Rôle des missions protestantes au cœur de l’Algérie coloniale.

Résumé

Dans le contexte du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, il s’agit d’éclairer la situation d’un des groupes sociaux concernés par les étapes de la colonisation, à savoir les convertis kabyles au protestantisme, associés par la suite à la naturalisation française. Quel impact aujourd’hui sur la descendance de ces convertis ?  Phénomène peu connu et quasiment pas étudié dans les sciences sociales.

À partir de la trajectoire de l’orphelin kabyle, il s’agit de montrer le rôle qu’ont joué les missions protestantes en Kabylie dans la conversion d’adolescents. A ce propos Kateb Yacine écrivait dans la préface de Histoire de ma vie de Fadhma Amrouche, convertie au catholicisme : « Trop de parâtres exclusifs ont écumé notre patrie, trop de prêtres de toute religions se sont donné pour mission de dénaturer notre peuple… en tarissant ses plus belles sources, en proscrivant sa langue et en lui arrachant jusqu’à ses orphelins. »1 Kateb Yacine, in Histoire de ma vie, Fadhma Amrouche, Edition Maspéro, Paris, 1970.

L’enjeu est à la fois religieux, culturel, politique et historique dans la mesure où il s’agit pour ces nouveaux convertis, souvent naturalisés français, d’assurer le relais du colonialisme mais également dans une visée prosélyte et du point de vue de l’Eglise Réformée de perpétuer en Algérie la très ancienne présence chrétienne et la célébration di u Mare Nostrum latine revendiquée par Louis Bertrand.

Le projet poursuivi par les Missions protestantes à la fin du 19ème siècle s’inscrivait, en effet, dans l’idée de réimplanter la religion chrétienne que l’islam avait depuis près de 12 siècles effacé des pratiques.

La Kabylie a été un territoire d’expérimentation pour implanter l’Evangile dès les années 1870 s’appuyant sur la construction du mythe berbère dans lequel la Kabylie devient le pendant fantasmé d’une France sublimée. Les convertis illustrant les assimilés exemplaires. « Le Kabyle serait ainsi l’élément colonisateur par excellence, celui que nous devrions employer pour faire de l’Algérie une véritable France »2 J. Lionel, Kabylie du Djurdjura, 1982, in « L’utilisation du fait berbère comme facteur de l’Algérie coloniale. Actes du premier congrès d’études méditerranéennes, SNED, Alger.

Désigné comme m’tournis, (arabisationdu verbe tourner ; littéralement « celui qui a tourné »), équivalent à celui de renégat, implicitement assimilé au traître. Condamnés à aucun avenir, ces convertis étaient d’éternels intrus. Statut toujours d’actualité pour leurs héritiers. 

La question posée : les descendants de ces convertis de nationalité française ne sont-ils pas plus encombrants pour la mémoire collective aussi bien française qu’algérienne ?

Résumé

[1] Kateb Yacine, in Histoire de ma vie...

Kateb Yacine, in Histoire de ma vie, Fadhma Amrouche, Edition Maspéro, Paris, 1970.

[2] J. Lionel, Kabylie du Djurdjura, 1982...

J. Lionel, Kabylie du Djurdjura, 1982, in « L’utilisation du fait berbère comme facteur de l’Algérie coloniale. Actes du premier congrès d’études méditerranéennes, SNED, Alger.

Le Kabyle face à la conversion : ni Français ni Algérien ?

Dans le contexte du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie célébré partout dans l’hexagone, il est bien venu de débattre à l’Université Pasquale Paoli de la question coloniale en Algérie.

Période qui n’en finit pas d’encombrer les imaginaires et les mémoires de grand nombre de Français dont les Corses. Période qui résonne encore à ce jour de manière passionnelle.

D’autant plus urgent de regarder l’Histoire en face quand on a entendu à la première session de l’Assemblée nationale en juin 2022 le doyen José Gonzalez, député Rassemblement National évoquer avec mélancolie l’Algérie française.  Et qu’à Perpignan à quelques jours des soixante ans de l’indépendance de l’Algérie, le maire Louis Alliot Rassemblement National décrète Perpignan Capitale des Français d’Algérie en célébrant l’œuvre coloniale de l’Algérie française. Alliot met à l’honneur l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS) et les généraux putschistes André Zeller, Edmond Jouhaud, Raoul Salan et Maurice Challe, nommés « citoyens d’honneur. »

Quant à la Corse, faut-il rappeler que plus de cent mille compatriotes participent à cette aventure exotique et rentable, des appelés et des militaires de carrière font une guerre qui ne dit pas son nom, qu’à la tête de l’OAS, le tristement célèbre Jean-Jacques Susini dont la villa porte son nom, haut lieu où fut pratiqué la torture.

Faut-il rappeler que la Corse a été la seule région de France à soutenir, très majoritairement le putsch d’Alger en 1958 révélant les liens des insulaires à ceux qui s’étaient enracinés en Algérie. Il n’y a qu’à visiter les cimetières d’Algérie et de voir s’élever les tombeaux aux patronymes corses pour n’en point douter.

Cette histoire des insulaires avec l’Algérie a laissé des traces incontestables dans l’imaginaire corse jusqu’à reprendre le sigle de l’« ennemi » d’hier FLNC, les nuits bleues en souvenir de celles d’Alger… le mot harki utilisé couramment pour désigner un Corse qui aurait trahi selon la pensée dominante. Qu’on se souvienne de Riolarki pour nommer le préfet Riolacci ! Jusqu’à prétendre que la Corse aurait subi le même sort de l’Algérie en étant colonisée par la France…

Certes, personne ne conteste la conquête militaire de l’île par les troupes françaises, mais force est de constater qu’il existe une différence de taille entre le sort réservé aux Algériens et à celui des Corses. En effet, les Corses sont entrés de plein droit dans la citoyenneté française, alors que les Algériens étaient considérés comme des « sujets » régis par le Code de l’Indigénat…

Préciser également qu’une infime minorité d’individus s’oppose au système colonial et soutient la lutte d’indépendance, aussi bien en France continentale qu’en Corse.  Parmi les Corses nous rappelons les plus connus, Charles Geronimi, disciple de Frantz Fanon, Georges Mattei qui le premier écrit dans les Temps modernes pour dénoncer la torture et soutient le FLN, moins connue Marie-Luce Lanfranchi, institutrice à Paris, adhère au réseau de soutien au FLN, sans doute existe-t-il des anonymes solidaires de lutte d’indépendance de l’Algérie.

