Le rationalisme des Mu’tazilites et la double société « laïque et religieuse » du début de l’islam : Une inspiration pour les réformistes ?

Résumé

Aujourd’hui, face à la montée des fondamentalismes, on en viendrait presqu’à oublier que le concept de liberté fut central dans l’œuvre des Mu’tazilites, premiers libres penseurs de l’Islam. À une époque où l’Islam n’était pas encore diversifié, ce mouvement philosophique rationalisant apparaît au VIIIe siècle et investit le champ de la croyance et de la foi. L’histoire de ses idées est emblématique de la double société « laïque et religieuse » qui cohabitait au temps de la dynastie omeyade (661-750) et au début de la dynastie abbasside (750-1280). À travers des débats contradictoires, le Mu’tazilisme devient doctrine d’État, sous Al-Mamun (786-833) avant d’être combattue sous le califat d’Al-Mutawakkil (847-861). Doctrinaires ou rebelles ? Croyants ou athées ? Leurs idées ne cessent d’être débattues dans le monde musulman.

Mots clés : Islam, Laïcité, Mutazilisme, Dieu, Foi, Raison.

Summary

Today, with the rise of fundamentalism, we almost forget that the concept of freedom was central to the work of the Mu’tazilites, Islam’s first free thinkers.  At a time when Islam was not yet diversified, this rationalising philosophical movement appeared in the 8th century and entered the field of belief and faith. The history of their ideas is emblematic of the dual ‘secular and religious’ society that coexisted at the time of the Umayyad dynasty (661-750) and the beginning of the Abbasid dynasty (750-1280). Through contradictory debates, Mu’tazilism became a state doctrine under Al-Mamun (786-833) before being opposed under the caliphate of Al-Mutawakkil (847-861). Doctrinaires or rebels? Believers or atheists? Their ideas continue to be debated throughout the Muslim world.

Keywords: Islam, Secularism, Mutazilism, God, Faith, Reason.

Résumé

L’islam est né dans la Péninsule arabique, dans un contexte marqué par des mutations des identités religieuses. Dès le début des révélations, en 610, l’accent y est mis sur le changement nécessaire à apporter aux pratiques religieuses bédouines arabes et citadines. Le Prophète de l’islam, en tant que messager et législateur se trouve donc médiateur entre la révélation, les pratiques sociales, culturelles bédouines et la nécessité d’élaborer des nouvelles règles de conduites, la nouvelle voie à suivre selon la révélation (la sharia).

Au cours des deux décennies qui suivirent la mort du Prophète (632), les Arabes conquirent un vaste empire qui englobait la Syrie, l’Irak, la Perse ainsi qu’une grande partie de l’Arabie proprement dite. Après la mort du Prophète, Abû Bakr (632-634) qui fut choisi pour prendre la direction de la communauté, devint le premier à porter le titre de calife (khalifat rasûl Allah, « successeur de l’envoyé de Dieu ») et s’attela à ressouder l’unité de la jeune communauté musulmane. Cependant, d’Abû Bakr (632-634) à Ali (656-661), en passant par Umar (634-644) et Uthman (644-656), les califes n’étaient héritiers que d’une partie des fonctions et des pouvoirs du Prophète. Tous expliquaient que la véritable souveraineté appartient à Dieu qui est la source de toute autorité et que le calife, au même titre que les autres hommes, n’agissaient pas de manière indépendante :

   Théoriquement, ni le pouvoir de Dieu de faire les lois, ni la fonction du prophète de les proclamer n’appartenaient aux califes. Ils n’héritaient que des pouvoirs judiciaires et exécutifs. On croyait en général que le calife devait diriger la communauté en temps de paix ou de guerre, collecter les impôts canoniques et veiller à l’application de la loi. Il était aussi l’imam, celui qui conduisait la prière. […] Ce n’est que dans ce sens limité qu’il était le successeur du Prophète. Mais, même dans cette acception il était indispensable à la communauté, dirigeant de droit divin et en principe de la communauté tout entière1.  Albert HOURANI, L’âge d’un monde arabe libéral, Paris Editions Atlande, 2016, p. 28..

Ainsi, lors de la bataille de Siffīn (26 juillet 657) opposant Mu‘āwiya b. Abī Sufyān à ‘Ali b. Abî Tālib, pour le califat, les partisans de Mu‘āwiya réclamèrent un arbitrage « humain » afin d’évaluer les torts de chacun des prétendants. Mais, pour certains partisans de ‘Alī, cette demande d’arbitrage n’était qu’un stratagème pour empêcher ‘Alī de devenir calife et ils lui reprochèrent d’avoir accepté l’arbitrage des « hommes » alors qu’il était dans son droit et combattait pour Dieu. Leur reproche devint un slogan (le premier slogan politico-religieux) : « Limā hakkamta al-riğāl ? Lā hukma illā li-Allāh » (Pourquoi as-tu pris les hommes pour juge ? Dieu seul est souverain).

Ils firent sécession et abandonnèrent ‘Alī. On les surnomma « khawāriğ », « ceux qui sont sortis » ou « séparatistes » de l’armée de ‘Alī. Ce nom « khawāriğ » désignait aussi leur mouvement « khāridjite »2. Ghassan FINIANOS, Islamistes, apologistes et libres penseurs, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2002 : 94.. Finalement, Muawiya devint calife et accepta le serment d’allégeance de la part des chefs militaires arabes, en 661, à Jérusalem (ville qui aurait été conquise par le calife Umar en 637).

