’année un réseau de militants à l’expérience affirmée, on a du mal aujourd’hui à évaluer l’état réel du chantier pédagogique : quelle est la pratique de ces jeunes maîtres issus du concours ? La langue corse peut-elle servir de cheval de Troie pour une réussite moins concurrencée aux concours de recrutement ? Comment mesurer la véritable motivation des nouveaux habilités qui visent parfois le statut de maître bilingue afin de se donner une mobilité plus sûre ? La mise en place de cursus différents (systèmes standard/bilingue) a-t-elle des effets cachés ? Y a-t-il une obligation à honorer son statut bilingue de façon pérenne ? Parmi toutes les questions, la plus lancinante s’adresse directement à l’efficacité du système : pourquoi, avec de tels moyens, l’école ne produit-elle pas de corsophones ? (Di Meglio 2009) 

Loin de nous en réjouir, il nous faut faire le constat que ces questions demeurent d’actualité en 2024. En fait, la réponse est selon nous liée à un paradoxe apparent. Il est vrai que dans la décennie qui suivra ce bilan, la volonté déjà bien affirmée pour la langue corse va encore se renforcer par le vote territorial de 2015 qui voit les nationalistes corses accéder aux responsabilités de la Collectivité Territoriale de Corse[8]. Entretemps, les suffrages, tout en évoluant sensiblement sur la distribution interne des voix, ne vont pas démentir cette majorité qui affiche aujourd’hui quasiment une décennie de pouvoir. Or, c’est bien durant ce temps que nous voyons très peu d’évolutions et de progrès de l’enseignement du corse alors que la Corse officialise en quelque sorte par les urnes les grandes tendances favorables et désormais unanimes sur des thèmes comme le bilinguisme scolaire et la coofficialité des langues corse et française.

Deux explications peuvent être avancées : la Collectivité de Corse (désormais CdC) a des compétences limitées en matière d’évolutions importantes statutaires et législatives et l’État semble avoir atteint le maximum des avancées qu’il pouvait accorder sans avoir recours à des modifications constitutionnelles, notamment pour le statut de coofficialité, pourtant voté en 2013 par l’Assemblée de Corse. Faux paradoxe donc, il semble bien que nous ayons atteint une sorte de plafond de verre dû à la force d’inertie de prérogatives régaliennes d’État et la faiblesse intrinsèque du pouvoir territorial, fût-il majoritairement voire unanimement composé d’élus favorables au dépassement de ce plafond.

Il est vrai que l’on pourra évoquer d’une part des marges de manœuvre toujours possibles au niveau de la représentation académique et, d’autre part, une meilleure exploitation des compétences et des moyens dévolus à la CdC. Il est vrai aussi que des marges de planification efficace restent à trouver. Mais, à notre sens, la raison profonde et essentielle de cet essoufflement demeure d’ordre institutionnel.

2.3 Le retour de l’associatif immersif : Scola corsa

 

Ce contexte et ce constat ont engendré une réaction assez inattendue de la part du pouvoir politique à la CdC. C’est, entre autre, sous l’impulsion du député européen François Alfonsi que viendra se concrétiser la volonté de relancer l’option d’une école associative pratiquant l’immersion linguistique. Pour notre part, nous avions depuis longtemps fait un sort à l’enseignement associatif : « la disparition de l’enseignement associatif, pour avoir été pionnier à la fin des années 1960, a cédé le pas à l’éducation publique en Corse à mesure que celle-ci renforçait son cadre statutaire et que la régionalisation augmentait ses aides à des fins d’accompagnement. » (Di Meglio 2009)

C’est fort de constats et d’expériences en France et en Europe que François Alfonsi sonne le rappel. Nous avons relevé dans un réseau social des éléments discours qui sont largement repris ensuite dans l’argumentaire en faveur du regain de l’enseignement associatif immersif et qui conduira à une politique très engagée de la part de la CdC :

Il est une certitude incontournable.

