Cette fonction constitutive de la réalité du frame, ou de la représentation est autant mentale que sociale, individuelle que collective.
« Ce que les représentations collectives traduisent, c’est la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l’affectent » (Durkheim).
Nous interrogerons donc les représentations du sacré d’un groupe particulier : celui des élus de la Corse. Concernant la notion de « sacré », outre son sens premier pour lequel nous présentons ici une définition classique – « qui appartient au domaine séparé, intangible et inviolable du religieux et qui doit inspirer crainte et respect »-, il nous semble utile d’apporter quelques précisions complémentaires.
Pour Lucian Boia, le sacré est un des archétypes essentiels présents dans l’imaginaire, et ce, quelle que soit la période historique concernée. La permanence est d’ailleurs le propre de l’archétype, en tant que « schéma organisateur dont la matière change, mais dont les contours restent ».
« Dieu est mort », proclamait Nietzsche.
Quel que soit le crédit que l’on puisse faire à une telle affirmation, il est certain que l’archétype du sacré, lui, n’était pas mort :
« Que reste-t-il de cette vision archétypale d’un univers “enchanté”, dans la société technologique moderne dont une des particularités est censée être le désenchantement du monde ? Le sacré serait-il en train de s’effacer, d’abandonner peu à peu l’esprit des hommes ? Supposition apparemment justifiée par le reflux, d’ailleurs relatif, des croyances et pratiques religieuses. En fait, la soif d’Absolu n’a pas diminué. Il n’y a aucune perte de substance, mais uniquement un “réinvestissement”, une nouvelle distribution des archétypes ».
Pas de fin du religieux, mais réinvestissement de ce dernier dans d’autres sphères :
« Il y eut métamorphose du religieux, de la sacralité. L’État, le Peuple, la Nation furent investis d’attributs mystiques. L’archétype cosmique de l’unité qui se trouve au cœur de toute religion, assura, au niveau du corps social, la perpétuation d’une attitude essentiellement religieuse. L’unité et la cohérence de l’organisme social furent sacralisées ; la marche vers l’avenir devint à son tour une nouvelle forme de rédemption».
Ce phénomène s’accompagne de « liturgies politiques » (Claude Rivière), et de la sacralisation des héros, individuels et collectifs (tels que le peuple).
En ce qui concerne la Corse, cette sacralisation est largement perceptible au sein des discours des élus, mais, et c’est sans doute une des spécificités de l’imaginaire insulaire, elle s’accompagne encore aujourd’hui et de façon significative de la présence de figures appartenant à la religion catholique.
Explorons-en ici les contours.
La sacralisation de la Corse
La première figure sacrée se dégageant de façon évidente de notre corpus est celle de la Corse elle-même, qui apparaît comme « un monde en soi », un monde touchant au sacré.
Nous empruntons ici la formule d’Anne Meistersheim, dans son article « Insularité, insularisme, iléité » de l’Encyclopaedia Corsicae :
La première figure de l’île qui s’impose à nous, semblant tout à la fois ouvrir sur toutes les autres et les contenir toutes, est celle de l’île comme “microcosme” : l’île comme “monde en soi”, un monde qui se détermine par sa propre fermeture. Ce monde qui s’auto-définit et s’affirme dans une aspiration à l’autonomie, ce monde est évidemment à lui–même son propre centre : le microcosme insulaire est aussi “centre du monde” .
Cette position centrale de la Corse dans l’imaginaire de son peuple ne lui serait donc pas propre, mais caractériserait « l’île » en général. En l’occurrence, l’île qu’est la Corse apparaît bien comme un « monde en soi », une figure symbolique supérieure à ce qui la compose.
Il ne s’agit pas là uniquement de la personnification d’une entité par un orateur, figure rhétorique fort répandue en communication politique. Ici, la personnification apparaît de façon saillante dans l’ensemble du corpus. Plus que d’un simple effet oratoire, nous sommes en présence d’une représentation commune à l’ensemble des élus. Cela transparaît, par exemple, dans un discours de l’élu nationaliste Jean-Christophe Angelini, et se manifeste notamment par le nombre d’occurrences de la parole « Corse » (ou « Corses ») en son sein : 11 occurrences. Cette figure émerge également à travers la présence des divers éléments qui la composent, éléments caractéristiques dont la portée dépasse largement un territoire administratif. Nous pensons en particulier à la terre, à la culture, au patrimoine et à la langue. Derrière la symbolique de ces différents objets, apparaît en filigrane la figure de la Corse.
Autre élément constitutif de cette figure : le peuple corse. Cette expression se manifeste à de nombreuses reprises au sein des débats. Rappelons que l’affirmation de l’existence du « peuple corse » est l’un des marqueurs du mouvement national moderne, comme l’illustre cette déclaration liminaire du militant nationaliste Ghjuvan Paulu Roesch, devant la Cour de Sûreté de l’État, en 1979 :
Messieurs les Juges de l’État français. Si nous consentons à comparaître aujourd’hui devant vous, ne cherchez dans cet assentiment aucune velléité de mendier votre clémence, aucune intention visant à atténuer la portée de nos actes, qui comme vous le verrez, traduisent dans le concret les aspirations légitimes du Peuple corse dans sa volonté manifeste de se reconstituer en Nation souveraine. Forts de notre légitimité, il nous apparaît inconcevable que vous envisagiez un seul instant que l’acceptation de comparaître devant vous apporte un quelconque crédit à une légalité qui nous est totalement étrangère et que nous ne reconnaissons pas. (…) Il est indéniable que votre Justice n’est pas la nôtre ; flagrant qu’elle n’est pas celle de notre Peuple.