            Comment gouverner une société devenue, avec l’expansion de l’islam, multiculturelle et multireligieuse ? Quel regard porte Mu‘āwiya sur les croyances et les cultures en Syrie ? Une terre habitée en majorité par des chrétiens divisés entre différentes églises, avec une minorité juive non négligeable, où on parlait de nombreuses langues, dont le grec, le syriaque et l’arabe. Mu‘āwiya était donc plus préoccupé par l’administration politique et portait peu d’intérêt aux questions strictement religieuses3.  John TOLAN, Novelle histoire de l’islam VIIe-XXIe siècle, Editions Tallandier (Texto), 2024, p. 50..

Gestion d’un Etat multiculturel


La conquête arabe avait intégré des centres de culture hellénistique et chrétienne extrêmement vivants. L’influence des divers courants de pensée antérieurs à l’Islam, les structures étatiques byzantines de Syrie et d’Egypte continuaient à fonctionner, à rendre justice, à collecter les impôts, à frapper monnaie sous la direction de Mu‘āwiya. Ce dernier s’appuya d’ailleurs sur son alliance avec des chrétiens : Lakhmīdes et Ghassānīdes4. Les chrétiens « monophysites » considèrent que le Christ a une seule nature (divine), contrairement aux duophysites, comme l’Eglise romaine, ou grecque orthodoxe, qui distinguaient dans le Christ deux natures (divine et humaine).. « Le fait est qu’en Syrie omeyyade, la vie des chrétiens et des musulmans était inextricablement enchevêtrée : ils se côtoyaient à la campagne, en ville, au marché, lors des fêtes et dans la vie intime5. John TOLAN, op.cit., p.63. ».

 Il était donc plus facile pour les tribus arabes restées chrétiennes d’intégrer les réseaux de pouvoir omeyyade que pour les non-arabes convertis à l’islam. Mu‘āwiya édifia un « Etat » multiculturel pour mieux contrôler certaines structures administratives et fiscales, héritées des Etats byzantin et sassanide : construction de villes garnisons (amsar) dans les territoires conquis : Kûfa, Bassora (Irak), Fustat (Egypte)6. John TOLAN, ibid.. Les populations non-arabes, majoritairement converties à l’islam (mawāli), aspiraient aussi à un statut égal à celui des Arabes dans tous les domaines : religieux, social, financier et économique, quitte à remettre en cause les structures tribales et claniques dans les réseaux de pouvoir au sein des territoires conquis. Ainsi, confrontés de facto à la gestion d’un « État » (dawla)7. Si le vocable dawla, signifie en langue arabe « Etat », cela n’a pas toujours été le cas. En effet, dans le Coran (sourate 59, Al-Hashr, verset 8), le mot dawla ne figure qu’une seule fois et dans son emploi, il invite à éviter de faire » circuler « des biens uniquement parmi les riches. Ce mot dawla peut donc être compris comme alternance politique, ou dynastique. Dans ce cas, il se réfère uniquement au cycle du pouvoir des empires et royaumes, et non à un Etat moderne, du latin « status ». multiculturel et multiconfessionnel, Mu‘āwiya devait donc prendre en considération les exigences d’égalité réelle de traitement des mawāli, à la fois pour éviter une scission interne, mais aussi pour renforcer son propre pouvoir dont la légitimité était contestée par les partisans de ‘Alī. Raison pour laquelle, Mu‘āwiya changea, entre autres, le principe du plébiscite par celui d’un califat héréditaire en nommant son fils Yazīd comme son successeur.

Page 1

[1] Albert HOURANI, L’âge d’un monde...

Albert HOURANI, L’âge d’un monde arabe libéral, Paris Editions Atlande, 2016, p. 28.

[2] Ghassan FINIANOS, Islamistes...

Ghassan FINIANOS, Islamistes, apologistes et libres penseurs, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2002 : 94.

[3] John TOLAN, Novelle histoire de...

John TOLAN, Novelle histoire de l’islam VIIe-XXIe siècle, Editions Tallandier (Texto), 2024, p. 50.

[4] Les chrétiens « monophysites »...

Les chrétiens « monophysites » considèrent que le Christ a une seule nature (divine), contrairement aux duophysites, comme l’Eglise romaine, ou grecque orthodoxe, qui distinguaient dans le Christ deux natures (divine et humaine).

[5] John TOLAN, op.cit., p.63.

John TOLAN, op.cit., p.63.

[6] John TOLAN, ibid.

John TOLAN, ibid.

[7] Si le vocable dawla, signifie en langue...

Si le vocable dawla, signifie en langue arabe « Etat », cela n’a pas toujours été le cas. En effet, dans le Coran (sourate 59, Al-Hashr, verset 8), le mot dawla ne figure qu’une seule fois et dans son emploi, il invite à éviter de faire » circuler « des biens uniquement parmi les riches. Ce mot dawla peut donc être compris comme alternance politique, ou dynastique. Dans ce cas, il se réfère uniquement au cycle du pouvoir des empires et royaumes, et non à un Etat moderne, du latin « status ».

Dès lors, le rôle des soldats de foi musulmane, mais d’origine ethnique autre qu’arabe devint de plus en plus important au sein de l’État. Ainsi Mu‘āwiya institua un conseil (shûrâ) de tous les gouverneurs assistés d’une délégation des tribus pour l’aider à gouverner son empire8. Bernard LEWIS Les Arabes dans l’histoire, Paris, Flammarion, 1993, p. 60.. Parallèlement, les mawāli, originaires du Khorasan et d’autres régions perses, qui supportaient mal le statut inferieur dans lequel les Arabes voulaient les maintenir, vont progressivement devenir le fer de lance de la dynastie omeyyade. Ils furent également à l’origine d’un soulèvement venu du Khorasan, comprenant des soldats arabes et des soldats d’origines persane, qui renversa la dynastie omeyyade et éleva la dynastie abbasside (750-1258).