C’est pour ces raisons précitées que nous rejoignons la pensée du philosophe Jean-Toussaint Desanti Voir ensemble, tant il est vital pour l’historien de Voir Ensemble toutes les composantes fabriquées par le colonialisme, d’interroger tous les acteurs, à savoir, les Pieds-noirs, les Harkis, les Hommes-frontières, quel que soit leur rôle joué pendant la lutte de Libération de l’Algérie afin de ne pas idéologiser le débat, et bien évidemment de nommer les injustices qu’a subies le peuple algérien. C’est le rôle de l’historien ! Décoloniser l’imaginaire colonial… Une urgence pour apaiser les douleurs et le ressentiment, condition essentielle pour construire un avenir solidaire.

En ce qui nous concerne nous allons Voir ensemble pour permettre de réfléchir au rôle des missions protestantes au cœur de l’Algérie coloniale ; Le Kabyle orphelin face à la conversion : ni Français ni Algérien ?

Nous allons tenter d’éclairer l’un des groupes sociaux concernés par la colonisation, à savoir les convertis au protestantisme, associés par la suite à la naturalisation française, et connaître l’impact sur leur descendance. Phénomène peu connu et quasiment pas étudié dans les sciences sociales.

Comprendre quelles ont été les raisons des politiques religieuses de la puissance coloniale en terre d’islam, comment ont vécu les Kabyles convertis au protestantisme assignés à vivre dans l’entre-deux.

Notre sujet est incarné dans l’Histoire où se jouent la destinée de femmes et d’hommes.

Nous savons, vous et moi, mais peu osent l’avouer, alors que dans notre for intérieur s’abrite l’importance de la force de nos souvenirs d’enfance, qui influencent de manière capitale l’orientation de nos choix, de nos engagements, de nos décisions.

Et malgré certains discours drapés d’une terminologie dite scientifique, nul n’échappe au poids de son histoire, c’est la raison pour laquelle il est vital pour chacun d’entre nous de faire un travail sur soi afin de porter un regard critique, sans esprit de revanche ni de haine, et en tenant l’émotion à carreaux et à distance.

Notre propos est de saisir la complexité qu’induisent ces hommes et femmes-frontières dans une histoire de domination coloniale. Il s’agit bien de complexité.

Pour traiter de la question des Kabyles convertis au protestantisme, il semble nécessaire d’évoquer rapidement les grands traits de la colonisation française qui contraignirent les Algériens à mener une guerre de Libération. 

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L’Algérie connaît un sort particulier dans l’Empire colonial français, unique colonie à subir une colonisation de peuplement et être considérée comme trois départements français dans lesquels les Algériens n’étaient pas des citoyens, mais des sujets français, sans droit.

En effet à entendre les réactions peu amènes d’une frange conservatrice et de certains élus, suscitées par le Rapport Stora en janvier 2021, force est de constater que la nuit coloniale risque de connaître encore bien des jours enténébrés. Bien que 60 années soient passées, l’Algérie continue de fasciner tout autant que son peuple incommode les nostalgéries. L’Algérie obsède avec tant de force que certains voudraient la voir disparaître de leur univers.

Malgré son indépendance, l’Algérie demeure « un pays de fantômes » selon le psychanalyste Jacques Hassoun pour les « petits-blancs » qui s’imaginaient habiter une terre sans peuple, tant leur regard aveugle « a détruit l’autre dans son altérité »3 Psychanalyse et Décolonisation, Hommage à Octave Mannoni ; Le circuit de la haine dans la société coloniale. Jacques Hassoun, Ed L’Harmattan, 1999.. Une frange de Pieds-noirs et certaines de ses élites recyclent le vieux fonds de lieux communs formulés par l’ethnologie du 19ème siècle.

La conquête coloniale n’est pas la grande idée de la Mission civilisatrice mais bien celle de la séparation des corps qu’il fallait au besoin exterminer, et celle qui a élaboré des politiques cyniques pour mieux déstructurer l’âme des colonisés. Derrière le masque de la Mission civilisatrice se cachait la volonté de créer une nouvelle nation civilisée et chrétienne occultant l’entreprise de destruction qu’elle a fait subir au peuple algérien. 

Hannah Arendt et Simone Weil, après avoir examiné les procédés des conquêtes et de l’occupation coloniale concluent à une analogie entre ceux-ci et l’hitlérisme. À ce propos dans les Œuvres choisies, Simone Weil dit : « L’hitlérisme consiste dans l’application par l’Allemagne au continent européen […] des méthodes de la conquête coloniale. » La conquête de l’Algérie fut épouvantable et pour Bugeaud « Toute opération qui n’a pas pour couronnement la razzia, et la razzia complète, n’a qu’un résultat momentané. »4 Dictionnaire de la colonisation française sous la direction de Claude Liauzu, Larousse à Présent, 2007.

En 1881, le Code de l’Indigénat représente une abjection coloniale. C’est un ensemble juridique et réglementaire répressif à l’encontre des seuls Indigènes, en violation du principe fondamental de séparation des pouvoirs judiciaire et administratif, garantie des libertés publiques. Code de l’Indigénat qui a perduré jusqu’en 1946, suivi des pouvoirs spéciaux à partir de 1956 et de la répression qui a interdit toute velléité d’opposition.

