Du politique au cosmique. Désamorcer le religieux par des voies durables

Résumé

Les Romains de l’Antiquité considéraient tout culte non public, c’est-à-dire non reconnu par la Cité de Rome, comme superstitio. Ils considéraient également comme telles dans une autre acception, les pratiques cultuelles pouvant représenter un danger pour la cité. La religio désignait de son côté les cultes et rituels autorisés et pratiqués publiquement par la communauté romaine. C’est ainsi que le christianisme restera longtemps pour les Romains une superstitio, entendue dans ses pratiques privées, puis devenant dangereuse pour la cité et combattue, avant d’être officialisée comme religio, nous dirions aujourd’hui religion d’État, tandis que le polythéisme devenait superstitio.

Les pères de l’Église firent évoluer cette dualité en mettant en avant cette idée de désordre et de danger pour la cité. Désormais, il n’y aura plus pour le christianisme qu’une vraie religion (institutionnelle), face aux hérésies et superstitions à combattre, puisque dangereuses.

Pour autant, le christianisme, même s’il ne cessera d’afficher sa lutte contre un paganisme diabolique qui inclura désormais toute croyance autre que la sienne, intègrera, dans sa volonté de convertir les campagnes, les rituels anciens liés aux éléments cosmiques, en leur associant des figures saintes. C’est ainsi que l’Église du pauvre mêlera à son culte des pratiques superstitieuses, tant qu’elles ne remettront pas en cause le pouvoir de l’Église de Rome.

En Corse perdurent des traditions rituelles et festives où paganisme et catholicisme opèrent depuis longtemps un syncrétisme au service d’une communauté. Dans leur pratique, elles sont les héritières de ces traditions primordiales calées sur le rythme cosmique des travaux et des jours. Elles accompagnent par le rituel les grands moments de communion entre l’homme et la nature.

N’est-ce point dans cette démarche, loin des communications corporates, touristiques et partisanes auxquelles nous soumet notre société de « consommunication », que pourrait s’affirmer en Corse une culture ouverte sur les valeurs de solidarité, de justice et d’hospitalité, partagées tant par les héritiers des différentes religions du livre et de la nature que par les athées ?

Il s’agirait alors d’une superstition, au premier sens romain du terme, assurant la neutralité de l’État qu’impose le principe de laïcité. Des pratiques privées, mais partagées par une communauté. Des pratiques ancestrales, mais retrouvant un présent par leur réelle connexion avec les autres et avec la terre, avec le sacré en somme.

 

Summary

The ancient Romans considered any cult that was not public, i.e. not recognised by the City of Rome, to be superstitio. In another sense, they also considered as such any cult practices that could represent a danger to the city. Religio, on the other hand, referred to the cults and rituals authorised and practised publicly by the Roman community. This is how Christianity remained a superstitio for the Romans for a long time, understood in its private practices, then becoming dangerous for the city and being fought against, before being made official as a religio – we would say State religion today – while polytheism became a superstitio.

The Fathers of the Church changed this duality by emphasising the idea of disorder and danger to the city. From then on, Christianity was to have only one true (institutional) religion, while heresies and superstitions were to be combated as dangerous.

However, even though Christianity would never cease to fight a diabolical paganism that would henceforth include all beliefs other than its own, in its desire to convert the countryside, it would incorporate ancient rituals linked to the cosmic elements, by associating holy figures with them. In this way, the Church of the Poor mixed superstitious practices with its worship, as long as they did not challenge the power of the Church of Rome.

In Corsica, ritual and festive traditions continue to exist, where paganism and Catholicism have long been syncretised in the service of a community. In their practice, they are heirs to these primordial traditions based on the cosmic rhythm of work and days. Through ritual, they accompany the great moments of communion between man and nature.

Is it not in this approach, far from the corporate, tourist and partisan communications to which our society of ‘consumerism’ subjects us, that a culture open to the values of solidarity, justice and hospitality, shared as much by the heirs of the different religions of the book and of nature as by atheists, could be affirmed in Corsica?

Then it would be a superstition, in the first Roman sense of the term, ensuring the neutrality of the State imposed by the principle of secularism. Private practices, but shared by a community. Ancestral practices, but rediscovering a present through their real connection with others and with the earth, with the sacred in short.

Mots-clés : Citoyenneté et religion ; Religions et écologie

Résumé

Introduction


La question de la religion et de son influence sur la société est complexe et sujette depuis longtemps à de vifs débats. Alors que certains y voient une source de moralité et de cohésion sociale, d’autres la perçoivent comme un facteur de division et de conflits au sein même d’un territoire national vécu dans son environnement géopolitique1 Christopher Lizotte, “Rethinking laïcité as a geopolitical concept”, Modern & Contemporary France, 31(3), 2024, pp. 305–321. https://doi.org/10.1080/09639489.2023.2167964. Dans un monde en proie à des tensions croissantes, il est crucial de réfléchir aux moyens de désamorcer le potentiel de violence et d’intolérance associé à la religion, tout en respectant la liberté de conscience et la diversité des croyances2 Valentine Zuber, « La laïcité française au regard des droits de l’homme : entre garantie de la liberté de conscience et contrȏle du religieux », The Tocqueville Review/La revue Tocqueville 44(2), 2023, pp. 13-30.  https://muse.jhu.edu/article/914132..
 
