Politique et religion : le syncrétisme corse

Résumé

Fruit de la réflexion des différentes Lumières, le concept de laïcité n’est pas perçu, ni vécu, de la même manière selon les sociétés. Celui-ci traduit le rapport, parfois l’opposition, entre le politique et le religieux dans l’espace public. En Corse, cela prend des formes particulières avec des pratiques semblant parfois sortir des cadres établis par la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Etat et des Eglises. Cette particularité ne manque pas d’interroger le chercheur, à l’instar de Jean-Guy Talamoni qui, depuis plusieurs années, développe la notion de « Laïcité Corse », une laïcité apaisée spécifique à cette société. Dans l’île, politique et religion semblent en effet s’entremêler constamment, et sans difficulté, troublant ainsi les frontières censées les séparer. Ces deux domaines, au sens que Bruno Latour leur donne, partageraient alors un même espace, une même symbolique, un même vocabulaire, dans une sorte de syncrétisme politico-religieux. C’est en tout cas ce que cette contribution cherchera à démontrer dans une perspective socio-historique, en analysant ces croisements entre politique et religion qui expliqueraient alors cette laïcité particulière. Nous partirons pour cela de l’entre-deux-guerres avec A Muvra et sa « religion politique », concept qui prend racine dans les débats sur la crise de la modernité durant les années 1920, jusqu’à aujourd’hui avec cet évènement, qui cristallise une fois de plus cette perméabilité entre politique et religion, de l’élévation à la pourpre de l’évêque de Corse.

Summary

The concept of secularism is the result of reflection on the various enlightenments and is not perceived or experienced in the same way in all societies. It reflects the relationship, and sometimes the opposition, between politics and religion in the public arena. In Corsica, this takes on particular forms, with practices that sometimes seem to go beyond the framework established by the law of 9 December 1905 on the separation of State and Church. This peculiarity raises questions for researchers such as Jean-Guy Talamoni, who for several years has been developing the notion of ‘Corsican secularism’, an appeased secularism specific to this society. On the island, politics and religion seem to intermingle constantly and without difficulty, blurring the boundaries that are supposed to separate them. In Bruno Latour’s sense, these two domains share the same space, the same symbolism, the same vocabulary, in a kind of political-religious syncretism. In any case, this is what this contribution will seek to demonstrate from a socio-historical perspective, by analysing the crossroads between politics and religion, which would explain this particular secularism. Our starting point is the inter-war period with A Muvra and his ‘political religion’, a concept rooted in the debates on the crisis of modernity in the 1920s, through to the present day with the event of the elevation to the purple of the Bishop of Corsica, which once again crystallises this permeability between politics and religion.

Mots-clés : Syncrétisme, Politique, Histoire, Laïcité médiatrice, Corse

Résumé

Le concept de laïcité, fruit de la réflexion des différentes Lumières, n’est pas perçu, ni vécu de la même manière selon les sociétés. Celui-ci traduit le rapport, parfois l’opposition, entre le politique et le religieux dans l’espace public. Avec l’application, le 1er janvier 1906, de la loi de Séparation de l’Église et de l’État, les domaines de la Politique et de la Religion, au sens que Bruno Latour leur donne1 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence : une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012. P. 41., sont alors censés être bien distincts. Mais le chercheur se rend très vite compte que ces frontières entre les domaines sont plus que perméables, et que de nombreux éléments vont et viennent. Ce jeu de passe, de croisement, est plus ou moins marqué selon les différentes sociétés. Ainsi en Corse, religion et politique, semblent constamment s’entremêler, sans difficulté, permettant à Jean Guy Talamoni de développer la notion d’une « Laïcité Corse », une laïcité apaisée spécifique à cette société2 Quelques réflexions autour de la notion de « laïcité corse » ; voir « Quelques réflexions autour de la notion de “laïcité corse” » https://jeanguy-talamoni.blogspot.com/2024/04/quelques-reflexions-autour-de-la-notion.html (consulté le 23 avril 2024)..
 
 Si pour le regard extérieur, il y a une véritable discontinuité entre le cadre établi par la loi et les pratiques en Corse due à l’absence « d’une clé d’interprétation3 Bruno Latour, op.cit., p. 65. », la communauté insulaire paraît facilement concevoir le partage d’un même espace, symbolique et physique, de la politique et de la religion. Tout cela est renforcé par la sécularisation des sociétés modernes comme l’écrit Danièle Hervieu-Léger :
 
« La “sécularisation’’ de ces sociétés ne se résume plus uniquement, on le sait désormais, au rétrécissement d’une sphère religieuse différenciée. Elle se marque tout autant dans la dissémination des phénomènes de croyance, qui confère une pertinence inattendue à la formule appliquée classiquement aux sociétés non modernes : “il y a du religieux partout’’. Religieux “à la carte’’, religieux “flottant”, croyance “relatives ”, nouvelles élaborations syncrétiques »4 Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti : la religion en mouvement, Paris, Champs Flammarion, 2003, p. 22..
 
La « Laïcité Corse » pourrait alors être une des conséquences de ces « nouvelles élaborations syncrétiques », cette dernière étant permise par une sorte de syncrétisme politico-religieux propre à la Corse. C’est du moins ce que nous chercherons à mettre en lumière dans une perspective sociohistorique à travers cette contribution. Nous partirons pour cela de l’Entre-deux-guerre avec les « corsistes » du PCA (Partitu Corsu d’Azione fondé en 1922, devenu Partitu Corsu Autonomista en 1927) et leur organe de presse A Muvra dans lequel se développe une véritable « religion politique », et irons jusqu’à nos jours avec cet événement, véritable point d’orgue de ce syncrétisme, de la création du cardinalat de Monseigneur Bustillo. Enfin nous verrons que cette interconnexion entre politique et religion a permis et facilité la mise en place d’une « laïcité médiatrice ».

