L’ENSEIGNEMENT MUTUEL
Extrait du rapport fait par M. le Préfet de la Corse au Conseil Général du département, dans sa session du mois de septembre 1821.
Nous donnons entre crochets […] quelques éclaircissements indispensables.
N.B. M. le Préfet m’ayant prié de lui donner des notes sur l’instruction publique, je lui envoyai l’article suivant qu’il a inséré dans son rapport au Conseil général avec des changements que j’aurai soin d’indiquer. Ce rapport a été envoyé au ministère et doit être livré à l’impression. Ce qui a été conservé de mon article et ce qui en a été retranché m’a paru également propre à devenir le sujet de plusieurs observations importantes, qui ne sont point étrangères aux grandes questions qu’on agite en ce moment et qui ont pour objet la civilisation de la Corse.
Instruction publique
Je vais parcourir les différentes branches de l’instruction publique, et marquer soit les améliorations qu’elles ont reçues, soit les tentatives qu’on a faites pour les améliorer, depuis votre dernière session.
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Instruction primaire
Une nouvelle école chrétienne a été établie à Sartène : voilà le seul progrès que l’instruction primaire ait fait dans l’espace d’un an. Quelques personnes, impatientes qu’on établisse un enseignement supérieur dans un pays où l’enseignement inférieur est encore à créer ont paru croire que les cinq écoles des frères et les deux écoles d’enseignement mutuel qui existent aujourd’hui suffisaient à la Corse. Elles suffisent tout au plus aux cinq communes où elles sont placées, à une population de 21.000 âmes. Mais les autres communes, au nombre de 150.000 âmes, ont-elles cessé de faire partie de la Corse ? (1) Ne réduisons pas tout un département à la commune que nous habitons ; car ce serait réduire le patriotisme à l’égoïsme (2). Or dans quel état se trouve l’instruction primaire dans les huit-neuvièmes de la Corse ? Je puis vous le dire d’après une statistique qui m’a été faite avec beaucoup de soin, et dont le travail borné à un seul objet, a exigé plus d’un an, tant il est difficile non seulement d’améliorer ce pays, mais même de le connaître. Et cependant il faut commencer par le bien connaître afin de pouvoir l’améliorer (3).
Le nombre total des écoles de la Corse, outre les sept dont je viens de parler, s’élève à trois cent trente six, mais dans ce nombre il n’y a tout au plus que trente huit écoles véritablement primaires. Toutes les autres sont ou des écoles de latin ou des écoles mixtes dans lesquelles tous les genres d’enseignement sont confondus. Les écoles de latin, parmi lesquelles il faut comprendre les écoles mixtes, dont les élèves apprennent tous ou presque cette langue, sont au nombre de deux cent quatre vingt dix huit. Ce sont là des proportions inverses de celles qu’on observe sur le continent de la France où l’on trouve vingt écoles primaires pour une école de latin. La raison en est simple : c’est que la connaissance du latin n’est nécessaire qu’à un petit nombre d’individus, et que l’instruction primaire est nécessaire à tous. Examinez maintenant, Messieurs, en administrateurs, les effets qui résultent de ce nombre prodigieux d’écoles consacrées à un genre d’enseignement auquel les deux collèges suffiraient. Voyez les classes inférieures de la société poussées par la nature même de leurs études vers les hautes professions d’où la naissance et la fortune les excluaient, abandonner les arts qui réclamaient leurs bras et qui sont la véritable source de la prospérité d’un pays, et vous apercevrez peut-être là une des principales causes de la misère de cette île. Portez vos regards plus loin, et dans ces études relevées qui contrastent avec l’humble condition de la plupart de ceux qui s’y livrent, vous découvrirez l’origine de ces ambitions inquiètes et remuantes qui troublent si souvent la tranquillité des états