 

Ainsi les natifs du Khorasan constituèrent pendant longtemps le noyau dur des armées abbassides qui progressivement s’identifia à la capitale de l’Empire, Bagdad, en tant que troupe d’élite du régime abbasside. Cette phase de stabilisation de l’empire, correspond également à l’émergence de la deuxième phase de l’islam dominée par la volonté de conserver et de renforcer l’expérience prophétique en rassemblant le texte coranique et des témoignages sur la vie du Prophète (hadiths). Cette époque est considérée comme le modèle d’une cité idéale qui va inspirer la pensée musulmane classique.

 

            Cependant, la volonté de consolider des savoirs islamiques se double d’un large effort interprétatif du texte coranique, dès le IXe siècle créant ainsi une pensée dominante dans un empire musulman qui ne cesse de s’agrandir. Mais comment dissocier le religieux d’avec le politique dans l’organisation de la cité ? « La problématique de l’absolue de la religion et l’autonomie de la culture se trouve dans les autres polarités telles que Dieu et le monde, la foi et l’incroyance, le sacré et le profane, le divin et le démoniaque »9. Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture, Paris, Edition du Cerf, 1990, p. 10.. La conscience de l’islam, c’est aussi l’interrogation divine posée aux Esprits des humains préexistant au monde terrestre10. Henri CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, collection idées, 1964, p. 16.. Dès ses origines, l’islam a cherché à construire un monde nouveau détaché des croyances et des pratiques anciennes (djāhilīyya), tout en s’inspirant des religions monothéistes existantes (judaïsme et christianisme) pour fonder ses propres principes, devant inspirer les activités culturelles, politiques et philosophiques.

 

Dans la profession de foi sunnite, il est stipulé que la « La foi, c’est de croire en Dieu, ses Anges, ses Livres, ses Envoyés au Jour du jugement dernier et en la prédestination dans le bien et le mal ». Or, dès le début de la dynastie omeyyade, l’élément formel de la religion reste la loi promulguée par Dieu (dans le Coran).  Bien que Mu‘āwiya innova par l’attention qu’il prêta aux enjeux politiques, bien plus qu’aux questions religieuses bien qu’il fût croyant, le temporel l’emportait sur le spirituel11. Gaudefroy DEMOMBYNES, Le monde musulman et byzantin jusqu’au croisade, Paris, De Boccard, 1931, p. 177-178.. Pour autant, y avait-il un principe de séparation de la société civile et de la société religieuse ? La question est alors posée par les Khāridjites, ceux-là même, nous l’avons vu, qui avaient abandonné Ali, revient au-devant de la scène. Si le Calife, considéré comme l’empereur des musulmans, leur représentant auprès de Dieu, ne respectait pas la loi divine, serait-il alors digne d’être Calife ?

 

Selon les Khāridjites, la foi ne suffit pas, encore faut-il y rajouter la dignité et les œuvres. Autrement dit, la tribu, le clan, le sang ou la famille, n’avaient aucun rôle dans le choix d’un souverain. La seule chose qui compte, selon eux, c’est d’avoir une moralité irréprochable. En posant ainsi la question de la foi, de la toute-puissance de Dieu et de la responsabilité du croyant, les Khāridjites soulèvent un débat dogmatique sur le déterminisme et le libre arbitre, bien qu’eux-mêmes ne soient pas tolérants car quiconque était en désaccord avec eux, était considéré comme un apostat. Pour autant, comment distinguer les affaires célestes qui sont les attributs de Dieu des affaires terrestres, qui sont des questions temporelles ? Qu’elle est alors la place de l’homme ? Comment reconnaître ce qui relève de la responsabilité humaine, de ce qui relève de la responsabilité de Dieu avec tous ses attributs, y compris la prédétermination ?

 

Les partisans de la toute-puissance divine (jabbar) furent surnommés les Jabbarites. Ils estiment que Dieu a la toute-puissance absolue. Sans aucune autodétermination de l’homme qui est soumis totalement à la toute-puissance de Dieu. L’homme n’est donc qu’un automate conscient soumis complétement à la volonté divine. C’est Dieu qui attribue le bien ou le mal à un acte quelconque de l’homme. C’est Lui qui est la source de toute loi et le Coran constitue son dernier message. Le sacré étant concentré dans la figure divine, il possède donc une force symbolique qui agit sur l’homme. Or, si l’homme est soumis à la toute-puissance divine, quel est alors sa part de responsabilité ?

 

 Les qadarites estiment que l’homme doit être maître de ses actes pour qu’il puisse être jugé par Dieu. Ils professent que Dieu ne prédétermine pas les actes humains. Donc, il n’y a pas de qadar (prédestination) des actes. Un des fondateurs du mouvement, Ghailân al-Dimasqhī, serait un chrétien converti à l’islam12. Al- Djāhiz, Al-Bayān wal Tabyīn, Egypte, Al-matba’ al- ‘ilmīyya, 1932 (3 vol.), vol. III, p. 29.. Les qadarites proclamèrent donc la responsabilité personnelle de l’homme et reconnurent son libre-arbitre13. Josef VAN ESS, Les prémices de la théologie musulmane, Paris, Albin Michel, 2002,. C’est dans ce contexte de débats sur la responsabilité de l’homme, qu’apparut le Mu’tazilisme, courant rationaliste qui chercha à défendre et à fortifier la foi en utilisant la raison.