La religion politique de A Muvra

Assez paradoxalement c’est à la fin du XIXe siècle dans la longue politique de laïcisation, cristallisée par loi de 1905, portée par la IIIe République que la catholicité, et son marqueur identitaire, rentre dans l’espace politique insulaire. Le lien entre « nation corse » et religion catholique est ainsi posé, notamment lors du retour des cendres de Pasquale Paoli à Morosaglia, le 4 septembre 1889. Dans son discours l’évêque de Corse Paul Mathieu Della Foata fait de Paoli le plus religieux des héros corses. Jean Baptiste Graziani, curé doyen de Muru dira « Pascal Paoli est le guerrier profondément religieux, ne s’appuyant pas seulement sur la valeur de ses soldats, mais beaucoup plus sur le secours d’en haut5 Ange-Toussaint Pietrera, « La Corse: mythes fondateurs et imaginaire national, XIXe-XXe siècles ». Albiana, 2023, p. 165. ».
 
Cette catholicité va être un marqueur des premières manifestations de « nationalisme corse » voyant le jour dans un contexte de crise ouverte entre l’Église et l’État. La IIIe République est alors accusée par une partie de l’opinion publique corse d’être à l’origine de la « dégénérescence morale » de l’île. On pourrait même penser que c’est cette situation qui permet l’émergence de la pensée nationaliste. Le 1er avril 1905, dans A Tramuntana, premier journal édité en langue corse, son fondateur, Santu Casanova écrit en évoquant la loi de séparation de l’Église et de l’État : « O Separatismu quantu ci cunduci versu un altru separatisimu ». C’est en s’appuyant sur ces mêmes symboles, la langue corse et la religion catholique, que va se construire la pensée corsiste de l’Entre-deux-guerre, en opposition à la « laïcité parisienne ». L’ensemble de leur doctrine est partagé dans le journal A Muvra. Santu Casanova contribue à la rédaction du journal, en son nom mais également sous le pseudonyme de U Monacu, renforçant le caractère religieux du personnage. S’il s’agit ici d’un pseudonyme, de véritables hommes d’Église écrivent dans les colonnes du journal ajaccien. Ains, parmi les 17 rédacteurs principaux de la muvra, que Petru Rocca énumère dans son livre Connais tu la Corse ?6 Petru Rocca. Connais-tu la Corse ? 2e éd. Paris: Agence parisienne de distribution, 1965, p. 188. quatre sont des ecclésiastiques : Dominique Carlotti (Martinu Appinzapalu), Tommaso Alfonsi (u Babbuziu), Antoine Saggesi et François Petrignani. Ces ecclésiastiques de A Muvra défendent de cette manière la langue corse, et par la même occasion la religion catholique insécable du substrat culturel dans lequel la foi s’est épanouie. Ici, religion, politique et langue se nourrissent mutuellement dans un même imaginaire corsiste.
 
La catholicité est donc un des fondements de la pensée corsiste, Marcu Angeli dans La fede e l’opinioni7 A Muvra, 10 février 1924. place le religieux au centre du mouvement, la foi est le socle commun de la race corse. La religion est placée en première position par Santu Casanova qui dans les colonnes muvristes écrit : « In testa di u nostru prugrammu figuranu ste parolle rilucente cume e stelle di u celu : Diu, Patria, Libertà, Indipendenza !8 A Muvra, 6 janvier 1935. ». Mais les membres du PCA vont aller plus loin que la simple assimilation du catholicisme à leur doctrine en développant une « identité politico-religieuse 9 Michel, Casta, « La religion dans les constructions identitaires en Corse (XVIIIe-XXe siècle) ». In L’identité entre ineffable et effroyable, 184 93. Recherches. Paris: Armand Colin, 2011. P. 188.», que l’on peut comparer à une véritable « religion politique10 Piste de réflexion ouverte par Vincent Sarbach- Pulicani dans : Vincent Sarbach-Pulicani : « In ghjesgia grandi, ùn crepa preti ». La religion catholique comme vecteur d’italianité de la Corse au regard de périodiques autonomiste et irrédentiste de l’entre-deux-guerres – La revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest. https://ajco49.fr/2023/11/07/in-ghjesgia-grandi-un-crepa-preti-la-religion-catholique-comme-vecteur-ditalianite-de-la-corse-au-regard-de-periodiques-autonomiste-et-irredentiste-de-lentre-deux-gue/.».

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[1] Bruno Latour, Enquête sur les...

Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence : une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012. P. 41.

[2] Quelques réflexions autour de la...

Quelques réflexions autour de la notion de « laïcité corse » ; voir « Quelques réflexions autour de la notion de “laïcité corse” » https://jeanguy-talamoni.blogspot.com/2024/04/quelques-reflexions-autour-de-la-notion.html (consulté le 23 avril 2024).

[3] Bruno Latour, op.cit., p. 65.

Bruno Latour, op.cit., p. 65.

[4] Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin...

Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti : la religion en mouvement, Paris, Champs Flammarion, 2003, p. 22.

[5] Ange-Toussaint Pietrera, « La...

Ange-Toussaint Pietrera, « La Corse: mythes fondateurs et imaginaire national, XIXe-XXe siècles ». Albiana, 2023, p. 165.

[6] Petru Rocca. Connais-tu la Corse...

Petru Rocca. Connais-tu la Corse ? 2e éd. Paris: Agence parisienne de distribution, 1965, p. 188.

[7] A Muvra, 10 février 1924.

A Muvra, 10 février 1924.

[8] A Muvra, 6 janvier 1935.

A Muvra, 6 janvier 1935.

[9] Michel, Casta, « La religion dans...

Michel, Casta, « La religion dans les constructions identitaires en Corse (XVIIIe-XXe siècle) ». In L’identité entre ineffable et effroyable, 184 93. Recherches. Paris: Armand Colin, 2011. P. 188.

[10] Piste de réflexion ouverte par...

