Femmes et religions : de l’oppression à l’émancipation ?

Résumé

Les droits des femmes sont étroitement liés aux régimes politiques dans lesquels ils s’inscrivent et sont également fortement influencés par les religions ou traditions religieuses en vigueur. Une constante émerge, quel que soit le type de régime – y compris lorsqu’il s’agit d’un pays laïc – : les femmes, plus que tout autre, sont les individus en lesquels se matérialisent les enjeux religieux, eux-mêmes inscrits dans des stratégies politiques plus larges. Les femmes deviennent ainsi objets de revendications diverses sans être consultées et disparaissent des préoccupations dès lors que la période électorale se clôt. Cet article se propose de retracer les grandes lignes de l’histoire des femmes et des religions, tout en mettant en lumière la manière dont à l’heure actuelle, certaines d’entre elles se réapproprient progressivement des traditions religieuses. Par exemple, en Corse, des confréries féminines se créent depuis quelques années et commencent à adopter des pratiques habituellement réservées aux hommes. La religion, qui tend généralement à asseoir la domination patriarcale sur le féminin, peut-elle aussi se faire vectrice d’une forme d’émancipation féminine ?

 

Summary

Women’s rights are closely linked to the political regimes in which they are embedded, and are also strongly influenced by the religions or religious traditions in force. One constant emerges, whatever the type of regime – even in secular countries -: women, more than any other, are the individuals in whom religious issues, which are themselves part of wider political strategies, take shape. Women thus become the object of various demands without being consulted, and disappear from the agenda once the electoral period is over. This paper sets out to retrace the broad outlines of the history of women and religion, while highlighting the way in which some women are gradually re-appropriating religious traditions. In Corsica, for example, women’s brotherhoods have been springing up in recent years and are beginning to adopt practices usually reserved for men. Can religion, which generally tends to establish patriarchal domination over the feminine, also act as a vehicle for a form of female emancipation?

Mots-clés : Anthropologie, Genre, Identités, Religions, Corse

Résumé

Pour qui s’intéresse un tant soit peu aux questions de genre, le titre de cet article peut paraître assez peu surprenant, ou en tous cas, au moins la première partie de son questionnement.

En effet, les religions du monde entier ont en commun – et en particulier les religions monothéistes – d’être basées sur une pensée de type patriarcal. Commençons par définir ce mot, qui, bien que désormais largement entré dans le langage courant, est encore bien souvent mal compris.

Le patriarcat est un système à la fois politique, social, économique, etc., qui repose sur l’idée selon laquelle il est légitime et naturel que le pouvoir et l’autorité soient principalement détenus par les hommes. Par répercussion, cela implique que les femmes occupent quant à elles une place subordonnée. Au-delà de ce premier constat, il est important de noter que le patriarcat agit également au niveau de la symbolique et de l’imaginaire. Plusieurs études dont celle de l’Institut des sciences cognitives (CNRS/Université de Lyon) montrent que dès 4 ans, les enfants et plus particulièrement les petits garçons associent le pouvoir et la dominance au genre masculin.

Le patriarcat instaure donc une hiérarchie des sexes, mais également des vertus et défauts qui leur sont associés. En effet, depuis l’Antiquité au moins, les mythes et récits traduisent cette infériorité dite naturelle du féminin mais aussi la complémentarité des deux sexes. On pense par exemple à la manière dont Platon explique l’amour : des êtres androgynes originels sous forme de boule réunissaient à eux-seuls masculin et féminin, mais, trop confiants et insolents, ils s’en prirent aux dieux, ce qui déclencha la colère de Zeus. Pour les punir, ce dernier les sépara en deux, créant ainsi la femme et l’homme, qui leur vie durant, chercheraient leur moitié manquante. Dans le langage courant, on entend d’ailleurs encore régulièrement l’expression « ma moitié » pour décrire son épouse ou époux.

 

Depuis, dans les représentations est restée cette idée selon laquelle les qualités et défauts des unes sont complémentaires de ceux des autres. Les femmes seraient fragiles et bavardes, les hommes forts et taiseux, etc. Les stéréotypes de genre sont toujours fermement inscrits dans les esprits malgré les multiples tentatives pour les en déloger, notamment via les sciences humaines et sociales qui ont démontré depuis des décennies le caractère socialement construit de ces représentations.