Seuls les arrivants étrangers bénéficiaient automatiquement de la nationalité française en 1881. Par le décret Crémieux promulgué en 1871, les Juifs d’Algérie accédaient à la nationalité française. Tous reconnus citoyens français, restaient les 9/10ème de la population originaire d’Algérie considérés comme des sujets français nommés « musulmans » pour ne pas les appeler Algériens, ce qui aurait induit une connotation nationale. On comprendra aisément combien les Algériens éprouvaient injustice et humiliation d’être traités comme des sous-hommes et d’être exclus de la devise chère aux idéaux de la République : Liberté, Egalité, Fraternité.

L’Assemblée algérienne et ses deux collèges où même les rares Algériens qui avaient acquis la nationalité française siégeaient dans le second.

Tout au long des 132 années de colonisation, la politique de la France a toujours été ambivalente.

Les contacts avec les Européens sont quasiment toujours dans des situations de dépendance, femmes de ménages, « Fatma » chez les Européens, les ouvriers agricoles sur les terres des colons…

C’est dans ce contexte de domination coloniale que notre réflexion nous mène à éclairer la situation d’un des groupes sociaux concernés par les étapes de la colonisation, à savoir les convertis kabyles au protestantisme, associés par la suite à la naturalisation française, et de connaître l’impact sur leur descendance dans la France du XXIème siècle. 

Pour illustrer le propos, nous étudierons l’itinéraire d’un passeur kabyle, orphelin de père, né dans les montagnes du Djurdjura, surplombant la Méditerranée, creuset qui brasse les civilisations et les rend parentes.

Cet homme-frontière, nommé Mohamed Maoudj, ou Mohand Maoudj selon les institutions de l’ordre colonial. Il fut le premier kabyle converti au protestantisme par le missionnaire Emile Rolland. Délaissant l’islam, le converti put accéder à la naturalisation française. Ce dernier occupe le poste d’auxiliaire médical dans des centres médicaux dédiés aux « Indigènes ». Homme public, il préside plusieurs associations, il est cité comme exemple de réussite de l’intégration dans plusieurs des livres, revues et journaux.

Homme-frontière, il se situe dans un espace à la fois refusé et inévitable. Cet exemple singulier dans l’Histoire collective met en lumière les contradictions du système colonial et rejoint le destin de Jean El Mouhoub5 Jean El Mouhoub Amrouche, né d’une famille kabyle convertie au christianisme, de nationalité française, poète brillant et écrivain engagé il mettra sa double culture algérienne et française au service du dialogue entre la France et le FLN. et Marguerite Taos Amrouche6 Marie-Louise Taos Amrouche, sœur de Jean El Mouhoub Amrouche est considérée comme l’une des premières écrivaines algériennes de langue française. et leurs parents convertis au catholicisme et naturalisés français. Comme sans doute d’autres convertis dont nous n’avons guère de témoignage, semble-t-il.

Nous avons travaillé à partir d’archives privées de Mohand Maoudj, de sa correspondance avec le missionnaire Rolland d’obédience évangéliste, implanté en 1908 à Tizi Ouzou. Nous avons effectué des recherches à La Mission Evangélique de Paris, lu des revues protestantes et le livre publié par la Mission Rolland, et bien sûr à partir de lectures traitant de la question des Missions protestantes dès le début de la colonisation.

Pour comprendre les blancs de l’Histoire et le « blanc du politique », poésie et littérature nous sont d’un grand secours pour élaborer l’impensé colonial afin de se construire dans une société qui piétine dans le non-désir d’en finir avec le deuil, celui de la perte de l’ancienne colonie. Les nostalgéries ne trouvant comme remède à leurs regrets que la haine qui condamne l’avenir.

Nous avons lu Le fils du pauvre, roman de Mouloud Feraoun qui a fréquenté la Mission Rolland sans céder aux pressions du prosélytisme protestant et son Journal publié après son assassinat par un commando de l’OAS le 14 mars 1962 avec trois de ses collègues enseignants Pieds-noirs et deux Algériens.

Egalement lu : Les hauteurs de la ville, roman d’Emmanuel Roblès, écrivain de l’école d’Alger qui le premier européen nomme l’Algérien par son prénom, Smaïl et pose la question de savoir « quelle peut bien être ma patrie ? » et Fournier le Résistant français de répondre : « Là où tu veux vivre sans subir ni infliger l’humiliation. »

Il ne s’agit pas de dresser un bilan complet de cette histoire marginalisée, une thèse n’y suffirait pas et le temps imparti ne me le permet pas.

Nous avons replacé l’histoire du kabyle orphelin converti, puis associé à la naturalisation française dans le cadre plus vaste de l’évolution de l’histoire coloniale en miroir avec la famille Amrouche.

Dans un premier temps, nous évoquerons les raisons pour lesquelles des missionnaires chrétiens dont les protestants se sont implantés spécialement sur le terrain kabyle.

À la lecture des textes du journaliste catholique Louis Veuillot, on comprend les intentionsdes missionnaires d’implanter le christianisme en Algérie : « Sur la Méditerranée passèrent la Grèce, l’Italie et l’Evangile, le Coran y fut noyé. Les Arabes ne seront Français que lorsqu’ils seront chrétiens. »7 Louis Veuillot, Les Français en Algérie, Souvenirs d’un voyage fait en 1841, Tours, A. Mame et Cie, 1863. Journaliste catholique, Louis Veuillot accompagne Bugeaud en Algérie comme secrétaire lorsque ce dernier est nommé gouverneur général en 1841.

La prise d’Alger le 5 juillet 1830 par les corps expéditionnaires français donne une opportunité aux missionnaires chrétiens d’évangéliser l’Afrique du Nord. L’administration française n’est pas très coopérative compte tenu des accords engagés lors de l’Acte de capitulation entre le Dey d’Alger et le Maréchal de Bourmont quant au respect des pratiques religieuses musulmanes. Ou sans doute l’administration craignait-elle de provoquer une guerre Sainte envers la France suite à la capitulation d’Abd el Kader sachant la force mobilisatrice de l’islam.