Piste de réflexion ouverte par Vincent Sarbach- Pulicani dans : Vincent Sarbach-Pulicani : « In ghjesgia grandi, ùn crepa preti ». La religion catholique comme vecteur d’italianité de la Corse au regard de périodiques autonomiste et irrédentiste de l’entre-deux-guerres – La revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest. https://ajco49.fr/2023/11/07/in-ghjesgia-grandi-un-crepa-preti-la-religion-catholique-comme-vecteur-ditalianite-de-la-corse-au-regard-de-periodiques-autonomiste-et-irredentiste-de-lentre-deux-gue/.
Ce concept de « religion politique » prend naissance dans les débats sur la sécularisation dans les années 1920-1930. Si différentes visions s’opposent, le constat établi est le même : la crise de la modernité place l’homme à un rang divin, qui peut alors « emprunter à la théologie ses concepts pour tenter de construire sa propre domination 11  Didier, Musiedlak, « Fascisme, religion politique et religion de la politique: Généalogie d’un concept et de ses limites ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire n° 108, no 4 (22 octobre 2010): 71 84. https://doi.org/10.3917/ving.108.0071 P. 71.». Ce processus de sacralisation est renforcé à la fois par le contexte particulier d’un passage dans une société de masse, mais également par le culte de la nation et des soldats morts au front engendré par la Grande Guerre.  Au même moment a lieu la formation des régimes totalitaires qui laissent de plus en plus de place au religieux dans la description du politique, le fascisme et le communisme sont en cela de parfaits exemples. Le concept sera au cœur de nombreux débats académiques jusque dans les années 1990 où plusieurs colloques sont organisés. Finalement le concept est accepté par le monde scientifique, sous le nom de « religion de la politique », uniquement pour le fascisme italien avec la définition suivante :
 
 La composante de masse, une idéologie ouverte à l’esthétique plus qu’à la théorie, le recours à des mythes et des symboles laïcs, l’existence d’un chef charismatique et d’un laboratoire totalitaire – conduit par un parti puissant capable d’assumer le contrôle et la subversion de la société civile –, avaient abouti à mettre en œuvre un processus continu et nouveau de sacralisation en raison d’une pratique politique inédite12 Ibid. p. 81..
 
Si le PCA et son organe A Muvra ne cochent pas toutes les cases de la définition, nous allons voir que le rapprochement reste pertinent.
 
Tout d’abord, même si le parti corsiste n’est pas assez puissant pour la contrôler la société insulaire, la composante de masse du combat du PCA est indéniable, tout comme le charisme de Petru Rocca. Créateur et dirigeant du mouvement, il est présenté par Hyacinthe Yvia-Croce comme « l’apôtre infatigable de l’idéal corsiste13 Hyacinthe, Yvia-Croce, Vingt années de corsisme 1920-1939, chronique corse de l’entre-deux guerres. Editions Cyrnos et Méditerranée. Ajaccio, 1979. P. 219. ». Le terme d’« apôtre » n’est pas anodin, et contribue à une sacralisation de la pratique politique. Comme pour les « religions déguisées », dont parle Carl Christian Brys parle en 192414 Didier, Musiedlak, art. cit., p. 76., cette sacralisation passe par une idéologie régie par un principe monomaniaque de salut, l’autonomie dans le cas de A Muvra, ainsi qu’une adhésion formulée en termes de foi par ses partisans. L’illustration la plus parlante de ce type d’adhésion est A nostra Santa Fede (Catechismu corsu)15 Saveriu Malaspina. A nostra santa fede (catechismu corsu). Stamperia di A Muvra. Ajaccio, 1926. écrit par Eugène Grimaldi, sous le pseudonyme de Saveriu Malaspina, qui jusque dans le titre est prégnant religieusement. Publiés dans les colonnes de A Muvra à partir de 1926, ces articles sont ensuite condensés, actualisés et réédités en 1935 dans le premier des Quaderni di u Cursismu, traitant du programme politique du PCA.
 
 Ce livret, d’une quarantaine de pages, est divisé en 9 chapitres thématiques sous la forme de question-réponse. Il traite de l’autonomie sous un triple aspect politique, économique et moral. Ce programme politique est construit avec une véritable transposition du credo catholique. Ainsi les sept plaies du Christ deviennent « E sette piaghe di Corsica 16 Ibid. p. 11.» avec la malaria, le fonctionnarisme, la misère, le militarisme, l’émigration, la politique et la francisation.  La trinité prend la forme de « Trè virtù 17 Ibid.p. 15.», la foi, l’espoir et l’amour de la Patrie, et nous pouvons également y lire « i Dece Cumandamenti d’u veru corsu 18 Ibid. p. 38.». Ici aussi l’enfer est promis aux « renégats », c’est-à-dire ceux ayant honte d’être corse et qui choisissent de servir « Marianne »19 Ibid. p. 31., à l’inverse le corsiste est « bon cristianu ». Enfin le texte se termine par « È cusì sia ! » soit la traduction de Amen en Corse.  Cette transposition passe également par une sanctification des Clemente et Pasquale Paoli, ainsi que de leur lieu de naissance Morosaglia qui devient « A città santa d’a Corsica20 Ibid. p. 18. ».
 Au-delà de ce livret, la sanctification des héros corses, est très présente dans le journal. Nous pouvons ainsi voir, dans le numéro du 10 mars 1933, un dessin portant le titre de « A Prighera ». Sur ce dessin nous pouvons voir deux parents, avec des traits de « corsitude » appuyés (cispra et tenue de berger pour l’homme, foulard noir pour la femme), et leur enfant devant « L’altare di a Patria ». Sur cet autel sont présents tous les hommes illustres de l’histoire insulaire corsiste avec une hiérarchisation de ces derniers. De cette manière Sambucucciu d’Alandu et Vincentellu d’Istria sont plus bas que Luigi Giafferi et Sampieru u Corsu qui restent tout de même sur les côtés. Au centre, de manière évidente, se trouve Pasquale Paoli.
 