Cette appréciation des individus en fonction de leur sexe et des caractéristiques lui étant adjointes engendre une division sexuelle du monde, le masculin étant associé à la sphère publique et technique, le féminin à la sphère privée et au soin. Ceci génère des inégalités notamment dans la sphère professionnelle mais aussi intime, avec moins d’opportunités et des charges additionnelles souvent invisibilisées pour les femmes. Les systèmes légaux et institutionnels renforcent ces inégalités, eux-mêmes conditionnés par les représentations patriarcales.

Du fait de ce système qui sous-tend les sociétés passées et actuelles, les femmes sont celles en qui se cristallisent des enjeux politiques, culturels, sociaux, économiques, etc. En France par exemple, ce sont les tenues des femmes musulmanes qui déchaînent les passions depuis de nombreuses années et qui sont le support d’un questionnement identitaire souvent ouvertement excluant. On se rappelle notamment d’une vidéo tournée dans la rue où un candidat d’extrême- droite interpelle une femme voilée et la force à retirer son voile. Que cela soit une intervention montée de toute pièce ou une scène réelle, le message est clair : dans l’imaginaire, ce sont les femmes qui représentent l’Etranger. A l’inverse, d’autres candidats de ce même parti brandissent le respect et la liberté des femmes dites nationales comme une valeur à protéger contre l’invasion étrangère, alors même que leurs propres programmes sont ouvertement défavorables aux femmes.

Mais cette instrumentalisation des femmes à des fins politiques via le religieux n’est pas le propre des seuls mouvements extrémistes ; cette idée a infusé les représentations générales et affleure régulièrement, au moindre fait divers en lien ou à l’approche des élections.

En effet, dans l’imaginaire collectif, les femmes sont l’image même de la patrie ; les symboles la signifiant sont d’ailleurs féminins. Par exemple, l’allégorie de la nation française (Marianne), de la justice ou encore le vocabulaire en lien (mère patrie, langue maternelle, etc.). Or, plus ces symboles sont féminins, plus ils traduisent en réalité une organisation sociale patriarcale :

« Alors que pendant très longtemps ce sont les hommes seuls qui ont fait les lois, et qu’ils ont été seuls citoyens à part entière et seuls à participer au pouvoir politique, ce sont des figures féminines qui symbolisent la Loi, la Patrie, la République et la Liberté… La symbolisation du pouvoir leur est ouverte en raison inverse de leur pouvoir effectif reconnu. »1 C. Lelièvre, F. Lelièvre. « Des allégories politiques féminines ». Cairn. 2001, (en ligne). Disponible sur : https://www.cairn.info/histoire-des-femmes-publiques-contee-aux-enfants–9782130514442-page-121.htm

Si la mère patrie est féminine car relevant du sentiment, de l’enfance, du lien affectif avec la terre natale, l’Etat quant à lui est masculin : force organisatrice, politique par excellence, il est du côté du rationnel et de la raison.

Il en est de même en Corse, pensée et présentée comme une femme ; pourtant, le pouvoir y est là aussi majoritairement associé au masculin. Cette bipartition traditionnelle se retrouve ailleurs, en d’autres temps et d’autres lieux, et est souvent soutenue par le religieux.

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[1] C. Lelièvre, F. Lelièvre. « Des...

C. Lelièvre, F. Lelièvre. « Des allégories politiques féminines ». Cairn. 2001, [en ligne]. Disponible sur : https://www.cairn.info/histoire-des-femmes-publiques-contee-aux-enfants--9782130514442-page-121.htm

L’histoire des femmes dans le cadre des religions est éminemment complexe et multiforme. Les religions ont à la fois servi de moyens de contrôle et de domination tout en offrant des espaces de spiritualité, de communauté et parfois de résistance. Les rôles, les droits et la perception des femmes ont varié considérablement à travers les époques et les cultures, souvent influencés par les doctrines religieuses en place.

Dans les religions polythéistes de l’antiquité, les femmes étaient parfois prêtresses, pythies, etc., possédant un rôle important, mais leurs vies étaient tout de même strictement réglementées. Les monothéismes ont mis fin à la majorité de ces pratiques, ramenant les femmes dans la seule sphère domestique. Ces religions, influençant des milliards de personnes, ont codifié et perpétué des normes sociales qui privilégient les hommes et subordonnent les femmes. Les écrits sacrés, les pratiques rituelles et les institutions religieuses ont tous joué un rôle dans la promotion et le maintien de l’ordre patriarcal.