Cette communication a été placée au sein de ce colloque dans la thématique « Aux origines de la laïcité ». Il y sera plutôt question de savoir comment la laïcité peut discuter avec les origines sans devenir pour autant radicale, au sens figuré du terme. Il y a plusieurs façons d’interroger la laïcité. Sous l’angle politique et historique dont elle est issue, elle concerne la séparation de l’Église et de l’État, faisant d’un État laïc un État où les institutions religieuses n’ont pas de pouvoir politique, dans le but de contribuer à limiter les conflits interreligieux et à garantir l’égalité de traitement pour tous les citoyens, quelle que soit leur foi. Elle demande une éducation à la laïcité et aux valeurs de tolérance et de respect mutuel pour prévenir les dérives extrémistes et favoriser une société inclusive. Elle encourage enfin, le dialogue et la compréhension mutuelle entre les différentes religions pour contribuer à apaiser les tensions et à construire des ponts entre les communautés.3 David Koussens, « La séparation des Églises et de l’État en France : variations sur un même thème », The Tocqueville Review/La revue Tocqueville44(2), 2023, pp. 31-54.  https://muse.jhu.edu/article/914133. Mais encore faut-il être d’accord sur une même conception du religieux.

Le religieux sera compris ici selon la conception du philosophe Marcel Gauchet qui établit une évolution du cosmique, forme première et universelle de la religion n’opérant pas de séparation entre nature et culture et relevant d’un ordre cosmique transcendant et immanent à la fois, au politique religieux, qui déploie le sacré au sein de sociétés politiques, à partir du développement de la cité et de l’écriture, pour par la suite procéder à un lent désenchantement du monde par la valorisation de l’individualisme, de la raison et du droit liés à la Modernité4 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Folio Essais, 2005.. Nous sommes donc ici en présence de trois niveaux de compréhension du phénomène religieux : le cosmique, le politique et le culturel.
 
La religion cosmique relève d’une spiritualité universelle, au sens premier du terme. Forme première du religieux, elle établit un lien direct avec les astres, la terre, les éléments et toute forme de vie5 Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Payot, 2003.. Elle a pour premier culte celui rendu aux ancêtres, et établit des liens de circularité entre la vie et la mort. Elle comprend, par analogie symbolique, que le ciel divin fertilise la terre divine par la pluie, qui de ce fait, engendre et reprend toute vie. Les liens entre milieu visible et invisible sont sacrés et demandent la pratique de rituels visant à répéter les gestes et les paroles des divinités permettant au cycle cosmique de la vie et de la mort de faire renaitre la lumière et la vie après un passage dans la nuit et la mort, tant de la terre, que des animaux, des plantes et des hommes.

Ce type de religion évoluera au fil du temps avec la naissance des cités vers un polythéisme accordant bientôt à chaque panthéon divin une division du travail et des fonctions à l’image de ce qui se fera dans la communauté terrestre. Un dieu suprême trône alors au-dessus des autres, dieu céleste armé souvent de l’éclair et se manifestant en Méditerranée par des hiérophanies taurines mugissantes. Il a pour équivalent le roi qui cumule alors souvent les pouvoirs temporels et spirituels. C’est la naissance des religions politiques, qui accompagnent les conquêtes territoriales, imposant leurs dieux aux dieux locaux, à moins qu’ils ne les intègrent comme subalternes au dieu vainqueur.

La naissance des empires impulsera bientôt l’émergence d’un dieu unique, raillé et combattu jusqu’à qu’il ne soit assimilé à l’empereur lui-même. C’est ce qui se passe quatre-vingt générations avant la nôtre, aux premiers siècles de notre ère. Pour les Romains polythéistes, le distinguo entre Religio et Superstitio se faisait en ces termes : on entendait par Religio une notion bien plus large que celle qui occupe le champ de la religion d’aujourd’hui. Il s’agissait de rendre un culte, et au-delà, de porter un sentiment de piété profonde aux dieux et aux ancêtres. Ce culte permettait de maintenir l’ordre cosmique et d’assurer la prospérité de la cité. La Superstitio, quant à elle, concernait des cultes privés, étrangers ou excessifs, tolérés tant qu’ils ne mettaient pas en danger l’ordre social en devenant « superstitions malfaisantes »6 Maurice Sachot, « Religio/Superstitio – Historique d’une subversion puis d’un retournement », Revue de l’histoire des religions, Vol. 208, N°4, 1991, pp. 355-394. A ainsi été considéré comme superstitio le christianisme des premiers siècles, jusqu’à ce qu’il parvienne à s’insérer au sein même du pouvoir de l’Empire, rejetant par là-même les autres cultes dans les limbes de la supersitio, que les Pères de l’Église habilleront bientôt de la figure diabolique. Pour autant, l’Église ne mènera pas systématiquement une guerre ouverte au paganisme. Elle procèdera souvent par intégration des rites païens, eux-mêmes en lien avec la vie de ces pagani, paysans et bergers.