Ce n’est pas l’Education Nationale qui sauvera la langue corse ! […]

Mettre en place une filière d’enseignement parallèle à celle de l’Education Nationale n’est donc pas une affaire de préférence éducative, mais une question de nécessité politique d’urgence. C’est ce qu’ont compris et réalisé les militants basques avec Seaska, et bretons avec Diwan, dont la filière alternative associative est complète de la maternelle au lycée, permettant de faire entendre dans les cours de récréation des enfants s’exprimant en basque et en breton. Même s’ils sont minoritaires (quoique au Pays basque, la filière scolarise déjà plus de 10% des élèves), ces enfants seront le vivier de demain pour répondre aux besoins de toutes les professions qui seront indispensables pour poursuivre un projet politique de reconquête linguistique. (Page officielle du député européen François Alfonsi sur Facebook, 25 février 2021)

Cette décision est prise un peu avant les graves événements en Corse qui suivent l’assassinat en prison d’Yvan Colonna[9] qui vont déboucher sur ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le « processus de Beauvau ». La proposition de statut d’autonomie de la Corse a été votée par l’Assemblée de Corse le 27 mars 2024. Le premier alinéa du texte prévoit « la reconnaissance d’un statut d’autonomie pour la Corse au sein de la République française qui tient compte de ses intérêts propres liés à son insularité méditerranéenne, à sa communauté historique, linguistique et culturelle ayant développé un lien singulier à sa terre ». Pour l’heure, cette potentielle nouvelle donne qui ouvre le champ des possibles en matière d’évolutions institutionnelles notamment en faveur de la langue corse, n’a pas changé la volonté politique de la CdC dans le soutien à l’enseignement associatif. En cette année 2024, les écoles ouvertes sont au nombre de quatre (Bastia, Sarrola, Biguglia et Corte) scolarisant plus de 100 élèves en école maternelle et le budget de la CdC concernant leur financement s’élève à environ un million d’euros par an[10].

L’avènement de Scola corsa sonne ainsi comme un constat d’échec du système éducatif public :

  • Le corse n’est pas devenu langue de scolarisation ;
  • Les bonnes pratiques d’éducation bilingue et interculturelle ne se sont pas devenues la norme ;
  • Les sites bilingues n’ont pas su s’harmoniser ;
  • Le système éducatif public ne corsophonise pas.

 

Pour autant, le recours à l’enseignement privé associatif n’est pas unanimement perçu comme une alternative et encore moins une panacée, d’autant que, depuis les années 1980, l’ensemble des acteurs et défenseurs de l’enseignement bilingue était résolument ancré dans une solution qui passe uniquement par l’éducation nationale, perçue comme une garantie démocratique d’une offre unique, équitable et généralisée (ce qui n’est toujours pas le cas). Citons ici la réponse de Pascal Ottavi, professeur des universités et spécialiste de l’enseignement bilingue en Corse, au député européen dans la même page du réseau social :

Je viens de prendre connaissance du texte que François Alfonsi a publié sur sa page officielle Facebook le 25 février 2021. La teneur de ses propos me conduit à prendre position sur les questions qu’il soulève, compte tenu de mon passé d’enseignant et de militant.

[…] Je le dis sans ambages, la stratégie avancée par le député européen est sans lendemain, et ce pour la raison suivante : en Corse, le mouvement associatif en matière éducative a toujours été d’une faiblesse insigne. L’île compte tout-au-plus quatre établissements confessionnels, quasiment aucune école hors contrat et aucune école associative, en l’état. Ainsi, dans le 1er degré, en combien d’années compterait-on couvrir un potentiel de 25000 élèves, 1200 classes et 1800 enseignants ? Ceci sans disposer initialement d’aucun capital d’ingénierie pédagogique en dehors de l’Éducation nationale ? La situation corse, dans le domaine de l’enseignement associatif, n’a strictement rien à voir avec celle de la Bretagne ou du Pays basque, lui-même adossé à l’énergie et à la puissance institutionnelle de l’Euzkadi frontalier. S’il apparaît tout à fait normal de soutenir l’initiative associative lorsqu’elle se montre fondée et viable, faudrait-il pour autant réorienter par exemple les 1,7 millions d’euros du Contrat de Plan État-Région 2015-2020 en faisant en avant toute sur une initiative associative dont, pour l’instant, on attend encore les premiers signes avérés et tangibles ?