Pour exemple dans chacun des monothéismes :

 

  • Judaïsme : Le Lévitique et le Deutéronome contiennent des lois sur la pureté rituelle et les relations familiales qui positionnent les femmes dans un rôle de Les lois mosaïques accordent aux hommes des droits supérieurs en matière de divorce, d’héritage et de propriété. La participation des femmes aux rites religieux est limitée. Enfin, la prière matinale quotidienne est différente selon le sexe de son énonciateur et ne laisse pas de place au doute. Les femmes disent : « Béni sois-Tu de m’avoir faite selon Ta volonté. » Les hommes disent : « Béni sois-Tu de ne pas m’avoir fait femme. »

 

  • Christianisme : Les épîtres de Paul dans le Nouveau Testament conseillent aux femmes d’être soumises à leurs maris. Historiquement, la prêtrise et les positions de pouvoir au sein de l’Église catholique romaine et de nombreuses autres dénominations chrétiennes sont réservées aux Les femmes sont souvent encouragées à se consacrer à des rôles de service, comme les soins aux enfants, l’éducation religieuse et le soutien à la communauté, plutôt qu’à des rôles de leadership. Enfin, le premier personnage féminin de l’ancien testament a été effacé des mémoires du fait de son caractère trop séditieux. Lilith, créée de la même manière qu’Adam et en même temps, est sa première compagne. Mais Adam lui impose d’être soumise durant l’acte sexuel, ce qu’elle refuse. Elle s’enfuit, ce dont Adam se plaint à Dieu qui en retour, la maudira en la condamnant à ce qu’aucun de ses enfants ne survive jamais. Dans les livres, ce personnage subversif est remplacé par la fade Eve, docile, créée non plus à l’image de Dieu mais depuis la chair d’Adam. Dans les Éphésiens 5:22-24, on trouve la formule suivante : « Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur ; car le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l’Église […] Comme l’Église se soumet à Christ, que les femmes se soumettent en tout à leurs maris. »
  • Islam : Les hommes ont le droit de répudier leurs épouses, et l’héritage est souvent en faveur des descendants mâles. Les hommes et les femmes prient souvent séparément, et les femmes ne peuvent pas diriger la prière dans des mosquées où sont présents des hommes. Dans certains pays musulmans, les lois basées sur la charia restreignent les droits des femmes en matière de mariage, de divorce, de garde des enfants et de mobilité. Les pratiques culturelles et locales ont également influencé la condition des femmes musulmanes, souvent en les subordonnant davantage que ne le prescrit le Coran. La Sourate An-Nisa (Les Femmes) 4:34 indique que : « Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la préférence que Dieu a accordée à ceux-là sur celles-ci, et à cause des dépenses qu’ils font de leurs Les femmes vertueuses sont obéissantes [à leurs maris] et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection de Dieu. Et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les. Mais si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre elles. »

De manière générale dans ces trois religions, les femmes n’étaient pas autorisées à participer pleinement à la vie religieuse publique. Par exemple, elles ne pouvaient pas devenir « prêtresses » et avaient un accès limité à l’étude des textes sacrés.

À partir du XIXe siècle cependant, des mouvements réformistes émergent à l’intérieur de chacune de ces religions, visant à améliorer les droits des femmes. La branche du judaïsme Réformé et Libéral ordonne des femmes rabbins et encourage l’égalité dans la pratique religieuse. De nombreux groupes protestants, comme les églises anglicane et luthérienne, ordonnent des femmes et soutiennent des politiques égalitaires. Enfin le Féminisme Islamique milite pour une interprétation égalitaire du Coran et des Hadiths, et certaines communautés ont commencé à accepter des femmes comme érudites et leaders religieux.

Mais tout cela ne concerne qu’une minorité de personnes. En effet, malgré les progrès, les femmes continuent de faire face à des résistances significatives, car les institutions religieuses traditionnelles restent réticentes à modifier leurs structures hiérarchiques et leurs représentations.