Le christianisme du Moyen-Âge convertit par l’usage du merveilleux7 Giuseppe Gatto & Jean-Claude Schmitt, « Le voyage au paradis. La christianisation des traditions folkloriques au Moyen Âge », Annales. Économies, sociétés, civilisations. 34ᵉ année, N. 5, 1979, pp. 929-942., et par les récits de miracles opérés par les saints (mirabilia), ces intermédiaires auprès du divin reprenant la fonction des défunts. XXX—XXX Ces derniers ne disparaîtront pas pour autant du paysage cultuel, interférant jusqu’à nos jours auprès de Dieu, pour exaucer les prières des croyants. Mais tous les rituels maintenant un lien avec la pierre qui n’est pas église et le bois qui n’est pas croix, tous ceux qui perpétuent des rituels non consacrés par l’Église seront combattus, interdits et considérés comme diaboliques. Chemin faisant, les cultes chrétiens alimenteront le palimpseste spirituel local tout en marquant le territoire physique de leur empreinte ecclésiale par un réseau de chapelles, églises, cathédrales, couvents et abbayes, mais également croix de chemins, de sommets et d’entrées de villages, oratoires campagnards, et jusqu’aux niches de maisons. Tous les gestes de la vie publique et en particulier les sacrements concernant les baptêmes, mariages, et morts, seront consacrés par l’Église. La vie en communauté des premiers ordres renforcera les liens avec les populations locales et de ce fait, la christianisation, sur un substrat païen résilient. C’est ainsi que la piété populaire chrétienne a pu perpétuer une dévotion davantage tournée vers le divin que vers Dieu lui-même, retrouvant de la sorte les vieilles religions cosmiques. On remarquera que le calendrier chrétien est un calendrier agro-cosmique, liant nombre de personnages sacrés de la religion chrétienne aux solstices, équinoxes et bascules de saisons. Il y a alors une compréhension partagée par les clercs, les paysans et les citadins, d’une cosmologie traditionnelle associant activités et travaux aux rythmes cycliques de l’année cosmique. Par les fêtes fixes comme Noël et mobiles comme Pâques se lisent les horloges solaires et lunaires qui guident les hommes, les âmes et les troupeaux vers l’Église et ses représentants.

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[1] Christopher Lizotte, “Rethinking...

Christopher Lizotte, “Rethinking laïcité as a geopolitical concept”, Modern & Contemporary France, 31(3), 2024, pp. 305–321. https://doi.org/10.1080/09639489.2023.2167964

[2] Valentine Zuber, « La laïcité...

Valentine Zuber, « La laïcité française au regard des droits de l'homme : entre garantie de la liberté de conscience et contrȏle du religieux », The Tocqueville Review/La revue Tocqueville 44(2), 2023, pp. 13-30.  https://muse.jhu.edu/article/914132.

[3] David Koussens, « La séparation...

David Koussens, « La séparation des Églises et de l'État en France : variations sur un même thème », The Tocqueville Review/La revue Tocqueville44(2), 2023, pp. 31-54.  https://muse.jhu.edu/article/914133.

[4] Marcel Gauchet, Le...

Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Folio Essais, 2005.

[5] Mircea Eliade, Traité d’histoire...

Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Payot, 2003.

[6] Maurice Sachot, « Religio...

Maurice Sachot, « Religio/Superstitio - Historique d’une subversion puis d’un retournement », Revue de l’histoire des religions, Vol. 208, N°4, 1991, pp. 355-394

[7] Giuseppe Gatto & Jean-Claude...

Giuseppe Gatto & Jean-Claude Schmitt, « Le voyage au paradis. La christianisation des traditions folkloriques au Moyen Âge », Annales. Économies, sociétés, civilisations. 34ᵉ année, N. 5, 1979, pp. 929-942.
Le cycle vie-mort-renaissance scandé par des rituels processionnels et élémentaires (terre, feu, eau, air) cultivent alors les symboles de la fertilité, de la purification et du lien avec le divin, même si la religion chrétienne a traduit négativement les déesses-mères en sorcières et les défunts qui reviennent à des périodes cardinales de l’année, en démons.8 Ljudmila Vinogradova, « Les croyances aux démons dans la structure du calendrier populaire », Ethnologie Française, 26(4), 1996, 738–747. http://www.jstor.org/stable/40989809  

 

Ce qui distingue le sacré d’une religion politique d’une religion cosmique, c’est le découpage physique du temple bâti dans l’espace terrestre, créant de facto une limite entre le sacré de la maison de Dieu et le profane de ce qui lui est extérieur, quand les rituels cosmiques peuvent créer en des lieux très divers un centre, un axis mundi9 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Folio Essais, 1994., à partir duquel ils peuvent organiser un espace sacré. Cette évolution est possible à partir de l’essor de l’écriture qui représente un espace cartographiable et un temps chronologique linéaire différent du temps cosmique circulaire et sacré. Dans le temple, le temps linéaire n’existe pas. Seul le temps cosmique, le temps circulaire permet de connecter l’homme au sacré en suspendant le temps profane de ce qui est extérieur au temple.10 Idem, pp. 68-70. Les religions politiques ont concentré le sacré dans le temple. Bien sûr, la vierge Marie pourra se manifester en certains lieux possédant une charge sacrée considérable pour prendre possession symbolique de ces hauts-lieux, mais cette représentante chrétienne du sacré féminin renvoie au souvenir des vieilles divinités de la fertilité. Quant à Dieu, son écoute sera désormais supérieure plus qu’ailleurs en ses temples, églises ou mosquées, et la communication avec lui devra passer par là.

 

Plus tard, avec les Lumières, viendra le temps du désenchantement du monde11 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Pocket, 1991.. La science et la philosophie unies raboteront progressivement les piliers célestes pour faire atterrir le divin dans une mare d’atomes rampants provisoirement sur une terre qui n’enfantera plus et qui deviendra une simple chose étendue, pensée par un homme technicisé qui orientera son regard vers une nouvelle croyance : le progrès. Nous savons aujourd’hui combien de victoires ont été remportées en son nom pour apporter confort et sécurité à une partie de l’humanité. On sait aussi combien de destructions de peuples et de cultures, de milieux naturels, de guerres, de pollutions, de dévastations des équilibres de la planète même, menacent aujourd’hui celle-ci d’une 6e extinction de masse causant la disparition d’une grande partie des espèces naturelles, dont l’homme.