La commémoration de la bataille de Ponte-Novu, organisée par le PCA le 3 août 1925, sera aussi le théâtre d’une mythification de Paoli, et de tous les Corses s’étant battus sur le pont enjambant Golu.  De nombreux textes sont publiés dans A Muvra et le jour même de nombreux discours sont faits et nous pouvons résumer le tout à la formule de sacrifice et de résurrection, faisant des patriotes corses une nouvelle formule christique21 Gilles, Guerrini, « La mémoire de Ponte Novu dans l’Almanaccu di A Muvra », Etudes Corses, n°64, « Les revues corses de l’entre-deux-guerres – L’histoire mouvementée des revues », 2007, p. 146-147.. L’érection d’un monument aux morts sous la forme d’une croix est également au programme du jour. Si les corsistes sont évidemment en nombre, nous pouvons également souligner la présence d’une délégation du parti Bonapartiste ajaccien, mais également de l’Église de Corse avec Monseigneur Rodié, venu bénir le monument, accompagné d’une quarantaine de prêtre. Nous voyons ici la complexité de l’« identité politico-religieuse » de A Muvra qui est en symbiose avec une orthodoxie catholique au centre de sa propre doctrine. Didier Musiedlak en traitant du cas du fascisme écrit :
 
Une telle cohabitation suscite assurément des conflits. En allant encore plus loin, les formes rituelles empruntées à la vraie religion ajoutées à d’éventuelles affinités idéologiques à l’égard d’ennemis communs sont en mesure de créer des synergies propres à estomper, dans l’esprit des masses, la frontière entre les deux espaces.22 Didier, Musiedlak, art. cit. p. 83.
 
Il est alors difficile de distinguer une sacralité issue du christianisme ou du corsisme. Dans le numéro du 23 novembre 1924 A Muvra est représentée en archange dans un dessin nommé « L’arcanghjulu », une belle illustration de ce syncrétisme politico-religieux.
 

Une identité politico-religieuse propre à la pensée nationaliste ?

 

Le déclenchement de la guerre en 1939 met fin à l’idéal corsiste. Il faut attendre les années 1970 pour voir le nationalisme corse revenir sur le devant de la scène. Avec la fin de l’Empire colonial qui employait près de 230 000 Corses à la veille de la Seconde Guerre mondiale23 Gérard, Lenclud, En Corse: une société en mosaïque. Ethnologie de la France 33. Paris: Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2012, p. 19., la société insulaire va connaître des mutations considérables. La Corse voit resurgir un mouvement de réappropriation culturelle, identitaire et politique, le Riacquistu, forme insulaire de l’Ethnic Revival qui traverse la planète. Si la question religieuse n’apparaît pas au premier plan de la revendication, elle n’est pour autant pas absente et semble une nouvelle fois être confondue dans le politique. Comme avec le PCA il y a un espace commun entre langue, religion et revendication politique qui passe cette fois par une traduction de l’office liturgique catholique24 Pierre-François, Marchiani, « 17 octobre 1971: a prima Messa Corsa ». Robba.. https://www.rivistarobba.com/17-octobre-1971-a-prima-Messa-Corsa_a381.html. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Monseigneur Giudicelli fait partie de la commission en 1973 qui étudie la possibilité d’étendre la loi Deixonne au Corse25 Jacques, Thiers, Papiers d’identité(s). Nouvelle éd. augmentée. Aiacciu: Albiana, 2008.p. 22.. Cette religion catholique, sans faire partie de la doctrine nationaliste, reste proche du mouvement comme l’atteste l’organisation de messe nustrale aux différents évènements politiques, notamment lors des Università d’Estate. L’adhésion à la pensée nationaliste est de nouveau formulée en termes de foi. Ainsi lors des événements d’Aleria, d’août 1975, nous pouvons voir une affiche, datée du 22 août 1975, demandant la libération d’Edmond Simeoni « e i so fratelli di fede ». Quarante ans plus tard, après avoir remporté les élections territoriales en 2015, la coalition nationaliste Pè a Corsica prête serment sur Giustificazione della Revoluzione di Corsica de Don Gregorio Salvini lors de la séance d’investiture du 17 décembre 2015. Si ce n’est qu’un acte symbolique, le parallèle avec les présidents américains prêtant serment sur la bible est évident.

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[11] Didier, Musiedlak, « Fascisme...

Didier, Musiedlak, « Fascisme, religion politique et religion de la politique: Généalogie d’un concept et de ses limites ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire n° 108, no 4 (22 octobre 2010): 71 84. https://doi.org/10.3917/ving.108.0071 P. 71.

[12] Ibid. p. 81.

Ibid. p. 81.

[13] Hyacinthe, Yvia-Croce, Vingt...

Hyacinthe, Yvia-Croce, Vingt années de corsisme 1920-1939, chronique corse de l’entre-deux guerres. Editions Cyrnos et Méditerranée. Ajaccio, 1979. P. 219.

[14] Didier, Musiedlak, art. cit., p. 76.

Didier, Musiedlak, art. cit., p. 76.

[15] Saveriu Malaspina. A nostra...

Saveriu Malaspina. A nostra santa fede (catechismu corsu). Stamperia di A Muvra. Ajaccio, 1926.

[16] Ibid. p. 11.

Ibid. p. 11.

[17] Ibid.p. 15.

Ibid.p. 15.

[18] Ibid. p. 38.

Ibid. p. 38.

[19] Ibid. p. 31.

Ibid. p. 31.

[20] Ibid. p. 18.

Ibid. p. 18.

[21] Gilles, Guerrini, « La mémoire de...

Gilles, Guerrini, « La mémoire de Ponte Novu dans l’Almanaccu di A Muvra », Etudes Corses, n°64, « Les revues corses de l’entre-deux-guerres - L’histoire mouvementée des revues », 2007, p. 146-147.

[22] Didier, Musiedlak, art. cit. p. 83.

Didier, Musiedlak, art. cit. p. 83.

[23] Gérard, Lenclud, En Corse...

Gérard, Lenclud, En Corse: une société en mosaïque. Ethnologie de la France 33. Paris: Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2012, p. 19.

[24] Pierre-François, Marchiani, « 17...

Pierre-François, Marchiani, « 17 octobre 1971: a prima Messa Corsa ». Robba.. https://www.rivistarobba.com/17-octobre-1971-a-prima-Messa-Corsa_a381.html

[25] Jacques, Thiers, Papiers...