C’est donc dans les régimes politiques laïcs que les droits des femmes sont les plus assurés – ce qui ne signifie pas non plus pour autant qu’ils y soient garantis, comme l’actualité récente a pu le montrer, par exemple en ce qui concerne l’IVG. En garantissant la neutralité religieuse de l’État, la laïcité crée un espace où les droits individuels, y compris ceux des femmes, peuvent être protégés indépendamment des influences religieuses. Elle assure également que toutes les personnes, quel que soit leur sexe ou leur religion, sont égales devant la loi, qu’elles ont le même accès à l’éducation, et favorise la participation des femmes à la vie publique et politique. De plus, la laïcité permet la mise en place de politiques publiques visant à combattre les violences domestiques, les mariages forcés et d’autres formes de violence sexiste souvent justifiées par des traditions religieuses. Enfin, en assurant la liberté de conscience, elle favorise pour les femmes la prise de choix autonomes concernant leur corps, leur famille et leur carrière, sans subir de pressions religieuses.

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Mais que ce soit dans des systèmes religieux ou laïcs, on constate que, comme dans tout système, il existe des contre-pouvoirs ou au moins des tentatives de réduction des écarts féminin-masculin.

Par exemple, il y a plusieurs années à Paris, en sortant du métro, j’ai été interpellée par deux jeunes femmes asiatiques qui présentaient aux passants leur groupe religieux. Ce dernier se nomme l’église de Dieu société de la mission mondiale et serait affilié au mouvement évangéliste. Né en Corée du Sud en 1964, sa principale originalité réside dans le fait que ses membres croient en dieu le père mais également en dieu la mère. Leur argument premier est le suivant : pour qu’il existe un père, il faut qu’il y ait des enfants. Pour qu’il y ait des enfants, il faut qu’il y ait une mère. Donc, s’il existe un dieu masculin, il y a aussi forcément un dieu féminin. Cependant, cette irruption du féminin au niveau divin ne signifie pas pour autant que ce mouvement religieux se veuille plus égalitaire ou plus ouvert que les autres ; d’ailleurs, vous aurez pu noter que la terminologie et le raisonnement demeurent hétérocentrés, tout comme les propriétés associées à chacun de ces dieux. En effet, toutes les espèces vivantes ne se reproduisent pas selon le schéma hétérosexuel classique ; on pense par exemple aux escargots, qui sont hermaphrodites ; aux hippocampes chez qui c’est le mâle qui accouche ; aux mérous, asexués jusqu’à leur 4 ans puis en capacité de changer de sexe ; ou encore aux espèces se reproduisant par parthénogénèse, c’est-à-dire en s’autofécondant, comme certains insectes, poissons, oiseaux, reptiles ou plantes. D’autre part, la rhétorique utilisée recoupe précisément les stéréotypes de genre : « La sympathie, la dévotion et le sacrifice d’une mère pour leurs enfants dérivent tous de Dieu la Mère » ; si le père est le chef de famille, le décisionnaire et représente l’autorité, la mère occupe la fonction affective, de soin et de dévotion à l’autre. Enfin, si une importance accrue est donnée au personnage de dieu la mère, elle n’est cependant pas suffisante pour accorder correctement son genre. En suivant les règles de grammaire française, il aurait en effet été nécessaire de nommer ce personnage Déesse la mère et non pas Dieu la mère.

Mais sans doute cela sonnait-il trop « païen » ; en effet, le mot « déesse » rappelle inéluctablement les polythéismes ou encore plus lointainement, les premières statuettes humanoïdes de l’histoire humaine. Appelées vénus, ces statuettes représentant majoritairement des corps de femmes aux formes maternelles exacerbées qui sont souvent présentées comme des déesses-mères originelles.

Ces découvertes ont fait penser à un certain nombre d’auteurs (essentiellement masculins, tels que Bachofen au XIXe siècle) qu’un matriarcat originel aurait existé, et que ce dernier aurait été progressivement remplacé par un patriarcat pensé comme plus évolué. Ce raisonnement suivait ainsi les tendances du courant de pensée évolutionniste de la toute jeune science anthropologique qui en était alors à ses débuts.

