Louis-Joseph Papineau, lui non plus, n’aurait pas désavoué la position républicaine de Pasquale Paoli. S’il a été décidé qu’un juif « devait jouir des privilèges des nationaux » en Corse, Papineau demande « pour les protestants ce dont nous jouissons nous-mêmes ». Il était aussi orateur (c’est-à-dire président) de l’Assemblée législative lorsque fut votée à l’unanimité la loi du 5 juin 1832 qui conférait l’égalité politique et la pleine liberté religieuse aux Juifs du Bas-Canada. Marqueur de l’identité canadienne-française, le catholicisme ne saurait, de l’avis du chef des Patriotes, triompher aux dépens des autres cultes. S’il critique l’administration coloniale britannique dont les nominations clefs sont « toujours choisies dans la minorité » (anglophone protestante au Bas-Canada), Papineau soutient que « la tolérance religieuse règne en théorie en Canada, mais on n’en trouve guère dans l’acte constitutionnel ». Cette ouverture exclut donc bien sûr tout culte national exclusif, et c’est l’argument de la paix civile, comme chez Condorcet, qui justifie le traitement indistinct des cultes :
Où une Église seule règnera, elle sera mal édifiante, elle élèvera des buchers pour les hérésies, les schismes et les sorciers. […] Quand le droit à la libre pensée et à la libre expression de la pensée, religieuse, politique et scientifique, est aussi généralement proclamé qu’il l’est par les lois, les mœurs et les pratiques des jours actuels, il ne peut plus être perdu.
Le sujet politique qui intéresse Papineau, tout comme Pasquale Paoli, n’est pas le membre servile de quelque congrégation exclusive à la nation ; c’est le citoyen pris pour lui-même, qui n’obéit qu’aux lois qu’il a faites lui-même : « Concitoyens ! Confrères d’une affliction commune ! vous tous, de quelqu’origine, langue ou religion que vous soyez, à qui des lois égales et les droits de l’homme sont chers ». Le contexte est bien sûr important. Papineau n’écrit pas au milieu du XVIIIème siècle, mais du XIXème siècle. Bien qu’il soit un enfant de la Révolution française et qu’il partage avec Paoli une affection particulière pour les « libertés anglaises », ce sont les États-Unis qui, en Amérique, font figure de modèle d’une république bien comprise. Visionnaire, il prédit que l’Amérique-du-Nord sera bientôt
[…] composée d’immigrants venant de tous les pays du monde, non plus seulement de l’Europe, mais bientôt l’Asie, dont le trop plein cinq fois plus nombreux n’a plus d’autre déversoir que l’Amérique ; composée, dis-je, de toutes les races d’homme qui, avec leurs mille croyances religieuses, grand pêle-mêle d’erreurs et de vérités sont toutes poussées par la Providence à ce commun rendez-vous pour fondre en unité et fraternité toute la famille humaine.
On retrouve là l’universalisme de Condorcet comme celui des États-Unis d’Amérique, devenus en quelques décennies le port mondial de celles et ceux qui cherchaient une nouvelle vie dans le Nouveau monde.
Pourtant, Papineau ne parvient pas entièrement détacher la religion de son discours nationaliste. Les idées de Félicité de La Mennais plaidaient autour de la décennie 1830 pour un catholicisme social favorable à la séparation de l’Église et de l’État et la liberté de conscience et de religion. Contre le discours papal opposé aux révoltes qui éclatent en Europe, le prêtre La Mennais défend la cause populaire et s’attire la sympathie de Papineau. La chose peut paraître étonnante tant l’homme est gagné par la philosophie des Lumières, et par celle de Voltaire en particulier. Comme l’écrit Roger Le Moine, Papineau « avait rejeté les religions comme autant de foyers d’intolérance et de superstition. Marqué comme il l’avait été par les écrivains des Lumières, il n’aurait pu réclamer les secours de la religion sans voir se dérouler devant lui toute l’histoire de l’Inquisition ». Pourtant, écrit cette fois Ouellet, « pour des motifs nationalistes et, souvent politiques, Papineau a été, en même temps, un des plus ferme défenseurs du clergé canadien-français. Il croyait au rôle social de la religion », ce qu’atteste sa critique du catholicisme allié au despotisme monarchique, vite désamorcée par cette formule éloquente : « mais des institutions républicaines en font l’ami et le consolateur des peuples ».