 

Le Mu’tazilisme : une école rationaliste

 

 Le mouvement fut fondé par Wasīl ibn ‘Atā’ (748). Le nom Mu’tazilite signifie « ceux qui s’abstiennent ». En effet, ils refusaient de s’engager dans les luttes politiques qui opposent les musulmans à cause de leur conception du « péché » et du « pécheur ». Ils se définissaient eux-mêmes comme les gens de la « justice et de l’Unicité de Dieu », ahl al ‘adl wa-l-tawhīd. C’est d’abord sous le calife Umayyade Hicham (724-743), que les Mu’tazilites commencèrent à développer la problématique de ‘ilm al-kalām (littéralement science de la parole) en se fondant sur quelques principes. Nous ne retiendrons ici que deux : l’Unicité de Dieu et la Justice de Dieu.
 
L’Unicité de Dieu (al-tawhîd)) est le dogme fondamental de l’islam. Les Mu’tazilites en donnent une explication :
 
Dieu est unique, nul n’est semblable à lui ; il n’est ni corps, ni individu, ni substance, ni accident. Il est d’au-delà du temps. Il ne peut habiter dans un lieu ou dans un être ; il n’est l’objet d’aucun des attributs ou des qualifications créatures naturelles. Il n’est ni conditionné, ni déterminé, ni engendrant ni engendré, il est au-delà des perceptions des sens. Les yeux ne le voient pas, le regard ne l’atteint pas, les imaginations ne le comprennent pas. Il est omniscient. Il a créé le monde sans un archétype préétabli et sans auxiliaire14. Henri CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, op. cit., p. 159..

Page 2

[8] Bernard LEWIS Les Arabes dans...

Bernard LEWIS Les Arabes dans l’histoire, Paris, Flammarion, 1993, p. 60.

[9] Paul TILLICH, La dimension religieuse...

Paul TILLICH, La dimension religieuse de la culture, Paris, Edition du Cerf, 1990, p. 10.

[10] Henri CORBIN, Histoire de la...

Henri CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, collection idées, 1964, p. 16.

[11] Gaudefroy DEMOMBYNES, Le...

Gaudefroy DEMOMBYNES, Le monde musulman et byzantin jusqu’au croisade, Paris, De Boccard, 1931, p. 177-178.

 

 

[12] Al- Djāhiz, Al-Bayān wal Tabyīn, Egypte...

Al- Djāhiz, Al-Bayān wal Tabyīn, Egypte, Al-matba’ al- ‘ilmīyya, 1932 (3 vol.), vol. III, p. 29.

[13] Josef VAN ESS, Les prémices de la...

Josef VAN ESS, Les prémices de la théologie musulmane, Paris, Albin Michel, 2002,

[14] Henri CORBIN, Histoire de la...

Henri CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, op. cit., p. 159.
 
 Cette conception est statique. Dieu est inaccessible et il est entièrement spirituel et si le Coran parle de « main » de Dieu ou de « face » de Dieu, ces mots ne sont employés qu’au sens figuré. Si Dieu est éternellement Un, quel est le rapport entre Dieu et Sa Parole, c’est-à-dire le Coran, qui n’est apparu qu’à un moment de l’histoire et qui est non consubstantiel à Dieu ? Les Mu’tazilites donnent la réponse suivante : lorsque Dieu veut faire parvenir sa parole aux prophètes, il la crée dans un substrat matériel et le Coran est une création « directe » de Dieu née sur les lèvres de celui qui le récite.

 

Al-Asharî, qui fut Mu’tazilite avant de devenir opposant, estime aussi que la connaissance de Dieu ne peut être acquise et obtenue que par raisonnement. Car cette connaissance n’est pas créée en nous directement sans intermédiaire. Selon lui, seul le raisonnement peut conduire à la connaissance de Dieu, il constitue même la première des obligations15. Daniel GIMARET, La doctrine d’Al-Ash’arī, Editions du Cerf, Paris 1990, p. 212.. Cependant, par définition, « le postulat premier d’un Dieu vivant qui parle aux hommes est le fondement doctrinal et dogmatique du monothéisme. Dans sa coloration islamique, la parole de Dieu est par essence inépuisable, dès lors qu’elle lui est connaturelle »16. Ghaleb BENCHEIKH, La laïcité au regard du Coran, Paris, Presse de la Renaissance, 2005, p. 75.

 

Quant à la justice de Dieu, tous les théologiens sont d’accord sur le principe que Dieu est nécessairement « juste » et « sage » en toutes ses actions. Mais, ils divergent sur le sens à donner au terme. L’attitude des Mu’tazilites consiste donc à définir la justice et la sagesse de Dieu à partir de ce que nous, hommes, croyons être la justice et la sagesse, telles que notre raison les conçoit. Dès lors, les Mu’tazilites appliquent les mêmes conceptions à Dieu « Juste » et « Sage ». La nécessaire justice de Dieu, est donc un de leurs dogmes fondamentaux.

 

Pour eux, concrètement cela veut dire que Dieu a obligation de donner à tous les hommes les mêmes moyens de croire et, ainsi, de faire leur salut (ce qui exclut donc l’idée d’une grâce) Qu’Il leur impose des obligations en proportion de leurs capacités, Il récompense ou châtie en proportion des mérites. Dieu serait injuste, pensent les Mu’tazilites, s’Il dispensait arbitrairement ses faveurs, s’Il imposait l’obligation à l’impossible. […] Puisqu’il est juste, Il n’a pas créé des êtres pour les tourmenter17 . Daniel GIMARET, op. cit., p. 433-434..