Pourtant, aujourd’hui les spécialistes du sujet concluent plutôt à une absence totale de matriarcat sur toute la planète et à tous les âges. Les vénus ne représenteraient au contraire qu’une sorte de fétichisation de la capacité reproductrice des femmes, elle-même sans doute à l’origine de la naissance du patriarcat, ce dernier reposant sur le contrôle de la reproduction, donc des corps la donnant, donc des femmes.

 

A ce sujet, l’anthropologue spécialiste des questions de genre Françoise Héritier notait dans son article « Modèle dominant et usage du corps des femmes » que :

« L’inégalité n’est pas un effet de la nature. Elle a été mise en place par la symbolisation dès les temps originels de l’espèce humaine à partir de l’observation et de l’interprétation des faits biologiques notables. Cette symbolisation est fondatrice de l’ordre social et des clivages mentaux qui sont toujours présents […]. »

En Corse, il est encore courant d’entendre que l’île est ou a été régie par un matriarcat ; cette idée est fortement enracinée dans les représentations malgré des travaux démontrant l’inverse (ceux de Ghjermana de Zerbi notamment). Pourtant, ici comme ailleurs, nous nous trouvons bien sous un régime patriarcal, qui joue même à domicile si on peut dire car les structures patriarcales sont particulièrement prégnantes en Méditerranée.

La Corse s’est donc construite, comme le reste du monde, dans un système de type patriarcal. Cependant, comme dans tout système avec un pouvoir dominant, il y existe un ensemble de contre-pouvoirs qui tendent à nuancer ou à défier, dans des mesures variables, l’ordre établi.

Ces derniers se manifestent notamment dans le domaine religieux depuis quelques années, d’une manière assez inattendue. En effet, des pratiques depuis longtemps réservées aux confréries masculines commencent à être (ré)investies par des femmes, en toute discrétion.

Les confréries sont des associations religieuses dont les origines remontent au Moyen Âge, période à laquelle elles s’occupent notamment des œuvres sociales. Engagées dans diverses activités religieuses et caritatives, elles participent à des processions, organisent des fêtes religieuses et veillent à la préservation de certaines traditions locales.

Les confréries étaient initialement réservées aux hommes, mais au fil du temps, des versions mixtes puis féminines ont vu le jour. On note par exemple la présence d’une confrérie mixte à Speluncatu dès le XVIIe siècle, mais il a fallu attendre le XXIe et une demande féminine accrue pour que celle-ci réouvre ses portes aux femmes. Du côté du Cap corse, on trouve la trace de confréries féminines au début et milieu du XXe siècle notamment.

Cependant, la majorité de ces confréries mixtes et féminines disparaissent entre la période de la Révolution française et la première moitié du XXe siècle au gré des différentes crises historiques, politiques et militaires. Durant ces périodes, nombre de confréries masculines s’éteignent également ou deviennent moribondes, notamment du fait des grands mouvements de population et des guerres.

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C’est après le Riacquistu que les confréries retrouvent progressivement leur dynamisme et recommencent à mobiliser des jeunes qui y voient souvent le lieu où renouer avec un certain nombre de pratiques antérieures. Aujourd’hui, quasiment chaque paroisse principale compte une confrérie. Alors qu’elles étaient souvent observées avec méfiance par l’Eglise qui les voyait comme de possibles concurrentes, les confréries sont aujourd’hui beaucoup plus acceptées et perçues comme « une partie prenante de l’évangélisation », selon la formule du vicaire général, le Père Jean-Yves Coeroli, chargé d’accompagner les confréries pour l’Église en Corse.2Jacquier, V. « Le renouveau des confréries corses », France catholique. 12.06.2023, [en ligne]. Disponible sur : https://www.france-catholique.fr/le-renouveau-des-confreries-corses.html

Dans la décennie 2010, l’île comptait plus de 3 000 confrères, soit 1% de la population totale de l’île à l’époque. Majoritairement masculines, elles étaient au nombre de 66 en activité dont une seulement était exclusivement féminine et 13 mixtes. Même en associant les deux dernières catégories, les femmes n’étaient alors présentes que dans 21% des cas. Et en ne prenant en compte que la loge entièrement féminine, ce chiffre se réduit à 1,52% du total des confréries.3P. Bonin. « Les confréries religieuses expliquées au public ». Corse Matin. 02 Mai 2012, [en ligne]. Disponible sur : https://www.corsematin.com/articles/les-confreries-religieuses-expliquees-au-public-26430

