Le christianisme était synonyme de civilisation européenne en Algérie et par conséquent la défense de la « civilisation chrétienne » est devenue une des justifications premières pour la colonisation de la terre algérienne et l’exploitation des « Indigènes. »

Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon écrit : « L’Église aux colonies est une Église de blancs, une église d’étrangers. Elle n’appelle pas l’homme colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du maître, dans la voie de l’oppresseur. Et comme on le sait, dans cette histoire il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. »

Le christianisme catholique et protestant a été partie prenante de la colonisation, sous couvert de charité en distribuant des médicaments, prodiguant des soins médicaux, distribuant de la nourriture à tous ces déshérités, accueillant des orphelins… apprenant la langue française, traduisant la Bible en Kabyle etc…  

La conquête de l’Algérie n’est pas facile, la Kabylie dernier bastion à soumettre résiste jusqu’en 1853 et tombe à son tour après de violents combats. Mais le système colonial et la domination française ne sont établis fermement en Kabylie qu’à la faveur de la répression de l’insurrection de 1871, selon l’historien Alain Mahé[9].

Néanmoins, la littérature orale témoigne d’une résistance intérieure et transmet l’idée que la forteresse érigée par l’armée française au centre de la Grande Kabylie est « L’épine dans l’œil des Kabyles. »[10]

Pourquoi les missionnaires en général et en particulier les protestants ont-ils choisi de s’implanter en Kabylie ?

Le pouvoir colonial et les missions chrétiennes se rejoignent sur l’idée que les Kabyles sont proches et alliés de la France, assimilables à l’opposé des Arabes. « Les mythes de l’assimilation et de la conversion se sont conjugués au mythe berbère : le peuple originel de l’Algérie, celui de saint Augustin avait été et devait redevenir chrétien. »[11]

En effet, l’idée répandue était de dire que depuis le VIIème siècle le christianisme fut supplanté dans tout le Maghreb par l’islam. Le fer de lance de l’instrumentalisation politico-religieuse du mythe kabyle fut l’œuvre de l’évêque Lavigerie, à la tête de l’archevêché d’Alger, en 1867, « Un bouillant prélat qui était au clergé ce que le maréchal Bugeaud était à l’armée d’Afrique » selon l’historien Alain Mahé.

Idée soutenue par la très abondante littérature de Louis Bertrand qui parlait d’une Afrique latine. « J’ai écarté le décor islamique et pseudo-arabe qui fascinait des regards superficiels, et j’ai montré une Afrique vivante qui se différencie à peine des autres pays latins… En d’autres termes, l’Afrique française d’aujourd’hui, c’est l’Afrique romaine qui continue de vivre… »[12]

Les protestants n’échappent pas au mythe kabyle enraciné dans la société française. Il est partagé de manière plus diplomatique par les missionnaires protestants qui ont préféré conquérir « les âmes en douceur plutôt que de faire une attaque théologique en règle » selon l’analyse de Christophe Nouvel[13].

S’appuyant sur l’idée que les Romains déjà, véhiculaient en appelant les montagnes du Djurdjura Mons FerratusLa montagne de fer, celle qui a toujours résisté, et qu’il suffirait de gratter un peu le vernis qui constituait l’islam pour découvrir dans leurs pratiques religieuses que les Berbères avaient tous été christianisés à l’époque de l’Afrique romaine »[14].  Aujourd’hui beaucoup d’historiens remettent cause cette affirmation dont Philippe Leveau en 1984.

Le choix de la Kabylie, bien qu’elle soit réfractaire à la présence française représente dès le début de la colonisation « une politique fantasmée d’assimilation avec pour unique argumentaire le mythe berbère » selon Karima Dirèche-Slimani et entre autres historiens Charles-Robert Ageron, Alain Mahé…

En réalité le mythe kabyle consistait aussi à établir une hiérarchie entre les Kabyles et les Arabes, au prétexte qu’ils ont les yeux bleus, que certaines femmes ont une croix tatouée sur leur front et que leurs lointains ancêtres étaient chrétiens et donc leur sont supérieurs. On retrouve l’éternelle et banale tactique qui consiste à « diviser pour mieux régner » en situation de domination.