Dès la conquête de l’Algérie le 5 juillet 1830, malgré les réticences des autorités coloniales et militaires, l’Eglise catholique a toujours affiché l’ambition de « planter » l’« Église » selon son expression. De la même manière les missions protestantes rejoignent dans le même but des missions catholiques. Selon le pasteur Blanquis ce but était ainsi défini : « Notre seul objet est de répandre la connaissance du Christ parmi les païens et les autres nations plongées dans les ténèbres. »8 Les origines de la Société des Missions Evangéliques de Paris, 1930, Tome 1.

Les protestants contournent l’obstacle, de nombreuses missions françaises et étrangères œuvrent en Algérie. Elles ne cachent pas leur désir de conversion plutôt que d’élaborer une politique sociale.

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[3] Psychanalyse et Décolonisation...

Psychanalyse et Décolonisation, Hommage à Octave Mannoni ; Le circuit de la haine dans la société coloniale. Jacques Hassoun, Ed L’Harmattan, 1999.

[4] Dictionnaire de la colonisation française...

Dictionnaire de la colonisation française sous la direction de Claude Liauzu, Larousse à Présent, 2007.

[5] Jean El Mouhoub Amrouche, né d’une...

Jean El Mouhoub Amrouche, né d’une famille kabyle convertie au christianisme, de nationalité française, poète brillant et écrivain engagé il mettra sa double culture algérienne et française au service du dialogue entre la France et le FLN.

[6] Marie-Louise Taos Amrouche, sœur de...

Marie-Louise Taos Amrouche, sœur de Jean El Mouhoub Amrouche est considérée comme l’une des premières écrivaines algériennes de langue française.

[7] Louis Veuillot, Les Français en Algérie...

Louis Veuillot, Les Français en Algérie, Souvenirs d’un voyage fait en 1841, Tours, A. Mame et Cie, 1863. Journaliste catholique, Louis Veuillot accompagne Bugeaud en Algérie comme secrétaire lorsque ce dernier est nommé gouverneur général en 1841.

[8] Les origines de la Société des...

Les origines de la Société des Missions Evangéliques de Paris, 1930, Tome 1.

Le christianisme était synonyme de civilisation européenne en Algérie et par conséquent la défense de la « civilisation chrétienne » est devenue une des justifications premières pour la colonisation de la terre algérienne et l’exploitation des « Indigènes. »

Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon écrit : « L’Église aux colonies est une Église de blancs, une église d’étrangers. Elle n’appelle pas l’homme colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du maître, dans la voie de l’oppresseur. Et comme on le sait, dans cette histoire il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. »

Le christianisme catholique et protestant a été partie prenante de la colonisation, sous couvert de charité en distribuant des médicaments, prodiguant des soins médicaux, distribuant de la nourriture à tous ces déshérités, accueillant des orphelins… apprenant la langue française, traduisant la Bible en Kabyle etc…  

La conquête de l’Algérie n’est pas facile, la Kabylie dernier bastion à soumettre résiste jusqu’en 1853 et tombe à son tour après de violents combats. Mais le système colonial et la domination française ne sont établis fermement en Kabylie qu’à la faveur de la répression de l’insurrection de 1871, selon l’historien Alain Mahé9 Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises. Edition Bouchene, Edif 2000..

Néanmoins, la littérature orale témoigne d’une résistance intérieure et transmet l’idée que la forteresse érigée par l’armée française au centre de la Grande Kabylie est « L’épine dans l’œil des Kabyles. »10 Id.

Pourquoi les missionnaires en général et en particulier les protestants ont-ils choisi de s’implanter en Kabylie ?

Le pouvoir colonial et les missions chrétiennes se rejoignent sur l’idée que les Kabyles sont proches et alliés de la France, assimilables à l’opposé des Arabes. « Les mythes de l’assimilation et de la conversion se sont conjugués au mythe berbère : le peuple originel de l’Algérie, celui de saint Augustin avait été et devait redevenir chrétien. »11 Id.

En effet, l’idée répandue était de dire que depuis le VIIème siècle le christianisme fut supplanté dans tout le Maghreb par l’islam. Le fer de lance de l’instrumentalisation politico-religieuse du mythe kabyle fut l’œuvre de l’évêque Lavigerie, à la tête de l’archevêché d’Alger, en 1867, « Un bouillant prélat qui était au clergé ce que le maréchal Bugeaud était à l’armée d’Afrique » selon l’historien Alain Mahé.

Idée soutenue par la très abondante littérature de Louis Bertrand qui parlait d’une Afrique latine. « J’ai écarté le décor islamique et pseudo-arabe qui fascinait des regards superficiels, et j’ai montré une Afrique vivante qui se différencie à peine des autres pays latins… En d’autres termes, l’Afrique française d’aujourd’hui, c’est l’Afrique romaine qui continue de vivre… »12 Louis Bertrand, Devant l’islam, Edition Plon, 1926.

Les protestants n’échappent pas au mythe kabyle enraciné dans la société française. Il est partagé de manière plus diplomatique par les missionnaires protestants qui ont préféré conquérir « les âmes en douceur plutôt que de faire une attaque théologique en règle » selon l’analyse de Christophe Nouvel13 Christophe Nouvel, La présence protestante en Algérie au temps de la colonisation française, Aix-en-Provence, 1985..

S’appuyant sur l’idée que les Romains déjà, véhiculaient en appelant les montagnes du Djurdjura Mons FerratusLa montagne de fer, celle qui a toujours résisté, et qu’il suffirait de gratter un peu le vernis qui constituait l’islam pour découvrir dans leurs pratiques religieuses que les Berbères avaient tous été christianisés à l’époque de l’Afrique romaine »14 Alain Mahé, Histoire Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises. Edition Bouchene, Edif 2000..  Aujourd’hui beaucoup d’historiens remettent cause cette affirmation dont Philippe Leveau en 1984.

