« Dès les premières journées de travail, alors que les élèves sortent de l’école, Emile invite ceux qui passent devant la maison à s’asseoir sous le gros eucalyptus de la cour et leur explique pourquoi il est là ». Mohand Maoudj, est parmi ces élèves, davantage sensible aux propos du missionnaire, il l’écoute avec intérêt, et dès lors que le missionnaire prie en fermant ses yeux, étonné l’adolescent est pris d’un fou-rire, car chez les musulmans le regard ouvert est porté à l’Orient.
Le missionnaire le rappelle à l’ordre, il est réprimandé par le prosélyte qui l’avertit sévèrement : « Mon garçon, tu es perdu, si tu ne te convertis. Arrêté dans tes études, tu ne feras rien dans la vie ».
On imagine aisément l’effet d’une telle injonction sur un adolescent privé de la Loi du père, décédé dès sa petite enfance, Mohand vit dans le dénuement, et a sans doute été ébranlé par ce diktat quant à son avenir. On peut comprendre le trouble procuré en ces temps où l’« indigène » doit rester à sa place, ne pas dépasser les limites. « Influencé par Samuel », le fils du missionnaire, Mohand écrit : « j’ai conduit des camarades à la mission », jusqu’à créer « un club destiné à nous défendre contre les attaques », au nom de « Création Rollandisme ».
Sans doute a-t-il trouvé chez le missionnaire un père de substitution qui l’a conduit à sa conversion, quand on lit l’influence capitale qu’a exercé Emile Rolland chez cet orphelin tout au long de sa vie et qui nous laisse croire à une forte emprise :
« Le missionnaire Rolland m’a fait aimer l’esprit français. J’essaie de le faire aimer dans mon entourage » et d’insister « En somme la transformation actuelle de la société kabyle ou plutôt leur façon de penser est dû au travail acharné de tous les missionnaires et en particulier aux vieux », écrit-il dans son manuscrit : Mes hérésies.
Cet adolescent n’a pas échappé à la politique d’assimilation par l’école et par la religion mise en place par le missionnaire évangéliste Emile Rolland.
Kateb Yacine n’a-t-il pas écrit dans la préface de « Histoire de ma vie » de Fadhma Amrouche, convertie au catholicisme : « Trop de parâtres exclusifs ont écumé notre patrie, trop de prêtres de toute religions se sont donné pour mission de dénaturer notre peuple… en tarissant ses plus belles sources, en proscrivant sa langue et en lui arrachant jusqu’à ses orphelins. »
Trente ans plus tard, en 1939, Camus lors d’un reportage en Kabylie décrit « l’effroyable misère », offusqué et révolté par ce qu’il découvre, Camus se situe comme le porte-voix de ces « populations silencieuses, miséreuses et dominées »[19], se veut un lien entre les Kabyles et le pouvoir colonial. Une troisième voix s’élève…
À propos de sa rupture du jeune, La nuit du destin, nous lisons : « Le jour où j’ai réalisé la conversion c’était le 29ème jour du ramadan, j’ai jeûné jusqu’à ce jour quoiqu’adhérent spirituellement au christianisme. »
« Ma conversion fut considérée par mon entourage comme une folie. L’arme la plus redoutable de l’ennemi c’est l’exclusion de la famille, du clan, de la djemaâ. Être considéré comme un renégat, n’tourni, c’est je crois, la Croix la plus lourde que puisse porter un chrétien kabyle. »
« Je suis Kabyle et chrétien. Quel jeu d’équilibre. Mais après tout ce n’est pas pour plaire aux hommes. Puisque je leur déplais à tous… »
Nous proposons d’émettre une hypothèse, en s’imaginant renouer avec un passé mythique, à savoir une Kabylie chrétienne, Mohand Maoudj a sans doute pu pour un temps s’éloigner de l’idée qu’il avait trahi les siens, puisque l’idée répandue l’a convaincu qu’il renouait avec son passé chrétien effacé par l’arrivée de l’islam au 7ème siècle. Une manière pour sa conscience d’échapper au sentiment de trahison et pourtant à lire ses écrits, ils illustrent sa déchirure : « Incompris des Kabyles, suspecté des colons. C’est mon lot. »
De par son métier d’auxiliaire médical, il exerçait dans des centres médicaux dédiés tout spécialement aux indigènes : il représentait le médiateur entre le monde kabyle et le monde colonial : « Mon rôle est de servir de trait-d’union et d’adjoint au médecin au point de vue assistance médicale aux indigènes, les convaincre de la valeur thérapeutique de la médecine occidentale, de lutter contre les rebouteux, les déterminer à avoir confiance aux médecins et aux médicaments délivrés gratuitement par l’Etat. Gagner leur confiance ! En affirmant mes convictions chrétiennes. Cela tient du miracle si j’arrivais à un résultat. Et pourtant les promesses de Dieu s’accompliront. En effet le résultat n’a pas tardé à se faire sentir. »
En écho des années plus tard, Jean Amrouche écrivait en 1943 en fondant la revue l’Arche : « Je suis le pont, l’Arche qui fait communiquer deux mondes mais sur lequel on marche et que, l’on piétine, que l’on foule, je le resterai jusqu’à la fin des fins. C’est mon destin. »[20]
Le destin de Mohand Maoudj, bien des années après, rejoint celui des Amrouche, les mêmes déchirements, les mêmes incompréhensions, les mêmes mises au banc des accusés, des traitres pour les Algériens et pour les Français, ils n’étaient que des Français d’occasion.
Chacun d’entre eux, avec leurs mots, pour les Amrouche leurs publications sont publiées et inscrites dans cette Algérie soumise et dévoilent la problématique de ceux que l’on nommait m’tournis, (arabisationdu verbe tourner ; littéralement « celui qui a tourné »), équivalent à celui de renégat, implicitement assimilé au traître, renégats pour la société kabyle et intrus pour la société coloniale et française. Statut toujours d’actualité pour leurs héritiers des deux côtés de la Méditerranée.
Nous avons accédé aux Archives à Paris et consulté le dossier de naturalisation de Celui qui s’est défait des siens. Né le 4 avril 1892, il a été admis à jouir des droits de citoyen français (Senatus consulte du 14 juillet 1865) dont l’objet : acquisition de la nationalité française par décret, et malgré son entrée dans la citoyenneté française, toujours relégué à l’infirmerie indigène de Boghni ! Il n’était que décrété !
À la lecture de cette demande, quelle n’a pas été notre surprise de lire que ses parents étaient de « Nationalité kabyle », de fait le pouvoir colonial reconnaissait une nation kabyle dans une Algérie Arabo-Berbère et quant à celui qui sollicitait la naturalisation française, sa situation juridique était indigène. Il y a des paradoxes dans le traitement des autochtones pour le moins surprenant, de quoi dynamiter les identités les plus sereines !
Que nous soit pardonné le désir de partager l’émotion éprouvée lors de la découverte de l’acte de mariage du couple converti et naturalisé signé par un certain Ludovic Ettori, administrateur adjoint de la commune mixte de Dra El Mizan, officier de l’état-civil délégué le 17 novembre 1914, comme un clin d’œil à la suite de l’histoire…
Pour terminer mon propos, bien qu’il y ait encore beaucoup à dire…
[19] Albert Camus, publie du 5 au 15 juin 1939 onze articles intitulés Misère de Kabylie dans le quotidien Alger Républicain.
[20] L’Arche, revue littéraire française créée à Alger en 1944 par le poète et journaliste Jean Amrouche avec Jacques Lassaigne sous le patronage d’André Gide. La revue est éditée par l’éditeur Edmond Charlot grand éditeur d’Alger.