Jacques, Thiers, Papiers d’identité(s). Nouvelle éd. augmentée. Aiacciu: Albiana, 2008.p. 22.
Cette assimilation de la pensée nationaliste à une croyance, semblable à une religion, est également palpable à travers une chronique de Claire-Marie Graziani publiée dans Kyrn et baptisée « La laïcité en danger ?26 Claire-Marie Graziani, « La laïcité en danger ? », Kyrn, n°142, juin 1983. ». En effet, après avoir évoqué le Grand Orient de France qui « pleurniche sur la laïcité, mal défendu selon eux 27 Ibid.» la chroniqueuse écrit :
 
On aimerait bien que les apôtres à l’épiderme sensible, qui réagissent si vivement quand la laïcité leur paraît menacée dans l’Hexagone, montrent le même intérêt, devant les atteintes qu’elle ne cesse de subir en Corse, depuis quelque temps28 Ibid.
 
Le sujet ici n’est pas un problème de religion, il s’agit en réalité de la position des maîtres d’école forçant les enfants à condamner la violence politique présente en Corse. Pour Claire-Marie Graziani, les idées nationalistes à l’origine de cette violence politique, notamment par l’action du F.L.N.C, doivent comme les (autres) croyances religieuses bénéficier du principe de laïcité républicain.
Tout cela, comme avec A Muvra, estompe les frontières entre la « croyance » nationaliste et l’orthodoxie catholique comme lors du 8 décembre, jour à la fois de « A festa di a Nazione » et de l’Immaculée Conception. Le fait de « fêter la nation » n’est pas naturel, c’est une création humaine, et la date choisie concorde généralement avec un événement historique pour la communauté. Le 8 décembre est réactivé, ou simplement activé, par l’UPC (Unione di u Populu Corsu) en 1981 sur le terreau de la revendication politique29 Gherardi, Eugène F.-X., « La Vierge, les lycéens, la Corse: La “fête nationale” du 8 décembre ». Ethnologie française Vol. 38, no 3 (22 juillet 2008): 479 88. https://doi.org/10.3917/ethn.083.0479. P. 480.. Le choix de cette date renvoie au XVIIIe siècle, aux révolutions de Corse, et à la consulta d’Orezza qui le 8 janvier 1735 place la Corse sous la protection de l’Immaculée Conception. Cette festa di a nazione entre donc dans le cadre des « traditions inventées », au sens qu’Éric Hobsbawm leur donne :
 
Les « traditions inventées » désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et qui cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique approprié.30 Éric, Hobsbawm, « Inventer des traditions ». Traduit par André Mary, Karim Fghoul, et Jean Boutier. Enquête. Archives de la revue Enquête, no 2 (31 décembre 1995): 171 89. https://doi.org/10.4000/enquete.319 P. 3. 
 
Cette « tradition inventée » mélange ici politique, avec une volonté de reconnaissance, histoire, avec un rôle sacralisant en s’appuyant sur « l’Âge d’or » de l’histoire insulaire, et aussi religion avec plusieurs messes pour l’Immaculée Conception organisées dans toute l’île ce jour-là. Comme pour les commémorations organisées par la Muvra, ce 8 décembre est le fruit d’un syncrétisme politico-religieux où les limites entre les deux espaces sont très floues, voire inexistantes.
 
L’erreur qu’il ne convient tout de fois de ne pas commettre, est de penser que cette proximité, cette interpénétration, entre politique et religion se limite au cadre du mouvement nationaliste. La Madonuccia à Ajaccio, la San Ghjiseppu à Bastia et A Santa di Niolu, peuvent ainsi être compris religieusement mais aussi comme des marqueurs identitaires de communautés bien délimitées, sans être pour autant des manifestations nationalistes.
 
Cette interconnexion est aussi visible lors des différentes échéances électorales. Lors de l’installation de l’Assemblée de Corse en 1982, l’abbé Xavier Emmanuelli est élu sur la liste « Rassemblement pour la Corse dans l’Unité Nationale ». S’il renonce à  son poste de conseiller alors qu’ il est nommé archiprêtre de Bastia et vicaire épiscopal par l’évêque de Corse, il continue d’exercer ses fonctions de maire de E Piazzole d’Orezza. Cette double casquette peut sembler être une entorse à la loi de 1905, mais est tout de même acceptée par la population insulaire. Ce cas-là restant extrême, de nombreux maires de Corse ont tout de même un pied dans le monde religieux en étant eux-mêmes confrères. Comme dans le milieu nationaliste, les politiques « traditionnels » connaissent également une sacralisation de leur politique.
 
Cette sacralisation est poignante dans l’article « Le Gavinisme n’est pas mort 31 Kyrn n°29, Février 1973.» datant de février 1973, et faisant référence à cette famille politique ancrée à droite de l’échiquier insulaire. Cet article traite de la candidature de Jean Luciani, maire et conseiller d’Omessa pour les législatives de 1973 dans la circonscription de Corte-Sartène. Cette candidature interroge car Luciani est « gaviniste » comme l’est également un autre candidat, le maire de Porto-Vecchio, Jean-Paul de Rocca Serra. Cette double candidature s’explique car « pour les “purs’’ de la famille gaviniste, le gavinisme ne s’est pas réincarné tout à fait dans la personne du maire de Porto-Vecchio ». En plus du terme de réincarnation, qui nous rapproche du monde religieux, nous avons aussi la mise en place d’une dichotomie « pur/impur » qui « fait partie de la logique intrinsèque des religions anciennes, y compris le christianisme32 Pierluigi, Lanfranchi, « La Religion Qui Souille : Les Catégories Du Pur et de l’impur Dans La Polémique Religieuse Pendant l’Antiquité Tardive ». Revue de l’histoire Des Religions, no 234 (1 décembre 2017): 717 36. https://doi.org/10.4000/rhr.8830 P. 717. ». Le parallèle religieux est tout simplement mis noir sur blanc quelques lignes plus bas :
 
En réalité, et jusqu’à ce qu’un descendant réel rallume le flambeau – certains y croient encore – le Gavinisme restera une nostalgie. Peut-être une sorte de religion, dont un fidèle, de temps à autre, se porte en avant, moins par ambition personnelle que par dévotion au passé et aussi par dévotion à la Corse33 « Le Gavinisme n’est  pas mort », Kyrn n°29, février 1973.
 