 

C’est ainsi que le monde dans lequel nous vivons désormais a perdu non seulement le sens du cultuel cosmique mais également celui du cultuel ecclésial. D’un monde sacré en soi, le religieux a séparé le sacré du profane, pour ne laisser place aujourd’hui qu’à un profane sacralisé par la société de consommation. Le cultuel a fait place dans le meilleur des cas au culturel, grâce à la piété populaire, mais il est aujourd’hui largement concurrencé par le superficiel où l’absence de divin se compense par le spectacle, approche désacralisée de la fête. On n’honore plus un saint ou une sainte, en lien avec les activités agricoles, mais on assiste à la « fête du village ». Et si on demande aux gens ce qu’est cette fête de leur village ou de leur ville, ils vous diront sans doute qu’il s’y déroule une messe et peut-être une procession, puis un bal animé par un DJ. Que savent-ils du saint ou de la sainte patronne de leur village ou de leur ville ? Dans un cas favorable, ils vous diront que ce moment est important par ce qu’il s’agit de patrimoine (culturel), que cela crée du lien (social), que le bal est l’occasion de faire la fête, parfois jusque tard dans la nuit. Mais où est le sacré ? Que savent-ils du lien entre leur fête patronale, la saison, les rituels observés, les activités et les travaux humains ? Décosmisés de ce rapport au sacré, ils sont souvent présents par le corps mais pas par un esprit occupé par des pensées triviales.

 

J’ai choisi le village d’Arghjusta è Muricciu situé en moyenne vallée du Taravu comme étude de cas. « La Description de la Corse (début XVIe siècle) mentionne dans la pieve de Cruscaglia « la Casella et lo Moriccio » omettant « l’Arghjusta ». En 1613, une carte génoise situe dans le fief d’Istria « la Casella » avec 8 feux, près de Moriccio (12), « l’Argiusta » en possédant 18. »12 Lucette Poncin, Arghjusta-Muricciu – Patrimoine d’un village, 2016, Piazzola, p. 6.

 

Historiquement les terres du littoral de la vallée sont indivises mais concernent peu Arghjusta è Muricciu. Ce qui implique que ce village a dû, au cours de l’histoire, être relativement autonome d’un point de vue alimentaire. Il a été contraint d’utiliser de manière raisonnée un même espace pour le partager entre pâturages, vergers, céréales, et cultures méditerranéennes avec appoint de bétail diversifié.

 

L’église, du XVIe siècle, remaniée au XVIIIe et peut-être au XIXe, est dédiée à Sant’Ippòlitu et San Cassianu. Le village dépendait auparavant de la Capella di San Cassianu, qui se trouvait, elle, plus bas dans la vallée, aujourd’hui sur la commune de Macà.

 

Cassiano d’Imola, à ne pas confondre avec d’autres saints portant le même nom, enseignait dans la deuxième partie du IIIe siècle la grammaire et la littérature au Forum Cornelii, l’actuelle Imola, en Émilie-Romagne. Martyrisé un 13 août, certainement sous le règne de Dioclétien, entre 303 et 305, son culte est très ancien, puisque vénéré à Imola dès le Ve siècle. Toutefois, il n’intégrera le calendrier chrétien qu’au XIe siècle. Sa rigueur et peut-être sa sévérité fit qu’il fut dénoncé au Préfet comme « auteur d’une nouvelle religion ». Il lui fut alors demandé de renoncer à ses croyances ou tout du moins de sacrifier aux dieux de la religion romaine, ce qu’il refusa. Il fut alors condamné à mort, ses étudiants étant chargés d’exécuter la peine. Les mains liées dans le dos, il fut déchiré par eux à coups de stylets, ceux-là mêmes qu’ils utilisaient pour inciser les tablettes de cire qui leur servaient de support d’écriture.

 

L’église Sant’Ippolitu è Cassianu est située en aval du village, sur une butte entre deux cours d’eau qui l’alimentent, emplacement éminemment symbolique pouvant exprimer séparation entre sacré et profane, fertilité et purification, milieux visible et invisible13 Don-Mathieu Santini, Raconter l’invisible. Une introduction aux récits mythiques corses traditionnels, Le Bord de l’Eau, Spondi, 2024.. Ces deux saints sont des martyrs honorés le 13 août14 L’Église catholique honore également le même jour Sainte Radegonde, reine et religieuse, belle fille de Sainte Clothilde, elle-même épouse de Clovis, roi des Francs. Si sainte Clothilde exerça une influence décisive pour la conversion de la France, il semble évident que sa belle-fille ait pu être très honorée pour les mêmes raisons. Mais la Corse du XVIe siècle n’est pas française, et ses modèles se trouvent davantage en Italie, d’où la présence de nos deux martyrs.. La messe est celle dite « pour plusieurs martyrs ». Pratiquée jadis en latin, elle est dite aujourd’hui en français et on peut y lire dans le texte pour honorer ces deux saints patrons un exemple pour résister aux souffrances et aux difficultés de la vie :

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[8] Ljudmila Vinogradova, « Les...

Ljudmila Vinogradova, « Les croyances aux démons dans la structure du calendrier populaire », Ethnologie Française, 26(4), 1996, 738–747. http://www.jstor.org/stable/40989809

[9] Mircea Eliade, Le sacré et le...

Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Folio Essais, 1994.

[10] Idem, pp. 68-70.

Idem, pp. 68-70.

[11] Max Weber, L'éthique protestante...

Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Pocket, 1991.

[12] Lucette Poncin, Arghjusta...

Lucette Poncin, Arghjusta-Muricciu – Patrimoine d’un village, 2016, Piazzola, p. 6.

[13] Don-Mathieu Santini, Raconter...