Depuis les années 2000 environ, la demande pour entrer en confrérie s’est fortement accrue concernant le public jeune alors qu’auparavant, les effectifs étaient plutôt vieillissants. En 2024, l’Evêché de Corse relève le nombre énorme de 150 baptêmes de jeunes adultes à la période de Pâques quand il n’en réalisait habituellement qu’un ou deux à cette même période. Il est nécessaire d’être baptisé pour pouvoir entrer en confrérie. Ce nouveau public est essentiellement masculin mais un certain nombre de femmes commencent elles aussi à manifester leur présence et envie d’entrer dans ces groupes.

La première confrérie moderne exclusivement féminine, Notre-Dame-de-la-Miséricorde, est créée en 1994 à Ajaccio. D’autres suivront son exemple dans les années suivantes, mais il est à noter qu’il est très difficile d’en faire le compte ; aucune des personnes contactées dans le cadre de cette communication, appartenant toutes à l’univers des confréries, n’en connaissait le chiffre exact, et les contacts n’ont pas toujours été faciles à trouver. Les motifs de création de ces groupes féminins sont multiples, mais globalement, il s’agit de relancer le dynamisme d’une communauté, de renouer avec des pratiques préexistantes, d’entretenir le patrimoine religieux ou encore de permettre à chaque croyant d’avoir accès aux différentes pratiques religieuses.

En cela, les raisons d’exister des confréries masculines, mixtes ou féminines semblent relativement semblables. Cependant, lorsqu’on observe de plus près leurs modes de fonctionnement, des différences émergent qui rappellent nettement les modalités de partage du monde selon le sexe présentées dans la partie définissant le patriarcat.

En premier lieu, l’orientation des activités plébiscitées par chaque groupe. S’il est acquis que les confréries ont un rôle à la fois de prière, d’assistance, de charité, d’accompagnant des mourants et de leur famille ainsi que de transmission de certaines pratiques, il est évident que ces différentes activités ne sont pas investies de la même manière selon la nature des confréries.

Une personne ayant été prieure à de multiples reprises dans une confrérie exclusivement féminine indique que la différence principale entre confréries masculines et féminines réside dans le fait que les hommes pratiquent beaucoup le chant, et qu’il s’agit même d’une des raisons majeures motivant leur engagement en confrérie. Les femmes, qui chantent aussi mais à des occasions différentes, réalisent quant à elle davantage d’actions que l’on pourrait qualifier de sociales ou caritatives (rendre visite aux malades, aux enfants et aux aînés régulièrement, réaliser des animations, organiser des événements, des récoltes alimentaires et de fonds, des pèlerinages, etc.). Ce sont également souvent les femmes qui assurent les veillées et prières.

Une autre consœur précise néanmoins que la confrérie à laquelle elle appartient n’est pas un simple groupe de prière : « Chacune doit mener une action tous les mois : s’occuper des handicapés, des malades, des personnes âgées, etc. C’est aussi important que le chemin de foi d’être concrètement au service des autres. » Les motivations des consœurs concernent ainsi essentiellement leur engagement vis-à-vis de la foi et de la communauté.

Quant aux hommes, il est aussi bien sûr question de foi et d’engagement, mais davantage à titre individuel. Les confréries sont également des marqueurs identitaires importants, en particulier pour les jeunes hommes qui viennent souvent y chercher un retour à ce qu’ils perçoivent comme leurs racines culturelles et spirituelles. D’un autre point de vue, la confrérie est aussi un haut lieu de socialisation, et si cette remarque s’applique aussi bien aux confréries féminines, mixtes ou masculines, il est à noter que les confrères bénéficient de bien plus de visibilité que leurs homologues féminines.

On retrouve ici les stéréotypes de genre « classiques » : les femmes seraient naturellement plus douces, tournées vers la discrétion et le prendre-soin des autres (le care), alors que les hommes seraient davantage dans l’action individuelle, la performance et la visibilité.