Le Gavinisme reprend ainsi les codes du PCA, et d’une certaine manière du nationalisme contemporain, avec une dévotion au passé, une sanctification du passé, et une dévotion à la Corse, formulant une adhésion politique par la foi. Le syncrétisme politico-religieux concernerait ainsi tous les forces politiques de l’île au-delà du carcan nationaliste, et fait une nouvelle fois référence à l’histoire insulaire.
 
Cette frontière a été, encore une fois effacée, lors de la création du cardinalat de Monseigneur Bustillo, le 30 septembre 2023 à Rome. Pour l’occasion de nombreux Corses se sont rendus à l’évènement par trois avions affrétés à la demande du diocèse ajaccien, ou par leurs propres moyens. En tout ce sont plus de 800 insulaires, parmi lesquels plusieurs élus, qui étaient présents dans la ville romaine, donnant à l’évènement un caractère de « fait social total34 Danièle, Hervieu-Léger, op.cit., p. 97. ». Ce pèlerinage, avec ses différentes dimensions, religieuse, sociale, médiatique et politiques cristallise ces croisements entre politique et religion dans l’île, notamment lors du discours, le 1er octobre au lendemain de l’élévation à la pourpre, du président de l’exécutif de l’Assemblée de Corse, Gilles Simeoni, dans la basilique des Santi Apostoli. Cette prise de parole dans un édifice religieux, en plus de soulever une fois de plus le caractère social de l’évènement, montre aussi une communication naturelle entre Église et politique en Corse.

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[26] Claire-Marie Graziani, « La...

Claire-Marie Graziani, « La laïcité en danger ? », Kyrn, n°142, juin 1983.

[27] Ibid.

Ibid.

[28] Ibid.

Ibid.

[29] Gherardi, Eugène F.-X., « La Vierge...

Gherardi, Eugène F.-X., « La Vierge, les lycéens, la Corse: La “fête nationale” du 8 décembre ». Ethnologie française Vol. 38, no 3 (22 juillet 2008): 479 88. https://doi.org/10.3917/ethn.083.0479. P. 480.

[30] Éric, Hobsbawm, « Inventer des...

Éric, Hobsbawm, « Inventer des traditions ». Traduit par André Mary, Karim Fghoul, et Jean Boutier. Enquête. Archives de la revue Enquête, no 2 (31 décembre 1995): 171 89. https://doi.org/10.4000/enquete.319 P. 3.

[31] Kyrn n°29, Février 1973.

Kyrn n°29, Février 1973.

[32] Pierluigi, Lanfranchi, « La Religion...

Pierluigi, Lanfranchi, « La Religion Qui Souille : Les Catégories Du Pur et de l’impur Dans La Polémique Religieuse Pendant l’Antiquité Tardive ». Revue de l’histoire Des Religions, no 234 (1 décembre 2017): 717 36. https://doi.org/10.4000/rhr.8830 P. 717.

[33] « Le Gavinisme n’est  pas mort...

« Le Gavinisme n’est  pas mort », Kyrn n°29, février 1973.

[34] Danièle, Hervieu-Léger, op.cit., p. 97.

Danièle, Hervieu-Léger, op.cit., p. 97.

Un terrain pour une laïcité médiatrice

 
Jean Baubérot dans son article Sécularisation, laïcité, laïcisation35 Jean, Baubérot, « Sécularisation, laïcité, laïcisation ». Empan 90, no 2 (2013): 31 38. https://doi.org/10.3917/empa.090.0031.  cite une typologie, réalisée par Micheline Milot, distinguant « une laïcité anticléricale ou antireligieuse, une laïcité autoritaire, une laïcité de foi civique, une laïcité de reconnaissance et une laïcité séparatiste »36 Ibid. p. 35.. Danièle Hervieu-Leger rajoute à cette typologie le concept de « laïcité médiatrice » qui fait que :
 
les rapports entre la République laïque et les religions peuvent se déplacer et même passer d’un régime de neutralité relativement pacifiée à celui d’une coopération raisonnée en matière de production des références éthiques, de préservation de la mémoire et de la construction du lien social37 Danièle Hervieu-Léger, op.cit., p. 258..
 
L’autrice continue de cette manière de développer sa pensée quelques pages plus loin :
 
Il n’est pas impossible d’imaginer que la reconnaissance de la contribution démocratique des différentes familles spirituelles puisse, en retour, se développer comme un enrichissement de la laïcité, au point de constituer un vecteur possible de médiation dans des conflits qui sont à la fois l’expression et le résultat de la crise de la normativité républicaine38 Ibid, p. 264..
 
La chercheuse prend pour illustrer son propos l’exemple de la mission qui a eu lieu en Nouvelle Calédonie après les événements d’Ouvéa. Afin de réactiver les discussions entre le F.L.N.K.S et le gouvernement une délégation a été envoyée du 20 au 28 mai 1988. Aux côtés de trois représentants de l’état, étaient présent Monseigneur Paul Guiberteau, recteur de l’Institut Catholique de Paris, le pasteur Jacques Stewart président de la Fédération Protestante de France, et enfin  Roger Leray, ancien Grand maître du Grand Orient de France. Nous allons voir que la Corse pourrait également être un cas d’école de cette « laïcité médiatrice », les interconnexions entre politique et religion facilitant sa mise en place.
Comme dit précédemment, les années 1970 en Corse sont le théâtre de l’émergence d’une revendication culturelle, identitaire et politique. Cette dernière sera fortement impactée par les événements d’Aleria et l’occupation de la cave Depeille le 21 et 22 août 1975 par des militants nationalistes. L’affaire se termine dans une fusillade et un bain de sang avec deux gendarmes tués et quatre blessés. Les occupants de leur côté déplorent un blessé grave. Une militante nationaliste dans une lettre envoyée à l’évêque de Corse, Monseigneur Thomas, dans les jours suivants, demande :
 
 À Aleria au moment de la tragédie …Où était l’Église ? Où étaient, l’Evêque, et ses prêtres de la Messa nustrale : Giudicelli et Casanova ? Leur Médiation, leur Présence, sur les lieux de l’affrontement, auraient peut-être évité le drame qui se déroulait39 Lettre de Marie-Thérèse Fieschi à Monseigneur Thomas. Archive du Diocèse. Cote F200..
 