Le discours du député européen est donc totalement hors sol.

Le contre argument est évidemment à prendre très au sérieux dans la mesure où l’enseignement associatif ne garantit pas l’équité sociale et, malgré son accès annoncé sans différenciation de classe ou de culture, ne règle pas le problème d’un choix effectif des parents qui peut conduire à un tri social, lui-même déjà problématique dans l’école publique telle qu’elle est mise en filière actuellement. D’autre part, notre expérience des bonnes pratiques nous a montré un modèle de pédagogie bi-plurilingue qui favorise l’approche comparée des langues corse et française, l’éveil à d’autres langues et la visée d’une acquisition équilibrée et soutenue des deux systèmes linguistiques.

3. Quel système pour la Corse ?

Il ressort de notre synthèse qu’en l’état actuel de la situation, les perspectives d’évolution vers un système d’éducation bi-plurilingue sont compromises par la lenteur chronique de l’éducation nationale en Corse. Côté associatif, on se rend à l’évidence d’un système parallèle qui prendra beaucoup de temps aussi, avec une orientation des moyens financiers territoriaux qui font débat aujourd’hui.

Pourtant, les maitres les plus avancés avaient apporté la preuve d’un savoir-faire pédagogique qui rend extrêmement féconde la réalité plurilingue corse. Fort de nos travaux de recherche, nous postulons qu’il ne peut y avoir, ni dans la réalité actuelle ni dans les projets, de situations monolingues pour les langues minoritaires. En alternative à deux monolinguisme cloisonnés, il y a donc à promouvoir la nécessité d’une didactique contrastive au sein d’une éducation bi-plurilingue ou dans d’autres espaces de formation, apprentissages et/ou enseignements.

C’est pour cette raison que le modèle de l’immersion partielle précoce à dominante corse nous apparaît comme la meilleure des solutions dans la mesure où elle dégage toute la dimension plurilingue et interculturelle tout en assurant potentiellement une corsophonie de qualité par la forte exposition à la langue corse qu’elle procure. Une programmation régulière et maîtrisée pourrait aller jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire (à 16 ans) puis organiser des spécialisations en lycée.

Or nous faisons le constat que cette option demeure la plus faible dans l’éducation nationale et que le projet immersif dans les écoles associatives demande encore à être précisé pour connaître la vraie finalité de la démarche pédagogique qui doit pouvoir dépasser la simple sauvegarde d’une langue minoritaire en danger pour s’orienter vers un projet éducatif plus ouvert et contrastif.

Par ailleurs, le système éducatif en Corse doit pouvoir continuer à se parer des vertus de l’école républicaine : au cours de la scolarité obligatoire, il convient de viser un socle commun des apprentissages, de veiller à donner le même et le meilleur enseignement à tous. Il va sans dire que dans le projet de société que nous préconisons pour la Corse, ce socle doit aujourd’hui intégrer les langues corse et française partagées et maîtrisées, accompagnées d’initiations et d’éveil à d’autres langues d’Europe voire du monde, selon les choix pédagogiques.

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Bibliographie

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Cortier/Di Meglio, 2004, « Le dépassement du conflit diglossique en Corse : implications pédagogiques et didactiques chez les maitres bilingues de l’école primaire » in Revue INRP- Repères n° 29 / 2004, Ducancel G./Lee Simon D. (Dir.) Français et langues étrangères et régionales à l’école, quelles interactions ?

Cortier/Di Meglio, 2005, « Modalités de scolarisation des enfants migrants, rapport à l’autre et construction du plurilinguisme dans les contextes d’enseignement bilingue français et langue régionale. L’exemple corse. » in Van Den Avenne, C.  (coord.), Mobilités et contacts de langues, L’Harmattan, Paris

Di Meglio Alain, 2006, Langues, identité(s) et scolarité à partir de la question de la langue corse dans le système public, Mémoire pour l’obtention d’une Habilitation à Diriger les Recherches, soutenu à l’Université de Corse en décembre 2006, Jacques Thiers (Dir.)