 

Par ailleurs, les Mu’tazilites considèrent que la « promesse » et la « menace » (al-wa’d wal wa’īd) ou l’éternité des peines de l’enfer pour tout musulman coupable de fait grave et mort sans repentir, seront appliqués. Cependant, il existe un rang intermédiaire (al-manzila bayna -l-manzilatayn), pour un musulman coupable d’une faute grave mais qui n’est sans doute pas un mécréant (kâfir) et qui n’est plus un véritable croyant. Il relève d’une catégorie à part : celle d’un malfaiteur (fâsik). En fin, les Mu’tazilites font obligation faite à chaque croyant d’ordonner le bien et d’interdire le mal.

 

De ces principes Mu’tazilites, il en ressort deux conceptions principales : À l’égard de Dieu, c’est le principe de la transcendance et de l’unicité absolue ; et à l’égard de l’homme, c’est le principe de liberté individuelle entraînant la responsabilité immédiate de ses actes.

 

En effet, les Mutazilites cherchaient à expliquer et à faire prévaloir une conception « raisonnable » et « raisonnée » de l’islam. La controverse devint donc une science réglée et régie par des principes bien définis du fait de sa conception même de la raison18. Colette SIRAT, « Les mutakalimoun et autres penseurs juifs inspirés des mouvements théologiques musulmans », Dans La Philosophie juive au Moyen âge, selon les texte manuscrit et imprimés (hors collection), CNRS Editions 1983, pages 27 à 79.. L’acte de raisonner (nazar) est pris au sens figuré, il est considéré comme « regard du cœur », mais avec comme équivalent fikr (rélexion), ta’ammul (méditation) i’tibar (examen attentif). Le processus du raisonnement est, selon Ibn Fūrak : « la réflexion et la méditation concernant l’état de ce sur quoi on raisonne, pour ensuite y comparer autre chose, afin de savoir si (cette autre chose) relève d’un jugement semblable ou différent »19. Daniel GIMARET, op. cit., p.184.. Transposé chez les Mu’tazilite, ce mode de raisonnement devient la base pour déterminer la responsabilité de Dieu et celle de l’homme. Dans une démarche très singulière, les Mu’tazilites estiment que l’homme possède un libre arbitre illimité de ses actes ; qu’il est le créateur de ses actes, sinon Dieu serait injuste de l’en rendre responsable. Or Dieu est nécessairement juste. Un Dieu juste doit récompenser les bons et punir les méchants. Donc, pour les Mu’tazilites, il y a un bien et un mal absolu, dont la raison est la mesure. Ils voulurent aux VIIIe st IXe siècles, défendre le dogme musulman contre l’influence de la philosophie grecque ; mais en utilisant, pour ce faire les armes de la philosophie. Cette démarche influença le calife al-Ma’mun (813-833) et le savant Al-Jahiz (752-840) qui adoptèrent la doctrine mu’tazilite.

 

 Les notions de libertés, de volonté et de responsabilité, débattues par les Mu’tazilites restent toujours d’actualités, puisque les Mu’tazilites considéraient la liberté individuelle comme une condition nécessaire pour que l’homme puisse agir sur sa propre responsabilité et respecter les principes coraniques. Dans cette logique, l’homme ne pouvait être tenu pour responsable, si sa liberté n‘était pas pleine et entière20.  Malek CHEBEL, L’Islam et la Raison : le combat des idées, Paris, Editions Perrin, (collection Tempus), 2006, p. 47..

 

Mais face l’apparition des opinions divergentes, certains juristes cherchèrent à codifier le droit musulman en le fixant sur le texte coranique et la tradition (sunna). Ce qui donna par la suite quatre écoles d’interprétation orthodoxes sunnites qui portent les noms de leur fondateur : Malikisme (Malik ibn Anas, m.795), Hanafisme (Abou Hanifa, m.767), Shâfi’isme (Shâfi’î, m.820) et Hanbalisme (Ahmad b. Hanbal, m.855) et tout musulman sunnite, appartient à une de ces écoles. Le calife Al-Mutawakkil (847-861) interdit alors la théologie dogmatique. Les Mu’tazilites furent sévèrement combattus. Le grand théologien sunnite Al-Ash’ari (873-935) imposa une autre doctrine, qui d’ailleurs portera son nom, centrée sur l’affirmation du Coran « incréé » ; l’inaccessibilité du mystère de Dieu et de la réalité des attributs divins ; l’absolu précellence de la Loi sur la raison ; la négation du libre arbitre humain. Progressivement la doctrine d’Al-Ash’ari s’imposa aux musulmans sunnites. Par la suite, des théologiens sunnites, Ibn Taymiyya (1263-1328), Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350) et Ahmad b. Hanbal refusèrent, catégoriquement, le raisonnement analogique (al-‘qiyas) s’il s’autonomise et se dispense des textes légaux (sharia). Ils rejettent l’opinion personnelle (al-ra’y) l’appréciation personnelle (al-istihsân). Selon eux, la foi c’est simplement croire sans se poser la question, « ni comment », ni « pourquoi ».

 

Cependant, ces questions théologiques trouvent aujourd’hui leurs prolongements dans le débat sur les modalités plurielles de lecture du texte religieux :
 
Le caractère créé – on dirait aujourd’hui situé et contextualisé –, sinon du texte divin, du moins de sa lecture, suggère l’existence d’autres approches et d’autres sens possibles de la parole divine, ouvrant un espace à tous ceux qui contestent aujourd’hui, dans le monde musulman, l’idée d’une signification figée, univoque et autoritaire des textes religieux, et appellent à un renouvellement des méthodes d’interprétation 21. Bernard ROUGIER, « L’Islamisme face au retour de l’islam ? » dans Vingtième siècle. Revue d’Histoire, Presses de Science Po, 2004/2 (n°82), p. 103-118..