Ceci transparaît également dans les appréciations concernant le rôle des femmes dans les confréries. « Elles ont une grande importance parce qu’elles nous entourent et elles nous aident, dans l’évolution, dans la marche de notre confrérie. »4P. Salart, J. Sereni. « Célébration du Christ Noir à Bastia : une nouvelle prieure intronisée ». France 3 Corse Via Stella, 04.05.2023, [en ligne]. Disponible sur : https://france3-regions.francetvinfo.fr/corse/haute- corse/celebration-du-christ-noir-a-bastia-une-nouvelle-prieure-intronisee-2766434.html, selon l’administrateur d’une confrérie bastiaise. Ici, les femmes sont clairement décrites comme les appuis des hommes. En cela aussi, on recoupe la répartition traditionnelle des tâches, les hommes étant au premier plan des projets à mener quand les femmes assurent l’aspect logistique, bien souvent dans l’ombre.

Ceci est d’ailleurs relevé par un certain nombre de femmes elles-mêmes investies dans différentes confréries. L’une d’entre elles note par exemple que dans les confréries mixtes, pendant que les hommes se consacrent au chant, les femmes sont les « petites mains » de la confrérie. Une autre relève que quand confrérie féminine et masculine œuvrent ensemble, cette même répartition revient très naturellement. Dans l’ensemble des confréries consultées pour la réalisation de cette communication, il semble que quel que soit le type de confrérie, lors des fêtes annuelles très prisées, ce sont toujours les femmes qui prennent en charge les préparatifs du type nourriture, décoration, réfection des locaux, tressage des palmes, couture, entretien, etc.

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[2] Jacquier, V. « Le renouveau des...

Jacquier, V. « Le renouveau des confréries corses », France catholique. 12.06.2023, [en ligne]. Disponible sur : https://www.france-catholique.fr/le-renouveau-des-confreries-corses.html

[3] P. Bonin. « Les confréries religieuses...

P. Bonin. « Les confréries religieuses expliquées au public ». Corse Matin. 02 Mai 2012, [en ligne]. Disponible sur : https://www.corsematin.com/articles/les-confreries-religieuses-expliquees-au-public-26430

[4] P. Salart, J. Sereni. « Célébration...

P. Salart, J. Sereni. « Célébration du Christ Noir à Bastia : une nouvelle prieure intronisée ». France 3 Corse Via Stella, 04.05.2023, [en ligne]. Disponible sur : https://france3-regions.francetvinfo.fr/corse/haute- corse/celebration-du-christ-noir-a-bastia-une-nouvelle-prieure-intronisee-2766434.html

Enfin, un des derniers éléments principaux qui différencie l’expérience féminine et masculine de la confrérie concerne les pratiques elles-mêmes. En effet, certaines d’entre elles étaient ou sont toujours réservées aux hommes. Par exemple, le fait de se placer dans le chœur lors d’une cérémonie, de nombreux ecclésiastiques refusant encore aujourd’hui que des femmes adultes ou enfant y aient accès. Le domaine du chant est lui aussi divisé en parties masculines et féminines avec pour particularité le fait que si les femmes ne sont pas autorisées à performer les chants polyphoniques, les hommes peuvent eux s’ils le souhaitent chanter ceux qui sont dévolus aux femmes.

Mais c’est une autre pratique différenciée selon le sexe qui nous intéresse tout particulièrement ici car elle semble porter en elle de fortes possibilités d’émancipation. Il s’agit du porté de croix lors de cérémonies bénéficiant d’une grande visibilité, comme par exemple lors du vendredi saint. De manière générale, cette pratique est réservée aux hommes. La raison fréquemment invoquée à ce sujet est le poids de la croix, variable selon son gabarit mais toujours important.

Pourtant, on observe là aussi des changements. A première vue, on pourrait penser que le fait que de plus en plus de femmes souhaitent désormais réaliser cet acte peut traduire une volonté égalitariste de leur part. Cependant, les motivations réelles de ce changement diffèrent selon les individus.

Pour trois des cinq consœurs ayant porté la croix et avec lesquelles un contact a pu être établi, cette action n’a pas été réalisée à leur demande. Au contraire, ce sont les circonstances qui les ont amenées à porter la croix durant une cérémonie importante. Pour deux de ces trois femmes qui appartiennent à une confrérie féminine récente, il s’agit surtout d’un geste honorifique. En effet, c’est notamment lors de visite à d’autres confréries au moment de célébrations annuelles que leurs hôtes leur ont demandé de porter la croix, afin de les remercier pour leur venue et leur implication. Pour la troisième de ce premier groupe, le fait de porter la croix est tout simplement le fruit des contingences : en effet, sa confrérie n’étant pas fréquentée par des hommes, les consœurs ont dû progressivement apprendre à tout faire par elles-mêmes, y compris le bricolage. Toujours est-il que cette même consœur évoque également le cas d’une des membres de sa confrérie, baptisée tardivement et très croyante, demandant souvent à porter la croix car ce moment est vécu comme un réel acte de foi pour elle.