Le choix de la Kabylie, bien qu’elle soit réfractaire à la présence française représente dès le début de la colonisation « une politique fantasmée d’assimilation avec pour unique argumentaire le mythe berbère » selon Karima Dirèche-Slimani et entre autres historiens Charles-Robert Ageron, Alain Mahé…

En réalité le mythe kabyle consistait aussi à établir une hiérarchie entre les Kabyles et les Arabes, au prétexte qu’ils ont les yeux bleus, que certaines femmes ont une croix tatouée sur leur front et que leurs lointains ancêtres étaient chrétiens et donc leur sont supérieurs. On retrouve l’éternelle et banale tactique qui consiste à « diviser pour mieux régner » en situation de domination.

La Kabylie a été un territoire d’expérimentation pour implanter l’Évangile dès les années 1870 s’appuyant sur la construction du mythe berbère dans lequel la Kabylie devient le pendant fantasmé d’une France sublimée. Les convertis illustrant les assimilés exemplaires. « Le Kabyle serait ainsi l’élément colonisateur par excellence, celui que nous devrions employer pour faire de l’Algérie une véritable France selon Lionel15 Lionel, Kabylie du Djurdjura, 1982, in L’utilisation du fait berbère comme facteur dans l’Algérie coloniale, Actes du premier congrès d’études méditerranéennes, SNED, Alger..

 Dans un second temps, Je vous disais précédemment que notre propos est incarné dans l’Histoire, comme l’écrit Terence poète né à Carthage aux alentours de 190 avant J.C. « Je suis homme, je suis femme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

Aussi nous a-t-il semblé plus intéressant d’allumer les projecteurs sur certaines destinées telle celle de Mohamed Maoudj, kabyle, homme public, protestant, naturalisé français et de l’entrecroiser à la destinée de la famille Amrouche, catholique, dont les parents ont été naturalisés français plutôt que de parler de généralités et de statistiques, qui ont bien sûr, par ailleurs, leur importance.

La notoriété de Jean El Mouhoub et Marguerite Taos, enfants de Fadhma Amrouche a contribué à révéler le conflit existentiel qu’illustre le poème de Jean El Mouhoub Amrouche, conflit que nous retrouvons à travers les écrits de Mohand Maoudj :

Nous voulons la patrie de nos pères

la langue de nos pères

la mélodie de nos songes et de nos chants

sur nos berceaux et sur nos tombes

Nous ne voulons plus errer en exil

dans le présent sans mémoire et sans avenir

L’homme le plus pauvre

est riche malgré tout de son nom

[…] On ne nous fera plus prendre des vessies peintes

de bleu blanc rouge pour les lanternes de la liberté.

L’homme ne peut vivre s’il ne s’accepte pas tel qu’il est ;

s’il ne se sent pas accepté dans la société où il vit/ s’il ne peut avouer son nom16 Espoir et parole, poèmes algériens recueillis par Denise Barrat, dessins de d’Abdallah Benateur, Paris, Ed Seghers, 1963..

Une paghjella avec la troisième voix de Marie-Louis Taos Amrouche qui « Et yemma » (a sò mamma) ne répondait pas. Pouvait-elle déclarer que tout suivrait inexorablement son cours ? Que le christianisme nous avait arrachés à notre terre pour nous jeter dans l’aventure ? Pouvait-elle avouer à l’aïeule qu’à tout prendre, mieux valait vivre dans la solitude en exil, que se sentir exilé dans son propre pays ? Endurer l’incompréhension des étrangers passe, mais endurer celle de ses frères, quoi de plus cruel ? »17 Marie-Louise, Taos Amrouche, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960.

Sa rencontre avec la mission Rolland18 Guita et Alfred Rolland, Un combat pour la foi, 70 ans de vie missionnaire évangélique à Tizi Ouzou, Crempigny, Mission Rolland, 1997. du nom de son fondateur, un ouvrier baptiste qui travaille à polir des guidons de bicyclette à l’usine Peugeot de Montbéliard et parcourt les villages alentours annoncer l’Evangile. C’est le prédicateur Ruben Saillens qui l’entretient au sujet de deux missionnaires anglaises de Kabylie accusées de « vendre de la poudre aux indigènes » réclame le soutien d’un Français. C’est ainsi qu’un mois plus tard Emile Rolland et sa famille s’embarquent pour l’Algérie et il fonde à Tizi Ouzou sa mission.

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[9] Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie...

Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises. Edition Bouchene, Edif 2000.

[10] Id.

Id.

[11] Id.

Id.

[12] Louis Bertrand, Devant l’islam, Edition...

Louis Bertrand, Devant l’islam, Edition Plon, 1926.

[13] Christophe Nouvel, La présence...

Christophe Nouvel, La présence protestante en Algérie au temps de la colonisation française, Aix-en-Provence, 1985.

[14] Alain Mahé, Histoire Alain Mahé...

Alain Mahé, Histoire Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises. Edition Bouchene, Edif 2000.

[15] Lionel, Kabylie du Djurdjura, 1982...

Lionel, Kabylie du Djurdjura, 1982, in L’utilisation du fait berbère comme facteur dans l’Algérie coloniale, Actes du premier congrès d’études méditerranéennes, SNED, Alger.

[16] Espoir et parole, poèmes algériens...

Espoir et parole, poèmes algériens recueillis par Denise Barrat, dessins de d’Abdallah Benateur, Paris, Ed Seghers, 1963.

[17] Marie-Louise, Taos Amrouche...

Marie-Louise, Taos Amrouche, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960.

[18] Guita et Alfred Rolland, Un combat pour...

Guita et Alfred Rolland, Un combat pour la foi, 70 ans de vie missionnaire évangélique à Tizi Ouzou, Crempigny, Mission Rolland, 1997.

« Dès les premières journées de travail, alors que les élèves sortent de l’école, Emile invite ceux qui passent devant la maison à s’asseoir sous le gros eucalyptus de la cour et leur explique pourquoi il est là ». Mohand Maoudj, est parmi ces élèves, davantage sensible aux propos du missionnaire, il l’écoute avec intérêt, et dès lors que le missionnaire prie en fermant ses yeux, étonné l’adolescent est pris d’un fou-rire, car chez les musulmans le regard ouvert est porté à l’Orient.