Page 3

[15] Daniel GIMARET, La doctrine...

Daniel GIMARET, La doctrine d’Al-Ash’arī, Editions du Cerf, Paris 1990, p. 212.

[16] Ghaleb BENCHEIKH, La laïcité au...

Ghaleb BENCHEIKH, La laïcité au regard du Coran, Paris, Presse de la Renaissance, 2005, p. 75

[17] Daniel GIMARET, op. cit., p. 433-434.

Daniel GIMARET, op. cit., p. 433-434.

[18] Colette SIRAT, « Les mutakalimoun...

Colette SIRAT, « Les mutakalimoun et autres penseurs juifs inspirés des mouvements théologiques musulmans », Dans La Philosophie juive au Moyen âge, selon les texte manuscrit et imprimés (hors collection), CNRS Editions 1983, pages 27 à 79.

[19] Daniel GIMARET, op. cit., p.184.

Daniel GIMARET, op. cit., p.184.

[20] Malek CHEBEL, L’Islam et la Raison...

Malek CHEBEL, L’Islam et la Raison : le combat des idées, Paris, Editions Perrin, (collection Tempus), 2006, p. 47.

 

[21] Bernard ROUGIER, « L’Islamisme...

Bernard ROUGIER, « L’Islamisme face au retour de l’islam ? » dans Vingtième siècle. Revue d’Histoire, Presses de Science Po, 2004/2 (n°82), p. 103-118.
Ainsi, rien d’étonnant que de nombreux intellectuels et penseurs musulmans invitent à orienter le débat sur la question suivante : comment libérer la raison afin de rendre l’individu maître de lui-même dans un débat religion/ État /société ? 22. R. Caspar, « Le renouveau Mo’tazilite », MIDEO, iv (1957), p. 141-202.. Les questions soulevées sont liées à la politique. Quelle est la norme qui devrait être mise en place ? Doit-elle découler des principes islamiques ou s’inspirer des enseignements et des pratiques de l’Europe moderne, marqués par la pensée des Lumières ?

 

Les réformistes

 

Durant le califat ottoman, des petits groupes de fonctionnaires, officiers ou enseignants étaient convaincus qu’il fallait emprunter certains traits de la société européenne pour reformer l’Empire ottoman, qui demeurait après tout, un califat islamique. Cette perception est défendue par l’Egyptien Rifa’a Badawi Rafî’ al-Tahtawi (1801-1873) qui passa cinq années à Paris (1826-1831) où il fut marqué par la pensée des Lumières françaises. Certes, ses conceptions de l’autorité politique restent dans la tradition de la pensée islamique. Bien qu’il admettait l’idée selon laquelle le gouvernement devrait être aux mains des peuples (il a assisté à la révolution de 1830), il ne considérait pas cette idée pertinente pour les problèmes de l’Égypte, alors gouvernée par un autocrate musulman (Mohammed Ali) dont il fut proche. Pour lui, le seul espoir de réforme effective était que cet autocrate fasse bon usage de son pouvoir, car la sharia est au-dessus de celui qui gouverne, même s’il est nécessaire et légitime de l’adapter aux nouvelles circonstances23.  Albert HOURANI, L’âge d’un monde arabe libéral, Paris, Atlande, 2016, p. 100-103..

 

La religion était encore, au cours de ce XIXe siècle, la source ou la référence à partir de laquelle étaient produites les conceptions, les lois, les institutions qui dominaient et assuraient le fonctionnement de la société24. Adbou FILALI-ANSARY, L’Islam est-il hostile à la laïcité ?  Casablanca, Editions Le Fennec, 1997, p. 14..

 

Les tenants du salafisme s’opposent aux régimes politiques des États islamiques et ne sont pas dans une approche Islam/Occident. Certains prônent le retour à un mode de religiosité rigoriste et puritain ; d’autres estiment qu’il faut revenir aux fondamentaux de la religion pour se débarrasser des superstitions et de tout ce qui entrave les possibilités de développement et de modernisation, d’autres enfin, se servent de la religion pour contester l’ordre politique établi 25. Azmi BISHARA, Qu’est-ce que le salafisme ? (Préfacé par Henry Laurens et Stéphane Lacroix), Paris Orients Editions, 2021..

 

Dans ce contexte, comment séparer Religion et État ? Le mouvement al-Nahda (« la renaissance », en arabe), à la fois culturel et intellectuel dans le monde arabe, et qui associa des penseurs et intellectuels musulmans et chrétiens, apporta des nouvelles idées. L’arrivée des Européens au cœur du sud de la Méditerranée, à partir du XIXe siècle, suscita des interrogations chez bon nombre de penseurs musulmans : En quoi la société et les institutions des pays musulmans diffèrent-elles de leurs équivalents dans les pays européens ? Qu’est-ce qui justifie la puissance occidentale ? Comment les musulmans peuvent-ils rattraper leur retard ?

 

Quel modèle de rapport entre religion et Etat ?

 
L’une des figures d’al-Nahda fut Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897). Il considère que les pays musulmans doivent apprendre les arts utiles de l’Occident et leur système de pensée et de moralité sociale. Il met l’accent non pas sur l’islam en tant que religion, mais sur l’Islam en tant que civilisation :

 

Le but des actes des hommes n’est plus seulement de servir Dieu, c’est de créer une civilisation humaine florissante sous tous ses aspects. La notion de civilisation est une des idées phares dans l’Europe du dix-neuvième siècle, et c’est surtout par l’intermédiaire d’Al-Afgani qu’elle atteint le monde islamique26. Albert HOURANI, L’âge d’un monde arabe libéral, op.cit., p.146..