Que dire alors du modèle contemporain de laïcité québécoise ? Après la Révolution tranquille, l’Église catholique perd une bonne partie de son influence et de sa capacité à modeler la société québécoise. La loi sur la laïcité de 2019 va plus loin, en neutralisant cette fois l’espace public, motivée, comme en France, par la survenue de plusieurs manifestations religieuses fortement médiatisées entre 2001 et 2007. Cette même année, la Commission Bouchard-Taylor est constituée par le premier ministre Jean Charest comme une réponse à la polémique des accommodements raisonnables.
L’interculturalisme, « le modèle qui a été promu au Québec depuis quelques décennie » est opposé au multiculturalisme canadien et à la laïcité française plus offensive issue de la Commission Stasi (1998-2004). On y décrit ainsi l’option québécoise :
Les immigrants et les membres des groupes minoritaires, s’ils le souhaitent, préservent l’essentiel ou une partie substantielle de leur culture, mais en la conjuguant avec des éléments de la culture majoritaire. […] Au gré de ces processus, la culture québécoise demeure une francophonie, largement nourrie de la tradition canadienne-française. Mais la différence culturelle survit au gré d’une dynamique d’interaction respectueuse de l’Autre.
Comment ne pas penser à Papineau, prophète du « commun rendez-vous pour fondre en unité et fraternité toute la famille humaine » en Amérique-du-Nord qui assurait, en parlant des immigrants, que
Quiconque vient pour partager notre sort, et comme un égal, est un ami qui sera bien venu, n’importe quel est le lieu de sa naissance ; quiconque vient arrogamment décider à son gré de notre sort et nos intérêts, et avec des prétentions affichées de supériorité, est un ennemi qui sera mal venu n’importe quel est le lieu de sa naissance.
Le respect mutuel entre la culture majoritaire et les autres cultures est donc essentiel chez le chef des Patriotes, comme semblèrent le penser les députés peu après la publication du rapport de la Commission Bouchard-Taylor. L’une des propositions concernait en effet le retrait du crucifix présent à l’Assemblée nationale, mais la motion réclamant son maintien obtint l’unanimité des députés. Le rapport différencié avec les signes visibles de telle ou telle religion a bien sûr des racines culturelles et nationalitaires :
Les Québécois ont tendance à s’inquiéter des symboles visibles qui peuvent être considérés comme religieux et qui ne font pas partie de leur histoire. Un récent sondage montre qu’il existe des différences significatives entre les opinions des Québécois et des autres Canadiens en ce qui concerne les restrictions sur les symboles religieux des minorités […] Tant que ces perceptions différentes existeront, les réponses du Québec à la diversité seront probablement en désaccord avec l’État-nation dans son ensemble.
La loi sur la laïcité de 2019 est donc interprétée comme une réponse au multiculturalisme canadien, qui voudrait « réduire au rang de minorité ethnique la nation québécoise », écrit Christian Houle, car « le peuple québécois a posé un geste important d’affirmation nationale en choisissant de définir lui-même la nature de l’État du Québec » . Défendre les droits de la majorité culturelle et défendre la souveraineté nationale, à travers le choix d’un rapport particulier à la religion : une nouvelle fois, la définition d’un modèle de laïcité se conjugue avec le nationalisme, dans un québecanisme qui s’origine certes dans le gallicanisme et dans les exemples français et américain, mais aussi et surtout dans l’autodétermination politique et religieuse québécoise à travers toute son histoire.
Mots clés : Lumières, Corse, Québec, Nation, Laïcité