Le missionnaire le rappelle à l’ordre, il est réprimandé par le prosélyte qui l’avertit sévèrement : « Mon garçon, tu es perdu, si tu ne te convertis. Arrêté dans tes études, tu ne feras rien dans la vie ».

On imagine aisément l’effet d’une telle injonction sur un adolescent privé de la Loi du père, décédé dès sa petite enfance, Mohand vit dans le dénuement, et a sans doute été ébranlé par ce diktat quant à son avenir. On peut comprendre le trouble procuré en ces temps où l’« indigène » doit rester à sa place, ne pas dépasser les limites. « Influencé par Samuel », le fils du missionnaire, Mohand écrit : « j’ai conduit des camarades à la mission », jusqu’à créer « un club destiné à nous défendre contre les attaques », au nom de « Création Rollandisme ».

Sans doute a-t-il trouvé chez le missionnaire un père de substitution qui l’a conduit à sa conversion, quand on lit l’influence capitale qu’a exercé Emile Rolland chez cet orphelin tout au long de sa vie et qui nous laisse croire à une forte emprise :

« Le missionnaire Rolland m’a fait aimer l’esprit français. J’essaie de le faire aimer dans mon entourage » et d’insister « En somme la transformation actuelle de la société kabyle ou plutôt leur façon de penser est dû au travail acharné de tous les missionnaires et en particulier aux vieux », écrit-il dans son manuscrit : Mes hérésies.

Cet adolescent n’a pas échappé à la politique d’assimilation par l’école et par la religion mise en place par le missionnaire évangéliste Emile Rolland.

Kateb Yacine n’a-t-il pas écrit dans la préface de « Histoire de ma vie » de Fadhma Amrouche, convertie au catholicisme : « Trop de parâtres exclusifs ont écumé notre patrie, trop de prêtres de toute religions se sont donné pour mission de dénaturer notre peuple… en tarissant ses plus belles sources, en proscrivant sa langue et en lui arrachant jusqu’à ses orphelins. »

Trente ans plus tard, en 1939, Camus lors d’un reportage en Kabylie décrit « l’effroyable misère », offusqué et révolté par ce qu’il découvre, Camus se situe comme le porte-voix de ces « populations silencieuses, miséreuses et dominées »19 Albert Camus, publie du 5 au 15 juin 1939 onze articles intitulés Misère de Kabylie dans le quotidien Alger Républicain., se veut un lien entre les Kabyles et le pouvoir colonial. Une troisième voix s’élève…

À propos de sa rupture du jeune, La nuit du destin, nous lisons : « Le jour où j’ai réalisé la conversion c’était le 29ème jour du ramadan, j’ai jeûné jusqu’à ce jour quoiqu’adhérent spirituellement au christianisme. »

« Ma conversion fut considérée par mon entourage comme une folie. L’arme la plus redoutable de l’ennemi c’est l’exclusion de la famille, du clan, de la djemaâ. Être considéré comme un renégat, n’tourni, c’est je crois, la Croix la plus lourde que puisse porter un chrétien kabyle. »

« Je suis Kabyle et chrétien. Quel jeu d’équilibre. Mais après tout ce n’est pas pour plaire aux hommes. Puisque je leur déplais à tous… »

Nous proposons d’émettre une hypothèse, en s’imaginant renouer avec un passé mythique, à savoir une Kabylie chrétienne, Mohand Maoudj a sans doute pu pour un temps s’éloigner de l’idée qu’il avait trahi les siens, puisque l’idée répandue l’a convaincu qu’il renouait avec son passé chrétien effacé par l’arrivée de l’islam au 7ème siècle. Une manière pour sa conscience d’échapper au sentiment de trahison et pourtant à lire ses écrits, ils illustrent sa déchirure : « Incompris des Kabyles, suspecté des colons. C’est mon lot. »

De par son métier d’auxiliaire médical, il exerçait dans des centres médicaux dédiés tout spécialement aux indigènes : il représentait le médiateur entre le monde kabyle et le monde colonial : « Mon rôle est de servir de trait-d’union et d’adjoint au médecin au point de vue assistance médicale aux indigènes, les convaincre de la valeur thérapeutique de la médecine occidentale, de lutter contre les rebouteux, les déterminer à avoir confiance aux médecins et aux médicaments délivrés gratuitement par l’Etat. Gagner leur confiance ! En affirmant mes convictions chrétiennes. Cela tient du miracle si j’arrivais à un résultat. Et pourtant les promesses de Dieu s’accompliront. En effet le résultat n’a pas tardé à se faire sentir. »

En écho des années plus tard, Jean Amrouche écrivait en 1943 en fondant la revue l’Arche : « Je suis le pont, l’Arche qui fait communiquer deux mondes mais sur lequel on marche et que, l’on piétine, que l’on foule, je le resterai jusqu’à la fin des fins. C’est mon destin. »20 L’Arche, revue littéraire française créée à Alger en 1944 par le poète et journaliste Jean Amrouche avec Jacques Lassaigne sous le patronage d’André Gide. La revue est éditée par l’éditeur Edmond Charlot grand éditeur d’Alger.

Le destin de Mohand Maoudj, bien des années après, rejoint celui des Amrouche, les mêmes déchirements, les mêmes incompréhensions, les mêmes mises au banc des accusés, des traitres pour les Algériens et pour les Français, ils n’étaient que des Français d’occasion.

Chacun d’entre eux, avec leurs mots, pour les Amrouche leurs publications sont publiées et inscrites dans cette Algérie soumise et dévoilent la problématique de ceux que l’on nommait m’tournis, (arabisationdu verbe tourner ; littéralement « celui qui a tourné »), équivalent à celui de renégat, implicitement assimilé au traître, renégats pour la société kabyle et intrus pour la société coloniale et française. Statut toujours d’actualité pour leurs héritiers des deux côtés de la Méditerranée.