 

Al-Afghani voyait en un Islam réformé, en phase avec son temps, le moyen de la résistance pour se libérer contre la domination française ou britannique. Autrement dit, pour al-Afghanî, la renaissance arabe doit se faire avec la religion et non en dehors de la religion. Certains, à l’exemple de Muhammad ‘Abduh (1849-1905), Qasim Amin (1856-1908) ou ‘Ali ‘Abd al-Raziq (1888-1966) admiraient les progrès des nations européennes, mais combattaient l’occupation britannique de leur pays et recherchaient la renaissance d’une forme d’islam vitalisée qui ferait face au défi croissant de l’impérialisme européen.

 

Cependant, la chute de l’empire ottoman, après la Première Guerre mondiale, et la reconnaissance par les Ottomans de leur défaite lors de l’armistice de Moudros, le 30 octobre 1918, a entraîné de facto la fin du califat. La révolte nationaliste sous la houlette de Mustafa Kemal, abolit progressivement toute institution religieuse qui pouvait rivaliser avec l’autorité de l’État. Cela « impliquait aussi l’abandon de l’universalisme musulman que prétendaient incarner les califes27. John TOLAN, Nouvelle histoire de l’islam, VII-XXIe siècle, Paris, Editions Tallandier (Texto), 2022, p. 246. ». C’est dans ce contexte que l’Égyptien, Ali Abd al-Raziq28. Ali ABDERRAZIQ, l’Islam et les fondements du pouvoir, Paris, Le Découverte, 1994. plaida pour une séparation entre la religion et le pouvoir politique estimant que l’autorité des califes étaient purement politique et dépourvue de tout caractère religieux. Alors que les oulémas d’Al-Azhar voulaient rétablir le califat, en organisant en 1926, un Congrès Islamique Général pour la Califat. En vain.

Page 4

[22] R. Caspar, « Le renouveau Mo’tazilite...

R. Caspar, « Le renouveau Mo’tazilite », MIDEO, iv (1957), p. 141-202.

[23]  Albert HOURANI, L’âge d’un monde...

Albert HOURANI, L’âge d’un monde arabe libéral, Paris, Atlande, 2016, p. 100-103.

[24] Adbou FILALI-ANSARY, L’Islam est...

Adbou FILALI-ANSARY, L’Islam est-il hostile à la laïcité ?  Casablanca, Editions Le Fennec, 1997, p. 14.

[25] Azmi BISHARA, Qu’est-ce que le...

Azmi BISHARA, Qu’est-ce que le salafisme ? (Préfacé par Henry Laurens et Stéphane Lacroix), Paris Orients Editions, 2021.

[26] Albert HOURANI, L’âge d’un monde...

Albert HOURANI, L’âge d’un monde arabe libéral, op.cit., p.146.

[27] John TOLAN, Nouvelle histoire de...

John TOLAN, Nouvelle histoire de l’islam, VII-XXIe siècle, Paris, Editions Tallandier (Texto), 2022, p. 246.
La république turque de Mustafa Kemal est « laïque » tout en instituant un « islam d’État ». L’État turc adopta donc une laïcité spécifique en contrôlant l’islam institutionnel pour éviter l’immixtion de la religion dans les affaires de l’État.

 

Les ordres soufis furent abolis et leurs biens saisis. Les mosquées deviennent propriété de l’Etat et leurs personnels, des salariés de l’État. Les tribunaux religieux furent supprimés en 1924 ; le droit républicain remplaça le droit islamique. En même temps l’islam sunnite fut un composant essentiel de la nationalité turque29. John TOLAN, ibid., p. 246..

 

 Le professeur de sociologie politique, Burhân Ghaliuon30. Burhan GHALIUON, Islam et politique : la modernité trahie, Paris, Editions La Découverte / texte à l’appui/islam et société, 1997., soutient que le véritable problème de la société musulmane, n’est pas la laïcité, mais la démocratie. Pour le philosophe marocain Muhammed Abed al-Jabri, il faut supprimer la laïcité du lexique de la pensée arabe et la remplacer par la démocratie et le rationalisme31. FINIANOS Ghassan, Islamistes, apologistes et libres penseurs, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, p. 356-357.. Mais quelle laïcité ? Interroge, son collègue Abdou Filali-Ansary. Selon lui, trois arguments s’opposent et s’imposent dans le débat sur l’islam et la laïcité :

 

Certains (Mohammad Abed Jabri32. Mohammed ABED Al-JABRI, La raison politique en islam : hier et aujourd’hui, Paris, Editions La Découverte, 2007. et Hassan Hanafi) pensent que L’islam n’a pas besoin d’une laïcité occidentale, mais la société a plutôt besoin de la rationalité et de la démocratie. Selon eux, l’islam ne s’appuie pas sur une Église, il n’y a pas dans les sociétés musulmanes d’institutions religieuses séparées de la société et de l’État qui soient chargées d’entretenir le dogme et les pratiques qui lui sont attachées. Les religieux sont intégrés à la société et ne constituent pas une entité structurée et hiérarchisée qui cherche à imposer les doctrines et les normes religieuses à la société.