Di Meglio Alain, 2009, « La langue corse dans l’enseignement : données objectives et sens sociétal » in revue Tréma 31, sept. 2009, L’enseignement des langues régionales aujourd’hui : état des lieux et perspectives, IUFM de Montpellier

Di Meglio Alain, 2011, « Genèse d’une sociodidactique et alternance codique dans les classes bilingues français/corse : entre maitrise et méprise » in Stéphanie Clerc (Dir.) (Mé)tisser les langues à l’école ?. Quels outils, quels curricula et quelles formations pour le développement du plurilinguisme à l’école ? Cahiers de linguistique N° 37/2, E.M.E., pp.194

Di Meglio Alain, 2015, « Didactique des langues minoritaires et enjeux de légitimation » in Guide pour la recherche en didactique des langues et cultures (approches contextualisées), Editions des archives contemporaines,. ⟨hal-01272032⟩

Eloy Jean-Michel (2004) Des langues collatérales. Problèmes linguistiques, sociolinguistiques et glottopolitiques de la proximité linguistique. Paris, L’Harmattan.

Marcellesi J.-B (T. Bulot et Ph. Blanchet co-éd.), 2003, Sociolinguistique. Epistémologie, Langues régionales, Polynomie, Paris, L’Harmattan, Collection Espaces Discursifs

Ottavi Pascal, 2009, Le bilinguisme dans l’école de la République ? Le cas de la Corse, Albiana, Ajaccio

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Thiers Jacques, 2008, Papiers d’identité(s) (édition revue et actualisée), Ajaccio, Albiana

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[1] https://www.coe.int/fr/web/language-policy/languages-of-schooling (consulté le 15/04/2024)

[2] Il s’agissait alors des disciplines de sciences de la vie et de la terre et des sciences humaines.

[3] Ottavi renvoie ici au sociologue Jean-Louis Dérouet, 2001, « Les savoirs scolaires sous le feu des critiques », in Sciences humaines n°121, novembre

[4] Voir à ce sujet les articles issus d’un ensemble d’observations et d’enquêtes dans les classes bilingues corses que nous avions réalisées avec Claude Cortier (Cortier/Di Meglio 2004 et 2005)

[5] Ce tableau est par ailleurs reproduit dans notre mémoire HDR (Di Meglio 2006, 54)

[6] Le 8 juillet 1983 les élus de l’Assemblée de Corse adoptent majoritairement une proposition adressée au Premier ministre, ayant « pris acte du caractère fondamental de la langue comme ciment de la culture et de l’urgence de mettre en œuvre une réelle politique de réappropriation culturelle qui traduise la volonté de l’assemblée de rendre sa langue à son peuple. Consciente du caractère historique de ses responsabilités, l’assemblée de Corse a décidé de s’engager dans une politique de bilinguisme dans le cadre d’un plan triennal qui sera élaboré en concertation avec l’État, ce bilinguisme étant compris de la maternelle à l’université […] l’enseignement de la langue fera l’objet d’une modulation horaire sur la base du principe de l’enseignement obligatoire ».

[7] Propos du recteur dans la revue en ligne Corse Net Infos (23 janvier 2024) « Jean-Philippe Agresti, recteur de l’Academie de Corse, donne ses priorités pour 2024 » https://www.corsenetinfos.corsica/Education-Jean-Philippe-Agresti-recteur-de-l-Academie-de-Corse-donne-ses-priorites-pour-2024_a76026.html (consulté le 20/04/2024)

[8] Cette dernière deviendra en 2017 la Collectivité de Corse à la suite de l’intégration des deux départements en son sein.

[9] Yvan Colonna, condamné à la réclusion à perpétuité accusé de l’assassinat du préfet de Corse Claude Erignac, est mort le 21 mars 2021 après avoir été agressé le 2 mars par un codétenu de la prison d’Arles (Bouches-du-Rhône).

[10] Nous nous appuyons sur un courrier adressé au président de l’Exécutif de Corse, Gilles Simeoni, le 31 août 2023, par le préfet de Corse, Amaury de Saint-Quentin, qui demandait le retrait de la délibération de l’Assemblée de Corse du 29 juin 2023 pour des raisons statutaires et juridiques et qui accordait une subvention de 2,8 millions d’euros sur trois ans à la fédération Scola Corsa.

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