Nous avons accédé aux Archives à Paris et consulté le dossier de naturalisation de Celui qui s’est défait des siens. Né le 4 avril 1892, il a été admis à jouir des droits de citoyen français (Senatus consulte du 14 juillet 1865) dont l’objet : acquisition de la nationalité française par décret, et malgré son entrée dans la citoyenneté française, toujours relégué à l’infirmerie indigène de Boghni !  Il n’était que décrété !

À la lecture de cette demande, quelle n’a pas été notre surprise de lire que ses parents étaient de « Nationalité kabyle », de fait le pouvoir colonial reconnaissait une nation kabyle dans une Algérie Arabo-Berbère et quant à celui qui sollicitait la naturalisation française, sa situation juridique était indigène. Il y a des paradoxes dans le traitement des autochtones pour le moins surprenant, de quoi dynamiter les identités les plus sereines !

Que nous soit pardonné le désir de partager l’émotion éprouvée lors de la découverte de l’acte de mariage du couple converti et naturalisé signé par un certain Ludovic Ettori, administrateur adjoint de la commune mixte de Dra El Mizan, officier de l’état-civil délégué le 17 novembre 1914, comme un clin d’œil à la suite de l’histoire…

Pour terminer mon propos, bien qu’il y ait encore beaucoup à dire…  

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[19] Albert Camus, publie du 5 au 15 juin...

Albert Camus, publie du 5 au 15 juin 1939 onze articles intitulés Misère de Kabylie dans le quotidien Alger Républicain.

[20] L’Arche, revue littéraire française...

L’Arche, revue littéraire française créée à Alger en 1944 par le poète et journaliste Jean Amrouche avec Jacques Lassaigne sous le patronage d’André Gide. La revue est éditée par l’éditeur Edmond Charlot grand éditeur d’Alger.

Cette tourmente existentielle kabylo-chrétienne post-coloniale a été vécue, symbolisée par la famille Amrouche. Fadhma, la mère et ses deux enfants poète et romancier Jean El Mouhoub et Marguerite Taos, deux prénoms pour chacun, l’un chrétien et l’autre kabyle symbolisent leur double appartenance.

Avant l’ère post-coloniale, nous avons décrit les principaux traits du drame intérieur qui se joue chez Mohamed-Mohand Maoudj, condamné à la marginalité, doute de sa foi à un moment donné de sa vie : « Ma religion n’était que destructrice des valeurs existantes » et regrette « La rudesse de ses montagnes kabyles ».

Nomme ses cinq enfants d’un double prénom, le premier kabyle, le second faisant référence à la Bible et au missionnaire, à l’époque bien que naturalisé Français, l’administration coloniale impose de donner en premier lieu un prénom kabyle comme s’il fallait identifier la descendance du « renégat »…

Vêtu du costume européen à l’extérieur, dans l’espace public, à l’intérieur dans l’espace privé le port de la gandoura, habit traditionnel se cramponne au corps du « renégat » pris en otage.

Séparé/Inséparé, sa gandoura symbolise ce qu’il a perdu en s’accrochant au costume européen, troquant la chéchia pour le chapeau melon du dominant, ignorant sans doute qu’il portait sur sa tête l’insulte « melon » attribué aux indigènes.

Malgré la langue française qu’il châtiait, paré de sa nationalité française, sa notoriété ne lui a pas permis de quitter son statut d’indigène, il appartenait au second collège ! La circulation de la haine plus sournoise envers les convertis était bel et bien à l’œuvre.

Et à l’ère post-coloniale Jean et Marguerite Amrouche vivent aussi un déchirement qu’illustre Jean Amrouche en écrivant ce poème :

« Depuis dix-huit mois passés des hommes meurent, des hommes tuent. Ces hommes sont mes frères.

Ceux qui tuent. Ceux qui meurent.

Et El Mouhoub, chaque jour, traque Jean et le tue

Et Jean, chaque jour, traque El Mouhoub

Les deux vivent dans une même et seule personne.

Et leurs raisons ne s’accordent pas.

Entre les deux il y a une distance infranchissable. »21 L’Express, 22 mai 1958.

En écho à Jean Amrouche qui lui a gardé foi en Dieu, l’un des fils de Mohand Maoudj, a quant à lui refusé le baptême et rompu avec la religion protestante, bien que Français par son père, il se considérait comme kabyle-Algérien. Il écrivait dans son journal destiné à ses filles : « Je suis Français par les circonstances de la vie de mon père, je lui ai dit : je te remercie pour tout. J’ai un seul reproche à te faire : tu aurais mieux fait de me laisser avec ma flûte dans mes montagnes kabyles. »

Il considère que son père a commis une faute impardonnable, et s’interroge sur ses choix émettant plusieurs hypothèses : « Un homme qui s’est trouvé à une croisée de chemin à l’âge de treize ans.  Est-ce le fait d’une jeunesse dure ? L’absence d’un père ? La soif du savoir ? Le besoin de s’affirmer égal ou supérieur aux éléments européens qui occupaient l’Algérie l’ont sans doute conduit à être dans cette position dans un premier temps, à savoir sa conversion au protestantisme avec les déchirements qu’ont entraînés sa rupture avec sa famille. La majeure responsabilité revient à un missionnaire venu de Montbéliard, qui sous couvert de religion, il accomplissait un acte politique de pénétration en profondeur en s’attachant à détruire une manière d’être au monde et à vouloir concurrencer l’islam par ce biais, une des formes de la colonisation. Et dans un second temps sa naturalisation en 1916, suite logique à sa conversion… »  

La faute dont parle le fils de Mohand Maoudj n’est-ce pas la trahison envers les siens, celui qui a fêlé le Nous de la tribu ? Le converti qui a cru construire dans les idéaux de la République et une union entre Algériens, Européens, musulmans, chrétiens et juifs. Construction illusoire… C’était mésestimer l’arrogance du maître…

On sait comme l’écrit le psychanalyste Enrico Pozzi, « L’appartenance signifie des liens primaires, des enracinements, des affects, des émotions » mais en tant que colonisé la liberté n’est-elle pas cantonnée à l’intérieur d’un espace mental défini par la puissance coloniale ?