Don-Mathieu Santini, Raconter l’invisible. Une introduction aux récits mythiques corses traditionnels, Le Bord de l’Eau, Spondi, 2024.

[14] L’Église catholique honore...

L’Église catholique honore également le même jour Sainte Radegonde, reine et religieuse, belle fille de Sainte Clothilde, elle-même épouse de Clovis, roi des Francs. Si sainte Clothilde exerça une influence décisive pour la conversion de la France, il semble évident que sa belle-fille ait pu être très honorée pour les mêmes raisons. Mais la Corse du XVIe siècle n’est pas française, et ses modèles se trouvent davantage en Italie, d’où la présence de nos deux martyrs.
« Vous avez soutenu un grand combat de souffrances, d’une part exposés comme en spectacle aux opprobres et aux tribulations, et de l’autre, prenant part aux maux de ceux qui étaient traités de même. Car vous avez eu de la compassion pour les prisonniers, et vous avez accepté avec joie la perte de vos biens, sachant que vous aviez une richesse meilleure et permanente. N’abandonnez donc pas votre confiance, qui aura une grande rémunération. »15 Commun de plusieurs Martyrs hors du Temps Pascal III : Salus autem https://www.introibo.fr/Commun-de-plusieurs-Martyrs-hors,327

 

Car la vie au XVIe siècle devait être rude aux paysans, en proie aux luttes de pouvoir de seigneurs puissants, qui, sous protection génoise, imposaient aux paysans une exploitation souvent sévère. Malgré des révoltes contre les feudataires16 Lucette Poncin, op. cit., p. 6 : « Lors de la révolte populaire contre les feudataires (1611-1615), six participants sont cités pour l’Arghjusta : Le prêtre Domenico et des notables (« Santo » fils d’Angioletto de l’Argiusta… »). Une seule action violente est imputée à la population de la « Capella di Santo Cassiano » : le vol de céréales, marchandises ou argent dans la maison d’Ercole Istria à Mocà, la nuit de la Sant’Agostino 1614. Elle n’a pas participé aux « feux de la Saint Laurent », où furent massacrés des familles seigneuriales d’Ornano, en 1615. Mais a-t-elle pu rester indifférente aux événements de Zigliara, de l’autre côté du fleuve, quand brûlaient les maisons Bozzi, et quand on apprit l’exécution, par pendaison, d’un meneur, le maître charpentier du lieu. », nombre d’entre eux ont dû perdre leurs biens, lorsqu’ils n’ont pas perdu la vie, et la question de ce qui n’était pas encore désigné par le terme de résilience était sans doute une réalité pour beaucoup. S’en remettre au tout puissant lorsqu’on a tout perdu est très courant, mais la question de l’acceptation avec joie relève sans doute uniquement de la sanctification.

 

La messe du 13 août fait aussi appel à l’Évangile de Luc :

 

« Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans l’allégresse.
V/. Ils allaient et venaient en pleurant, tandis qu’ils jetaient leurs semences.
V/. Mais ils reviendront avec allégresse chargés de leurs gerbes. »17 Salus autem, op. cit.

 

Doit-on lire dans ces versets une allégorie de la souffrance vécue par ces paysans ? Sans aucun doute. La promesse de jours meilleurs est celle des moissons, même si celles-ci sont déjà réalisées au 13 août. L’idée serait alors d’encourager les hommes au travail malgré les souffrances, en vue de la satisfaction de jouir de leurs récoltes. Mais il pourrait s’agir également d’une promesse pour l’autre monde, après le jugement dernier. Cette seconde hypothèse semble plus probable si on prend en considération ces mots dits un peu plus tard durant la messe :

 

« Gardez-vous du levain des pharisiens…
…ne craignez point ceux qui tuent le corps…
…préservez-nous de tous les périls grâce à l’intercession de vos saints martyrs. »18 Idem.

 

On comprend ici l’adresse aux croyants visant à passer par l’intercession des saints comme protection, comme cela est fait par ailleurs dans le culte des ancêtres. Les morts, les saints, occupent une place de choix dans les prières, car ils assurent une protection, peut-être voulue par Dieu, certainement par l’Église catholique de la Contre-Réforme.

 

De nos jours, au cours de la messe d’Arghjusta è Muricciu, les statues des saints sont portées en procession à bras le corps autour de l’église et, de mémoire humaine, cette déambulation n’a jamais concerné un espace plus vaste. Cette procession s’effectue en sens inverse des aiguilles d’une montre. Il s’agit d’un rituel ancien de fertilité et de protection, renforcé par la symbolique des rubans de couleur dont sont parés les deux saints. Les palmes portées par les statues dans la main gauche signalent leur qualité de martyrs. Ces traditions s’ancrent dans une piété populaire qui implique une dimension affective et émotionnelle, et une diversité locale reprenant une symbolique universelle. C’est un patrimoine en même temps qu’un rapport au sacré. C’est une culture qui ne relève pas de l’idéologie mais de la foi.

 

Si on s’attarde du côté du calendrier, on remarque que le 13 août suit de trois jours le 10, jour de la Saint Laurent. Or, selon la légende, Hippolyte était le geôlier de Laurent, qui fut supplicié par le feu sur un gril. Nous sommes à la fin de l’époque des fortes chaleurs marquée par l’apparition à l’aube de Sirius, l’étoile principale de la constellation du chien. C’est ainsi que la période qui va de la fin juillet à la Saint Laurent, est dite période de canicule. On parle en revanche d’A rinfriscata di Santa Maria, rafraichissement du 15 août qui ne se produit guère plus de nos jours où le climat connaît des perturbations importantes. Le geôlier de Saint Laurent emprisonne symboliquement le saint et le feu qui le symbolise, qui assèche la terre et les cultures. Saint Hippolyte occupe donc une place intermédiaire entre l’extinction du feu (10 août) et le rafraichissement de la saison (15 août). On remarque au passage que c’est Marie qui opère le retour aux conditions climatiques plus propices à la vie et donc à la fertilité.