 

 D’autres (Rachid Reda) estiment que l’islam est hostile à la laïcité. La société a juste besoin d’un gouvernement vertueux. C’est-à-dire d’un régime politique soumis aux principes moraux et aux préceptes religieux. L’idée dominante est plutôt la soumission de la politique aux principes moraux de la religion. 

 

D’autres, enfin, (Mahmoud Taha, Fazlur-Rahman) pensent que l’islam est compatible avec la laïcité. En effet, les prescriptions et les pratiques édictées par le Prophète sont conçues comme des modèles adaptés à un temps et à une société donnée, et donc susceptibles d’être « mises à jour », pour tenir compte des conditions différentes apparues en d’autres temps et d’autres contextes sociaux33. Abdou FILALI-ANSARY, L’Islam est-il hostile à la laïcité ? Casablanca, Editions Le Fennec, 1997, pp. 119-148..

 

Cependant, si l’islam est compatible avec la laïcité, quel est le modèle de laïcité qui pourrait inspirer les Etats musulmans ? Nous avons, déjà vu le modèle turc. En France, la loi de 1905 est une loi de séparation des Églises et de l’État et non d’éradication du fait religieux34. Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.. La liberté est affirmée « sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public ». Autrement dit, la laïcité ne s’oppose pas aux religions mais défend au contraire la liberté d’en avoir une ou de ne pas en avoir. Mais pour Jean Baubérot, la laïcité française « historique, politique et démocratique » est progressivement en train de se transformer en « laïcité culturelle et identitaire »35 . Jean BAUBEROT, La laïcité falsifiée (préface inédite), Paris, La Découverte/Poche, 2021.

 

  Aux États-Unis, où 89% de la population croit en Dieu, la laïcité est en grande partie l’aboutissement, toujours inachevé, de négociations entre l’État et les communautés religieuses.

 

En ce sens, la séparation américaine laisse libre l’expression des identités et des particularismes religieux dans la sphère publique, ceux-ci n’étant pas considérés comme une menace pour l’État et le lien social. La religion est perçue aux États-Unis comme une vertu civique, et les Églises et autres groupes confessionnels comme des vecteurs d’intégration sociale qui contribuent à la vitalité de la démocratie américaine36. Denis LACORNE, De la religion en Amérique. Essai d’histoire politique, Paris, Gallimard, 2012 (1ere éd. 2007)..

 

La reconnaissance symbolique des religions est manifeste aux États-Unis à travers l’expression « In God We Trust » apposée sur les pièces de monnaie en 1864 et ensuite devenue la devise officielle des États-Unis, avant d’être rajoutée sur les billets de banque en 1956, pendant la guerre froide. La formule « Under God » a été incluse en 1954 dans le serment d’allégeance au drapeau que sont censés réciter les élèves avant le début des cours. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les sessions du Congrès fédéral commencent traditionnellement par une prière – des leaders religieux musulmans, juifs et hindous ont parfois été invités à la prononcer – et celles de la Cour Suprême s’ouvrent par la proclamation « God Save the United States and this Honorable Court » (« Que Dieu sauve les États-Unis et cette honorable Cour »). D’autres rituels à connotation religieuse ne sont pas codifiés, notamment l’habitude qu’ont les présidents de prêter serment sur la Bible, un geste qui relève de la tradition mais n’est prescrit par aucun texte de loi. De manière générale, ces symboles et cérémonies sont communément considérés comme l’expression de la « religion civile » américaine37. Amandine BARB, « La laïcité ouverte aux religions ? Le modèle américain », Etudes, janvier 2016, n° 4223, p. 27..

 

La décolonisation des pays arabes et la montée du nationalisme, ont fait émerger progressivement un islam politique. Au Soudan, Mahmud Muhammad Taha (1909-1958) et son mouvement « les Frères républicains » avait prôné l’égalité et le respect de chacun dans une approche islamique du débat à vocation libératrice. Alors que certains musulmans, face à l’influence des courants salafistes, et le débat sur l’islam et la laïcité, se tournent vers une double vision, progressiste et spirituelle, caractérisée par une influence conjointe du soufisme et du mu’tazilisme.

Page 5

[29] John TOLAN, ibid., p. 246.

John TOLAN, ibid., p. 246.

[30] Burhan GHALIUON, Islam et...

Burhan GHALIUON, Islam et politique : la modernité trahie, Paris, Editions La Découverte / texte à l’appui/islam et société, 1997.

[31] FINIANOS Ghassan, Islamistes...

FINIANOS Ghassan, Islamistes, apologistes et libres penseurs, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, p. 356-357.

[32] Mohammed ABED Al-JABRI, La...

Mohammed ABED Al-JABRI, La raison politique en islam : hier et aujourd'hui, Paris, Editions La Découverte, 2007.

[33] Abdou FILALI-ANSARY, L’Islam...

Abdou FILALI-ANSARY, L’Islam est-il hostile à la laïcité ? Casablanca, Editions Le Fennec, 1997, pp. 119-148.

[34] Loi du 9 décembre 1905 concernant...

Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.

[35] Jean BAUBEROT, La laïcité falsifiée...

Jean BAUBEROT, La laïcité falsifiée (préface inédite), Paris, La Découverte/Poche, 2021

[36] Denis LACORNE, De la religion en...

Denis LACORNE, De la religion en Amérique. Essai d’histoire politique, Paris, Gallimard, 2012 (1ere éd. 2007).

[37] Amandine BARB, « La laïcité ouverte...

Amandine BARB, « La laïcité ouverte aux religions ? Le modèle américain », Etudes, janvier 2016, n° 4223, p. 27.
Facebook
Twitter
LinkedIn

D'autres articles

Éditorial

La question de la laïcité est dans de nombreux pays