La Kabylie a été un territoire d’expérimentation pour implanter l’Évangile dès les années 1870 s’appuyant sur la construction du mythe berbère dans lequel la Kabylie devient le pendant fantasmé d’une France sublimée. Les convertis illustrant les assimilés exemplaires. « Le Kabyle serait ainsi l’élément colonisateur par excellence, celui que nous devrions employer pour faire de l’Algérie une véritable France selon Lionel[15].

 Dans un second temps, Je vous disais précédemment que notre propos est incarné dans l’Histoire, comme l’écrit Terence poète né à Carthage aux alentours de 190 avant J.C. « Je suis homme, je suis femme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

Aussi nous a-t-il semblé plus intéressant d’allumer les projecteurs sur certaines destinées telle celle de Mohamed Maoudj, kabyle, homme public, protestant, naturalisé français et de l’entrecroiser à la destinée de la famille Amrouche, catholique, dont les parents ont été naturalisés français plutôt que de parler de généralités et de statistiques, qui ont bien sûr, par ailleurs, leur importance.

La notoriété de Jean El Mouhoub et Marguerite Taos, enfants de Fadhma Amrouche a contribué à révéler le conflit existentiel qu’illustre le poème de Jean El Mouhoub Amrouche, conflit que nous retrouvons à travers les écrits de Mohand Maoudj :

Nous voulons la patrie de nos pères

la langue de nos pères

la mélodie de nos songes et de nos chants

sur nos berceaux et sur nos tombes

Nous ne voulons plus errer en exil

dans le présent sans mémoire et sans avenir

L’homme le plus pauvre

est riche malgré tout de son nom

[…] On ne nous fera plus prendre des vessies peintes

de bleu blanc rouge pour les lanternes de la liberté.

L’homme ne peut vivre s’il ne s’accepte pas tel qu’il est ;

s’il ne se sent pas accepté dans la société où il vit/ s’il ne peut avouer son nom[16].

Une paghjella avec la troisième voix de Marie-Louis Taos Amrouche qui « Et yemma » (a sò mamma) ne répondait pas. Pouvait-elle déclarer que tout suivrait inexorablement son cours ? Que le christianisme nous avait arrachés à notre terre pour nous jeter dans l’aventure ? Pouvait-elle avouer à l’aïeule qu’à tout prendre, mieux valait vivre dans la solitude en exil, que se sentir exilé dans son propre pays ? Endurer l’incompréhension des étrangers passe, mais endurer celle de ses frères, quoi de plus cruel ? »[17]

Sa rencontre avec la mission Rolland[18] du nom de son fondateur, un ouvrier baptiste qui travaille à polir des guidons de bicyclette à l’usine Peugeot de Montbéliard et parcourt les villages alentours annoncer l’Evangile. C’est le prédicateur Ruben Saillens qui l’entretient au sujet de deux missionnaires anglaises de Kabylie accusées de « vendre de la poudre aux indigènes » réclame le soutien d’un Français. C’est ainsi qu’un mois plus tard Emile Rolland et sa famille s’embarquent pour l’Algérie et il fonde à Tizi Ouzou sa mission.

[9] Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises. Edition Bouchene, Edif 2000.

[10] Id.

[11] Id.

[12] Louis Bertrand, Devant l’islam, Edition Plon, 1926.

[13] Christophe Nouvel, La présence protestante en Algérie au temps de la colonisation française, Aix-en-Provence, 1985.

[14] Alain Mahé, Histoire Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises. Edition Bouchene, Edif 2000.

[15] Lionel, Kabylie du Djurdjura, 1982, in L’utilisation du fait berbère comme facteur dans l’Algérie coloniale, Actes du premier congrès d’études méditerranéennes, SNED, Alger.

[16] Espoir et parole, poèmes algériens recueillis par Denise Barrat, dessins de d’Abdallah Benateur, Paris, Ed Seghers, 1963.

[17] Marie-Louise, Taos Amrouche, Rue des Tambourins, La Table Ronde, Paris, 1960.

[18] Guita et Alfred Rolland, Un combat pour la foi, 70 ans de vie missionnaire évangélique à Tizi Ouzou, Crempigny, Mission Rolland, 1997.

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