 

Mais cet Hippolyte est celui de la légende, adapté certainement aux traditions cosmiques païennes, mais bien différent du véritable Saint Hippolyte qui était prêtre, exégète et auteur de nombreux ouvrages théologiques, au point qu’il contestera le pouvoir au pape Pontien pour devenir le premier antipape. Ils finiront tous deux condamnés en pleine « anarchie militaire » par l’empereur Maximin 1er aux mines de Sardaigne où ils mourront en 236, à moins que ce ne soit sous l’empereur Valérien vers 258.19 « Hippolyte, baptisé par saint Laurent, était en train de communier lorsqu’il fut arrêté à son domicile. Amené devant l’empereur Valérien et interrogé sur sa religion, il se déclara hardiment chrétien et fut, pour cette raison, flagellé. Aux coups succédèrent les belles promesses, mais sa constance demeura inébranlable : on le livra donc au préfet de la ville. Traîné par des chevaux indomptés à travers des lieux couverts d’épines et de chardons, il eut le corps tout déchiré et s’endormit ainsi dans le Seigneur vers l’an 258. Lorsqu’on alla dans sa maison pour confisquer ses biens, on se rendit compte que tous ses serviteurs étaient chrétiens : on les fit périr à leur tour. » https://www.barroux.org/saints-du-jour/saints-hippolyte-et-cassien/. Le prénom Hyppolite signifiant « Dompteur de chevaux », du grec hyppos « cheval » et lutos « dompteur », on comprend que son supplice lié aux chevaux n’est pas anodin. Frivolité temporelle de l’oralité associant Hyppolite à Laurent, supplicié à cette date et enterré dans des tombeaux proches sur la Voie Tiburtine à Rome. Pour les besoins de la légende, Hyppolite abandonnera sa fonction de grand théologien pour celle de geôlier. Si Hyppolite n’a pas eu la reconnaissance qu’il aurait dû avoir dans les siècles suivants, c’est certainement parce qu’il écrivait en grec à une époque où le latin était devenu prépondérant en Occident. Il fut par contre largement traduit et commenté en Orient en syriaque, arabe, copte, etc., ce qui permit de retrouver peu à peu son œuvre conséquente, mais ses positions schismatiques dans la controverse concernant le caractère trinitaire de Dieu20 « On spéculait beaucoup, à cette époque, dans le milieu romain, sur la monarchie divine, tant et si bien que, pour la sauvegarder, certains, comme Théodote de Bizance, Théodote le banquier, et plus tard Artémon, en étaient arrivés à sacrifier délibérément la divinité de Jésus. Une telle doctrine différait trop du christianisme authentique pour pouvoir se produire longtemps sans attirer sur elle l’attention et les condamnations de l’autorité ecclésiastique. Tandis que le pape Victor excommuniait Théodote, le prêtre Hyppolite combattait avec énergie une doctrine si contraire à la tradition chrétienne. Mais presque aussitôt, d’autres chrétiens se mirent à sauvegarder d’une manière toute différente l’unité, la monarchie divine. Repoussant de toutes leurs forces la théologie du Logos, qui avait son point de départ dans le IVe Évangile et qui s’était déjà développée surtout par l’effort des apologistes, ils ne voulaient admettre qu’une différence purement nominale entre le Père et le Fils. (…) Bref, pendant quelques années à Rome, on ne parla plus que de monarchie. » Émile Amann, « Hyppolite (Saint) », Dictionnaire de Théologie Catholique, t. Sixième, Letouzey et Ane, 1920, p. 2492. Dans ce climat, il deviendra adversaire du pape Zéphirin, avant de devenir rival du pape Calliste, et donc prôner le schisme., seront la deuxième raison du culte relatif qui sera le sien durant de nombreux siècles.

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[15] Commun de plusieurs Martyrs...

Commun de plusieurs Martyrs hors du Temps Pascal III : Salus autem https://www.introibo.fr/Commun-de-plusieurs-Martyrs-hors,327

[16] Lucette Poncin, op. cit., p. 6 : « Lors...

Lucette Poncin, op. cit., p. 6 : « Lors de la révolte populaire contre les feudataires (1611-1615), six participants sont cités pour l’Arghjusta : Le prêtre Domenico et des notables (« Santo » fils d’Angioletto de l’Argiusta… »). Une seule action violente est imputée à la population de la « Capella di Santo Cassiano » : le vol de céréales, marchandises ou argent dans la maison d’Ercole Istria à Mocà, la nuit de la Sant’Agostino 1614. Elle n’a pas participé aux « feux de la Saint Laurent », où furent massacrés des familles seigneuriales d’Ornano, en 1615. Mais a-t-elle pu rester indifférente aux événements de Zigliara, de l’autre côté du fleuve, quand brûlaient les maisons Bozzi, et quand on apprit l’exécution, par pendaison, d’un meneur, le maître charpentier du lieu. »

[17] Salus autem, op. cit.

Salus autem, op. cit.

[18] Idem.

Idem.

[19] « Hippolyte, baptisé par saint...