Cette plainte, en plus de montrer le poids de l’Église dans la société insulaire, montre qu’inconsciemment, ou non, la militante, comme de nombreux Corses, pense l’institution religieuse comme un véritable acteur du jeu politique. Pour elle, l’Église de Corse doit avoir un rôle de médiation entre la revendication insulaire et le gouvernement français. Cette position de médiateur sera prise par le diocèse d’Ajaccio, et de son conseil épiscopal, qui le lendemain de l’assaut de la cave par les forces de l’ordre fait un communiqué appelant au dialogue40  Archive du diocèse. Cote F200..  Toujours dans cette volonté de dialogue Monseigneur Thomas envoie une lettre au président de la République Valéry Giscard d’Estaing le 25 août. Dans cette missive l’évêque essaye de mettre le doigt sur l’origine du problème sans dépasser le cadre conféré par le principe de laïcité :
 
Chacun s’efforce de mettre en relief les racines profondes du présent. Et elles existent, certes, matérielles, économiques, juridiques, politiques, sociales, depuis des années […] Mais, non moins évident, non moins profond, et non moins unanime, il existe un problème de psychologie qui touche à l’âme du peuple corse. De ce problème, il faut tenir compte en toute décision. De ce problème, il faut aussi discuter41 Lettre de Monseigneur Thomas au Président Valéry Giscard d’Estaing, 25 août 1975. Archive du diocèse. F 200..
 
Ainsi s’il y a des problèmes économiques, juridiques et politiques, l’Église de Corse ne semble pas pouvoir agir dessus sans sortir de son rôle de médiateur justement. Un prêtre corse interrogé par Kyrn, sur la question de l’autonomie, quelques mois plus tard, défendra la même position :
 
L’Église sortirait de son rôle si elle prétendait résoudre dans leur totalité les problèmes que soulève l’autonomie des régions et leurs innombrables aspects ethniques, linguistiques, économiques, historiques, géographiques, etc… Mais ce que l’Église peut et doit faire c’est fournir un éclairage sur les aspects spirituels, impliqués par les problèmes de l’autonomie. Là, l’Église – celle qui n’est pas enfermée dans les sacristies – est compétente et elle peut et doit exercer sa compétence42 « L’Eglise de Corse et l’idée autonomiste », Kyrn, n°57, octobre 1975..
 
Ainsi, si l’Église de Corse ne peut agir sur tous les problèmes touchant la société corse, l’institution religieuse met tout de même un point d’honneur de créer le dialogue entre les différentes parties prenantes, et tente ainsi de calmer les tensions. C’est avec ce même objectif que se constitue, dans les jours suivant août 1975, un groupe de chrétiens insulaire composé de toutes les strates de la société et provenant d’horizons politiques différents43 Les membres de ce groupe sont Jean Antoni (industriel), Tito Bronzini de Caraffa  (avocat), Noel Bertolucci, (Commerçant), Sauveur Casanova (prêtre), Jacques Castelli (médecin psychiatre), Joseph Cappuri (agent maritime), Louis Dussol (pharmacien), Xavier Emmanuelli (prêtre)  Ange Giudicielli (prêtre),  Georges Luccioni (expert), Paul Pietri (commerçant ), Michel Petrolacci Stephanopoli (prêtre)..
 
Cette casquette de médiateur de l’Église de Corse n’a pas été seulement portée lors des événements d’Aleria. Nous pouvons de cette manière penser à l’intervention de Monseigneur Thomas, durant l’affaire Bastelica-Fesch de janvier 1980, au Journal télévisé de 13 heures en direct sur TF1, face au ministre de l’intérieur Christian Bonnet auquel il demande de « privilégier la vie humaine » et de rendre plus discrètes les forces de l’ordre.
 
L’Église intervient également lors du premier procès du F.L.N.C., 14 juin 1979 à Paris, où 21 personnes sont jugées. Véritable tribune politique pour la structure clandestine, celle-ci choisie trois prêtres, dont l’abbé Modeste Bertoni, comme témoins de moralité. L’abbé fera de ce procès, notamment de sa prise de parole réalisée en tenue d’office, un livre Le Procès de Paris: Le procès des patriotes corses dans le contexte du mystère de la rédemption selon la théologie de Saint Paul44 Modeste Bertoni. Le Procès de Paris: Le procès des patriotes corses dans le contexte du mystère de la rédemption selon la théologie de Saint Paul. Société Anonyme de l’imprimerie Dumas, 1980.. Par le simple titre nous pouvons voir la dimension syncrétique de ce livre, et à travers lui, de ce procès. Ainsi l’abbé citant le livre d’Isaie (9-2) compare le peuple juif au peuple corse jugé ce jour-là, compare la politique répressive d’Hérode et Néron face aux chrétiens à celle portée par l’État français envers les nationalistes45 Ibid., p. 25.. Suivant la recette du syncrétisme politico-religieux (religion, politique, histoire) il évoque les héros corses du XVIIIe siècle comme Pasquale Paoli ou encore Circinellu46 Ibid., p. 27.. Bertoni veut faire des nationalistes jugés de véritables martyrs religieux.
 
À la suite de ce procès, et un peu avec le même objectif, l’abbé Stra durant son homélie pour la messe de Ponte-Novu, du 9 mai 1980, va traiter du problème des prisonniers politiques par référence à certains passages des évangiles47 Lettre du préfet de Haute-Corse à Monseigneur Thomas, 2 juillet 1980. Archive du diocèse. Cote F200.. Le triptyque politique, religion, histoire prend alors ici une quatrième dimension avec un nouvel objectif de « laïcité médiatrice ».

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[35] Jean, Baubérot, « Sécularisation...

Jean, Baubérot, « Sécularisation, laïcité, laïcisation ». Empan 90, no 2 (2013): 31 38. https://doi.org/10.3917/empa.090.0031.