Et c’est dans ce cas de figure que se trouvent aussi les deux autres consœurs avec lesquelles nous avons pu échanger. La première indique qu’elle a toujours vu porter la croix par des femmes dans sa confrérie du Cap, au moins depuis les années 1960. En revanche, ces porteuses de croix ne sont pas seules ; la procession commence par un homme portant la plus grosse croix qui est suivi par une femme portant une croix plus petite. Cette consœur a elle-même porté la croix dans les années 1990 durant les premières stations de la procession du Jeudi soir. Contrairement aux trois précédentes consœurs évoquées, c’est elle qui a demandé au prieur de porter la croix pour des raisons personnelles. Il s’agissait alors d’un véritable acte de foi réalisé pour les siens, afin de demander grâce.

Le cas de cette consœur diffère de celui des autres car elle a demandé d’elle-même à porter la croix, mais ses motivations ne sont pas individuelles dans le sens où elles sont tournées vers d’autres personnes qu’elle-même. A l’opposé, le pénitent anonyme de Sartène ou de Bisinchi, c’est-à-dire des processions les plus vues et médiatisées, est un homme portant la croix pour se faire pardonner ses propres pêchés.

C’est la dernière consœur sur les cinq qui semble se rapprocher le plus d’une pratique émancipatrice via le porté de croix. Cette femme indique en effet qu’avec ses consœurs, elles ont témoigné en 2017 de leur envie de participer à ce rite très symbolique. Elles étaient persuadées que les femmes elles aussi pouvaient réaliser cet acte. Et c’est cette même année qu’elles l’ont effectivement fait pour la première fois, en se relayant car il s’agissait de la grande croix. Cette femme de caractère raconte qu’à la fin de la procession, ses consœurs et elle ont toutes pleuré tant l’émotion était importante, due à la fois au moment fort que représente le porté de croix dans la vie d’un ou d’une chrétienne, mais aussi du fait de la fierté d’avoir inauguré cette nouvelle pratique et de la rendre enfin accessible aux femmes.

Bien qu’elle ajoute qu’il ne s’agissait pas d’un combat féministe, cette réappropriation de pratiques majoritairement réservées au masculin a clairement eu un effet important allant dans le sens de l’égalité des sexes. En effet, donner de la visibilité aux femmes dans divers domaines participe à rendre ces derniers plus mixtes. Ces femmes servent dès lors de role models, et on connaît l’influence très positive de ce mécanisme. Les femmes qui en ont bénéficié ont davantage confiance en elles et sont plus susceptibles de se lancer dans le même secteur que celui de leur role model. En revanche, les role models masculin n’ont pas cet impact sur elles, d’où l’importance de rendre des trajectoires de femmes visibles dans tous les domaines.

Une consœur note d’ailleurs que depuis que leur nouveau référent ecclésiastique, plus jeune et dynamique que le précédent, les pousse à être davantage visibles lors des cérémonies, la confrérie a reçu une vague d’appels en provenance de femmes souhaitant s’y engager.

Il semble assez clair que le fait de voir des femmes porter une lourde croix en public durant une cérémonie religieuse importante a participé du même phénomène.

Ainsi, le porté de croix de certaines consœurs représente plus qu’un simple acte de foi. Dans certains cas, cela peut être un symbole de la lutte des femmes pour l’égalité et la reconnaissance dans des domaines traditionnellement dominés par les hommes. Cela montre aussi leur capacité à endosser des rôles importants et à participer pleinement à la vie religieuse et communautaire. En ne se satisfaisant pas de la place qui leur est donnée, ces femmes décident de leur destin et participent à construire celui des générations suivantes. Mais le chemin à parcourir est encore long, comme en témoigne ici la quasi absence de travaux concernant spécifiquement les femmes consœurs.

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