« Hippolyte, baptisé par saint Laurent, était en train de communier lorsqu’il fut arrêté à son domicile. Amené devant l’empereur Valérien et interrogé sur sa religion, il se déclara hardiment chrétien et fut, pour cette raison, flagellé. Aux coups succédèrent les belles promesses, mais sa constance demeura inébranlable : on le livra donc au préfet de la ville. Traîné par des chevaux indomptés à travers des lieux couverts d’épines et de chardons, il eut le corps tout déchiré et s’endormit ainsi dans le Seigneur vers l’an 258. Lorsqu’on alla dans sa maison pour confisquer ses biens, on se rendit compte que tous ses serviteurs étaient chrétiens : on les fit périr à leur tour. » https://www.barroux.org/saints-du-jour/saints-hippolyte-et-cassien/. Le prénom Hyppolite signifiant « Dompteur de chevaux », du grec hyppos « cheval » et lutos « dompteur », on comprend que son supplice lié aux chevaux n’est pas anodin.

[20] « On spéculait beaucoup, à...

« On spéculait beaucoup, à cette époque, dans le milieu romain, sur la monarchie divine, tant et si bien que, pour la sauvegarder, certains, comme Théodote de Bizance, Théodote le banquier, et plus tard Artémon, en étaient arrivés à sacrifier délibérément la divinité de Jésus. Une telle doctrine différait trop du christianisme authentique pour pouvoir se produire longtemps sans attirer sur elle l’attention et les condamnations de l’autorité ecclésiastique. Tandis que le pape Victor excommuniait Théodote, le prêtre Hyppolite combattait avec énergie une doctrine si contraire à la tradition chrétienne. Mais presque aussitôt, d’autres chrétiens se mirent à sauvegarder d’une manière toute différente l’unité, la monarchie divine. Repoussant de toutes leurs forces la théologie du Logos, qui avait son point de départ dans le IVe Évangile et qui s’était déjà développée surtout par l’effort des apologistes, ils ne voulaient admettre qu’une différence purement nominale entre le Père et le Fils. (…) Bref, pendant quelques années à Rome, on ne parla plus que de monarchie. » Émile Amann, « Hyppolite (Saint) », Dictionnaire de Théologie Catholique, t. Sixième, Letouzey et Ane, 1920, p. 2492. Dans ce climat, il deviendra adversaire du pape Zéphirin, avant de devenir rival du pape Calliste, et donc prôner le schisme.
Il faudra attendre le XVIe siècle et la découverte dans son tombeau d’une statue le représentant en costume de philosophe, assis sur une cathedra de forme antique, avec, en inscription sur son siège la liste de certains de ses ouvrages, pour qu’une place de choix lui soit accordée. Est-ce l’actualité de cette redécouverte, qui, en lien avec son supplice en Sardaigne, donnera une consécration qui lui sera dédiée dans de nouvelles églises comme celle d’Arghjusta è Muricciu ? C’est possible.

 

Mais il ne faut pas oublier que cette découverte se fera dans une période où l’Église doit faire face aux critiques qui lui sont portées à l’interne. Le Concile de Trente, dont la première convocation a lieu en 1545, mais qui se déroulera en 25 sessions sur dix-huit ans, sous le règne de quatre papes, permet en effet à l’Église d’engager une Contre-Réforme face à la montée du Protestantisme. Ses conséquences seront à la fois dogmatiques et disciplinaires, la légitimité du culte des saints y sera affirmée, et parmi eux, les martyres et les doctes connaîtront un regain d’attention. C’est sans doute dans ce contexte de Contre-Réforme que l’église d’Arghjusta è Muricciu sera dédiée à Sant’Ippolito è Cassiano.

 

L’association de deux martyrs du IIIe siècle, souvent représentés ensemble dans l’art religieux, recouvre donc tout son sens dans le cadre de la Contre-Réforme du XVIe siècle et a pu, à travers la dédicace de l’église d’Arghjusta è Muricciu, affirmer les symboles de la foi et de la persévérance chrétienne face aux persécutions, dont on a vu précédemment qu’elles ont pu être réelles pour les habitants de la région.

 

Il faut penser les relations entre le peuple et le petit clergé, comme étant très étroites. Dans un « Rapport détaillé sur les revenus de l’église et de la paroisse d’Argiusta-Moriccio » de 1905, consulté en 2024 à l’Évêché de Corse, il est stipulé :

 

« Presque toute la paroisse est au culte, et d’après ces usages établis depuis les temps les plus reculés, chaque famille doit fournir au curé une rétribution. 3 francs ou bien un décalitre de blé ou d’orge. Sur le nombre des familles précitées (74), une trentaine fait défaut, les unes par mauvaise volonté, les autres se trouvant dans une impossibilité absolue. »

 

On lit bien dans cet usage la place essentielle des céréales dans la production locale, mais également la pauvreté de la paroisse. Il sera recueilli cette année 1905 quarante-deux décalitres de blé et deux d’orge. Quarante messes chantées pour les morts donneront lieu à des dons : deux décalitres de blé ou un litre d’huile. On perçoit ainsi la place importante de l’oliveraie, puisque la production même d’un terrain (Saint Sacrement) du clergé local, certainement une dizaine d’arbres, permet alors une production de 40 à 50 litres d’huile. Le curé fait également état de dix à douze pains du purgatoire par semaine pour la messe du lundi, dédiée aux âmes du purgatoire. Il mentionne enfin qu’il récupère toute la cire provenant des enterrements, soit entre huit et dix livres de cire jaune. En revanche, le curé se doit de fournir les cierges de la Chandeleur et les palmes des Rameaux, entretenir l’église et pourvoir aux cierges, pain et vin de la messe.