[36] Ibid. p. 35.

Ibid. p. 35.

[37] Danièle Hervieu-Léger, op.cit., p. 258.

Danièle Hervieu-Léger, op.cit., p. 258.

[38] Ibid, p. 264.

Ibid, p. 264.

[39] Lettre de Marie-Thérèse Fieschi...

Lettre de Marie-Thérèse Fieschi à Monseigneur Thomas. Archive du Diocèse. Cote F200.

[40] Archive du diocèse. Cote F200.

Archive du diocèse. Cote F200.

[41] Lettre de Monseigneur Thomas...

Lettre de Monseigneur Thomas au Président Valéry Giscard d’Estaing, 25 août 1975. Archive du diocèse. F 200.

[42] « L’Eglise de Corse et l’idée...

« L’Eglise de Corse et l’idée autonomiste », Kyrn, n°57, octobre 1975.

[43] Les membres de ce groupe sont...

Les membres de ce groupe sont Jean Antoni (industriel), Tito Bronzini de Caraffa  (avocat), Noel Bertolucci, (Commerçant), Sauveur Casanova (prêtre), Jacques Castelli (médecin psychiatre), Joseph Cappuri (agent maritime), Louis Dussol (pharmacien), Xavier Emmanuelli (prêtre)  Ange Giudicielli (prêtre),  Georges Luccioni (expert), Paul Pietri (commerçant ), Michel Petrolacci Stephanopoli (prêtre).

[44] Modeste Bertoni. Le Procès de...

Modeste Bertoni. Le Procès de Paris: Le procès des patriotes corses dans le contexte du mystère de la rédemption selon la théologie de Saint Paul. Société Anonyme de l’imprimerie Dumas, 1980.

[45] Ibid., p. 25.

[45] Ibid., p. 25.

[46] Ibid., p. 27.

Ibid., p. 27.

[47] Lettre du préfet de Haute-Corse...

Lettre du préfet de Haute-Corse à Monseigneur Thomas, 2 juillet 1980. Archive du diocèse. Cote F200.

Conclusion

Nous avons donc vu que durant l’entre-deux-guerres l’idée corsiste, portée par le PCA et son organe A Muvra développe une « religion de la politique » donnant à ce mouvement une « identité politico-religieuse » composée d’un triptyque syncrétique fait d’histoire, de politique mais aussi de religion catholique. Si tout cela prend fin au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, la revendication nationaliste voyant le jour dans les années 1970 va plus ou moins reprendre ces codes, tout comme les politiques « traditionnels ». Ce lien constant entre politique et religion dans l’île, facilite les communications institutionnelles et permet à l’Église de Corse, et aux élus insulaires, de développer une « laïcité médiatrice ».
 
Le religieux d’ailleurs est omniprésent dans la société corse, au dehors même du cadre politique, que cela soit par exemple dans la mode ou encore le sport. Lors de la première édition du festival méditerranéen de la mode et du design, Creazione, plus d’un tiers des créateurs corses font référence à la symbolique religieuse, mais aussi à des figures politiques sacralisées, dans les œuvres qu’ils présentent48 Serena Talamoni. « L’imaginaire politique en action : le cas des débats à l’Assemblée de Corse (2010 à 2015) ». Thèse. Universtià di Corsica, 2020. P. 287.. La portée commerciale est ici intéressante, le créateur doit en effet être en accord avec son marché cible, alors intéressé par ce syncrétisme. Le monde du sport, par le biais du Sporting club de Bastia, semble être également concerné.  D’après Léo Battesti, en Corse « le foot est une religion et le Sporting une incarnation du sacré49 Leo,Battesti, A maffia nò. Paris: Arthaud, 2023, p. 56. ». Kyrn parle en 1983 de « Semaine Sainte du SECB 50 « La semaine Sainte du SECB », Kyrn, n°147, décembre 1983.». Enfin sur le forum Camperemu, un forum de supporter en ligne, des personnes font le lien entre supporter bastiais, nationalisme et confrérie51 Sébastien, Quenot, Sur les terrains du discours corse. [Corte] Ajaccio: Università di Corsica Albiana, 2023, p. 161., recomposant plus ou moins notre syncrétisme.  Cette omniprésence du religieux dans la société corse, jusque dans la langue comme le note Fernand Ettori qui dans son Anthologie des expressions corses y consacre un chapitre entier52  Fernand, Ettori, « L’empreinte religieuse », Anthologie des expressions corses. Marseille: Rivages, 1984, p. 79., oblige, d’une certaine manière, les politiques insulaires à s’en saisir. Ainsi comme le note Serena Talamoni dans sa thèse, « De manière consciente ou non, l’utilisation de références religieuses dans le discours, et surtout leur récurrence, peut être un indicateur du poids de la religion dans la société corse53 Serena, Talamoni, op. cit., p. 278. ».
 
C’est donc ce mélange, d’un côté, du syncrétisme histoire, religion politique et, de l’autre, ce caractère « médiateur »  permis par une omniprésence du religieux dans la société insulaire, qui pourrait  caractériser le concept de « laïcité corse ».

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[48] Serena Talamoni. « L’imaginaire...

Serena Talamoni. « L’imaginaire politique en action : le cas des débats à l’Assemblée de Corse (2010 à 2015) ». Thèse. Universtià di Corsica, 2020. P. 287.

[49] Leo,Battesti, A maffia nò. Paris...

Leo,Battesti, A maffia nò. Paris: Arthaud, 2023, p. 56.

[50] « La semaine Sainte du SECB...

« La semaine Sainte du SECB », Kyrn, n°147, décembre 1983.

[51] Sébastien, Quenot, Sur les terrains...

Sébastien, Quenot, Sur les terrains du discours corse. [Corte] Ajaccio: Università di Corsica Albiana, 2023, p. 161.

[52] Fernand, Ettori, « L’empreinte...

Fernand, Ettori, « L’empreinte religieuse », Anthologie des expressions corses. Marseille: Rivages, 1984, p. 79.

[53] Serena, Talamoni, op. cit., p. 278.

Serena, Talamoni, op. cit., p. 278.
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