Au terme de ce court exposé, nous pouvons rappeler ce qu’écrit Mouloud Feraoun dans son journal : « Quand je dis que je suis français, je me donne une étiquette que tous les Français me refusent. […] Mais que suis-je Bon Dieu ? Se peut-il que tant qu’il y existe des étiquettes, je n’ai pas la mienne ? Qu’on me dise qui je suis ! »22 Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962, Edition Seuil, Collection « Méditerranée » dirigé par Emmanuel Roblès, novembre 1962..  Jean Amrouche répond : « Le poète ne sait rien […] il est la conscience de la séparation et de l’unité ».

Effacer les corps tiers du corps social parce que vécus comme dangereux de part et d’autre de la Méditerranée, tel semble être la situation vécue aujourd’hui par la descendance des hommes et femmes frontières qui vivent dans une France pourtant laïque et républicaine qui ne reconnaît qu’une langue, la langue française, et dans une Algérie indépendante qui a fait sienne la devise de Ben Badis23 Ben Badis, (1889-1940) Figure emblématique du mouvement réformiste musulman. : « L’islam est ma religion, l’arabe est ma langue, l’Algérie est ma patrie », occultant la diversité religieuse et linguistique, bien que la langue berbère fut reconnue il y a quelques années.

En conclusion, il semble que ces passeurs introduisent de la complexité aux fantômes de la coloniale, et réapparaissent aujourd’hui avec les héritiers originaires de l’Algérie coloniale.

Aussi est-il temps de déconstruire les « fausses légendes » et les « grossières falsifications » de l’histoire coloniale. 

Comprenons le secret de la Méditerranée qui a enfanté en Algérie, malgré la pensée mortifère de Louis Bertrand et de bien d’autres défenseurs du projet colonial, les fondations d’une utopie réconciliatrice. Rejoignons les ports de la Méditerranée fraternelle « où tout un peuple nous donne des leçons essentielles de notre vie » célébrée par Albert Camus.

Aux antipodes d’un Mare nostrum latin revendiqué par Louis Bertrand, Mussolini, les irrédentistes, les nationalistes et par tant d’autres nostalgiques d’un sang pur, remis en cause par Audisio qui s’opposait fermement à la glorification latine, à toute perspective nationaliste et à l’ordre colonial préférant « s’expatrier volontairement » si l’union de « toutes les familles humaines pour de plus vastes rassemblements » n’était pas réalisée. « Utopie si l’on veut. Mais l’utopie du jour, c’est l’oxygène de l’avenir. »24 Gabriel Audisio, Le sel de la mer, Edition Gallimard, 1936.

Que tous les héritiers de ceux que l’on nomme renégats, traitres puissent fortifier les entre-deux libres sur le territoire de la poésie irriguée par les flots des héritages juif, amazigh, arabe trop souvent séparé de sa Méditerranée par ceux qui s’acharnent à dévaloriser l’Orient et à reléguer l’islam aux marges de la civilisation.

Inscrire les histoires individuelles dans l’Histoire collective des deux rives en se rappelant la parole de Jacques Hassoun : « Il nous faut toujours quitter pour retrouver ; il nous faut être les contrebandiers de la mémoire et détourner notre histoire familiale pour recomposer un espace de liberté entre ce que nous avons reçu, ce que nous construisons avec nos descendants et ce que nous leur transmettons. »25 Jacques Hassoun, Les contrebandiers de la mémoire, Edition Syros, 1994.

Partout sur les rives méditerranéennes fleurissent les grenades, ce fruit délicieux qui abrite en son sein les grains séparés et unis sous la même écorce. Ce fruit suave est célébré dans toutes les cultures.

Nous qui sommes de cette Méditerranée éternelle, rassemblons l’Orient et l’Occident pour que circule la lumière réconciliatrice. Savourons avec Gabriel Audisio Le Sel de la mer.

Danièle Maoudj    

Bastia, le 25 septembre 2022

Bibliographie :

– Zohra Ait Abdelmalek, Protestants en Algérie, Le protestantisme et son action missionnaire en Algérie aux 19ème et 20ème siècles, Édition Olivétan, 2004. 

– Émile Brès, L’Algérie champ de mission, Alger, 1947.

– Émile Brès, Mission de l’Afrique du Nord : le problème de la Mission protestante française en Kabylie, Alger, 1941.

– Henri-Samuel Mayor, L’Evangile chez les Musulmans, Lausanne : Imprimeries Réunies, 1912.

– Guita et Alfred Rolland, Un combat pour la foi. 70 ans de vie missionnaire évangélique à Tizi Ouzou, Crempigny : Mission Rolland, 1997.

– Alfred Rolland, La mission Rolland a 50 ans, Tizi Ouzou (Kabylie),1959.

– Jean-François Zorm, Le grand siècle d’une mission protestante, Paris : Karthala – Les bergers et les mages, 1993.

– Jules Tournier, La conquête religieuse de l’Algérie : 1830-1845, Plon, Paris, 1930.

– Claude Liauzu, Disparition de deux hybrides culturels, Confluences Méditerranéennes, n°19, 1995.

– Christine Messiant, Protestantisme en situation coloniale. Quelles marges, Lusotopie, 1998.

– Elisabeth Schmidt, La tristesse des abandons. Souvenirs d’une femme pasteur dans la guerre d’Algérie, 1958-1962, Edition Colin, 2012.

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[21] L’Express, 22 mai 1958.

L’Express, 22 mai 1958.

[22] Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962...

Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962, Edition Seuil, Collection « Méditerranée » dirigé par Emmanuel Roblès, novembre 1962.

[23] Ben Badis, (1889-1940) Figure...

Ben Badis, (1889-1940) Figure emblématique du mouvement réformiste musulman.

[24] Gabriel Audisio, Le sel de la mer...

Gabriel Audisio, Le sel de la mer, Edition Gallimard, 1936.

[25] Jacques Hassoun, Les contrebandiers...

Jacques Hassoun, Les contrebandiers de la mémoire, Edition Syros, 1994.

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