 

Enfin, il est précisé dans ce rapport que le curé procède à une messe chantée pour la fête de la confrérie (qui n’existe plus et dont la date du calendrier n’est pas précisée) et une pour la sainte Lucie, sans aucune indemnité. Si la fête de la confrérie coïncidait avec le 13 août, ce qui n’est pas certain, il est intéressant de noter que la messe donnée le jour de la Sainte Lucie témoigne de facto d’un culte antérieur à celui d’Hyppolite et Cassien. Santa Lucia est une antique chapelle située sur le chemin de transhumance entre Pantanu è I Foci, dont certains éléments (modillons romans en particulier) ont été récupérés dans l’église de Sant’Ippolitu è Cassianu. Santa Lucia, qui n’est plus fêtée à Arghjusta è Muricciu, n’appartient pas à la saison de l’« extinction du feu » de la canicule d’août, mais à celle de la naissance de la lumière, le Lux latin étant l’étymologie de Lucia. On la fête ailleurs le 13 décembre, date de son martyre, et elle annonce, en ce début de solstice, la naissance du Christ. On note encore une fois ici la cosmisation d’un christianisme fondé sur des religions plus anciennes. C’est ce que la religion politique, le catholicisme, a abandonné en passant d’un dogme philosophique à un dogme compris comme décret, et confronté de plus en plus à la doxa consumériste de la société du spectacle. Ce constat est-il sans appel ?

 

Peut-être pas, mais une recosmisation du religieux implique une dimension affective et émotionnelle, un ancrage dans les traditions locales et une diversité s’accordant avec une symbolique universelle. C’est un patrimoine en même temps qu’un rapport au sacré. C’est une culture qui ne relève pas de l’idéologie mais de la foi. Elle est donc apparemment très opposée à une laïcité qui procède de la raison plutôt que de l’affect, de l’égalité plutôt que de la fraternité, de l’espace public plutôt que des lieux de mémoire, de la loi plutôt que de la foi.

 

Et pourtant, cette recosmisation semble répondre aux besoins de notre époque. Elle permet de se reconnecter à soi-même et à un inconscient collectif qui tranche avec cette société-monde des écrans qui flatte la transparence, le tout-conscience voyeuriste qui externalise constamment sur ses réseaux le rapport au monde. Elle permet de se reconnecter aux autres vivants, humains et non-humains, par une appartenance à un monde sacré, ce qui contraste avec cette nature soumise à la grande consommation et au gaspillage, désormais en grand danger de destruction. Elle permet de se reconnecter au passé, de par le patrimoine culturel, tant immatériel que matériel qu’elle mobilise, quand le progrès technique désormais aux portes du transhumanisme nous propose une « civilisation du même »21 Sylvain Tesson, Petit traité sur l’immensité du monde, Éditions des Équateurs, Paris, 2013..

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[21] Sylvain Tesson, Petit traité sur...

Sylvain Tesson, Petit traité sur l’immensité du monde, Éditions des Équateurs, Paris, 2013.
Face au désenchantement spirituel et au réenchantement de surface (et de grande surface) par la magie des vitrines des galeries marchandes des hypers de la périurbanisation et celle des réseaux numériques, ne peut-on admettre que le marché (et ses rituels consuméristes) est aujourd’hui devenu une religio financière ?  Religio, puisqu’elle cohabite avec et rend un culte à la Cité-monde qu’est le marché. De son côté, l’État (et ses rituels républicains) n’est-il pas une religio ou une superstitio civile ? Il fut certainement religio du temps du désenchantement spirituel, avant que ne se soit établi le marché comme nouvelle religio-monde. Il devient même aujourd’hui une superstitio, à l’heure où les grognards de la République ont pris leur retraite. 

 

Que serait le catholicisme aujourd’hui s’il se recosmisait ? Une superstitio ? C’est ce que l’on reproche parfois aux piétés populaires, puisqu’elles perpétuent, même à l’insu des croyants, des rituels cosmiques en lien avec les « travaux et les jours » et les cultes préchrétiens. Ce serait pourtant le moyen de répondre à des aspirations populaires tout en redonnant un sens à la vie de tous les jours. Si les rituels des fêtes s’inscrivaient à nouveau dans une sacralité recosmisée, il est évident que celle-ci serait davantage inclusive, voire œcuménique.

 

Reconnecter le religieux au sacré cosmique valoriserait les agriculteurs et les artisans, les acteurs du quotidien d’une terre qui n’est pas une chose étendue, mais une partie profonde de ce que nous sommes, comme nous sommes une partie de ce qu’elle est.

 

La fête patronale serait celle d’une communauté réconciliée avec les rythmes de la terre et de l’homme, en pleine possession de connaissances naturelles et culturelles reconnectées au sacré, elles-mêmes associées à une reconnexion de l’homme avec lui-même, les autres, vivants et non vivants, et un passé réinvesti dans le présent pour augurer un futur viable.

 

Désamorcer le religieux ne signifie pas nier ou supprimer la religion, mais plutôt la canaliser vers des voies constructives et pacifiques. En combinant des approches politiques et cosmiques, en promouvant l’éducation et le dialogue, et en luttant pour la justice sociale, nous pouvons construire un monde où des croyances diverses coexisteraient harmonieusement dans le respect mutuel et la responsabilité envers la planète. Une éco-spiritualité pourrait développer une connexion profonde pouvant nourrir un sentiment d’unité et de respect pour toute la création transcendant les divisions religieuses par des pratiques traditionnelles religieuses recosmisées. Et en Corse, la religion catholique serait certainement la plus à même de se saisir de l’enjeu à partir de ses religiosités populaires.

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