Il n’en est pas de même de l’instruction primaire. Celle-ci, bornée aux connaissances nécessaires au pauvre comme au riche, au premier surtout pour n’être point l’esclave du second, ni le client trop obséquieux d’un patron trop exigeant (4), n’excite aucune ambition dangereuse. Elle ne déplace point les individus, elle ne confond point les rangs de la société. Elle ne fait que placer l’homme au-dessus de la brute, le citoyen au-dessus du serf. Serait-ce élever trop haut la dignité du chrétien ? Mais en même temps qu’elle éclaire la raison sans l’éblouir, elle ouvre le cœur à toutes les vertus qui dérive de l’habitude du travail, de l’ordre, de la soumission, des instructions et des pratiques religieuses. Ceci n’est pas une simple théorie. Comparez l’enfant privé de cette première instruction à celui qui la reçoit, et si vous voulez une expérience plus décisive parce qu’elle a été faite en plus grand, jetez les yeux autour de vous, et comparez ce qu’était il y a seize ans l’exemple de cette ville à ce qu’elle est aujourd’hui. Tous les habitants vous diront d’une commune voix que cette grande et heureuse évolution est l’ouvrage d’une seule mais excellente école primaire, et qu’elle s’étend et se développe de plus en plus à l’aide d’une nouvelle école digne de rivaliser sous tous les rapports avec son aînée [il s’agit de l’école des frères ouverte en 1806 grâce au legs du cardinal Fesch et de l’école mutuelle inaugurée par Mourre en 1820].
Telle est la force et la puissance de cette première instruction, quand elle est ce qu’elle doit être, que par elle et par elle seule on peut régénérer tout un peuple. Mais que peuvent ces trente huit écoles disséminées dans l’intérieur de l’île ? Impuissantes par leur petit nombre, elles le sont bien plus encore par la nature de leur enseignement. Qu’est-ce que en effet que trente huit écoles de lecture et d’écriture en italien dans un département de France ? Il suit de là qu’à proprement parler, l’instruction primaire n’existe point en Corse, et qu’il faut la créer. C’est ici, Messieurs, que je réclame toute votre attention.
La question qui nous occupe n’est pas simplement une question littéraire : c’est encore pour ce pays une question d’économie politique, de haute administration. Quand on propose de créer dans cette île l’instruction primaire, on propose en d’autres termes d’y créer l’agriculture, l’industrie, tous les arts de la civilisation. Cette opinion qui a l’air d’un paradoxe n’est pourtant qu’une vérité bien facile à démontrer.
Il y a parmi les causes qui s’opposent à la prospérité de ce pays, une cause première qu’il faut savoir démêler : c’est ce terrible préjugé, cette funeste passion de la vengeance. Faut-il s’étonner que l’agriculture, que l’industrie ne fassent aucun progrès là où il n’existe aucune sûreté ni pour les propriétés ni pour les personnes. Tous les moyens employés depuis 50 ans pour établir cette sûreté n’ont eu qu’un succès éphémère, parce que l’on s’est toujours borné à attaquer le mal dans ses effets, sans jamais remonter à la cause. Or, comment détruire cette cause ? Comment détruire des préjugés, des passions, si ce n’est par des lumières, par des vertus ? Si ce n’est par l’instruction publique, destinée à répandre les unes et les autres ? Si ce n’est surtout par l’instruction primaire qui embrasse le premier âge et pénètre toute la masse d’un peuple ? (5) Par cette instruction dirigée toute entière vers ce but ? Revêtue et comme armée de la morale et des lois (6) et distribuée sur tous les points de cette île par des maîtres choisis avec soin et formés dans ce grand dessein ? (7)
Ces hautes considérations nous ramènent avec plus de force au projet qui vous fut communiqué l’année dernière et auquel vous regrettâtes de ne pouvoir consacrer les fonds nécessaires. (8)
J’ai levé cette difficulté (9) en prenant cette année sur les fonds disponibles, la somme demandée (10), en la votant, vous joindrez vos vœux aux miens, à ceux de la députation de la Corse, à ceux du Conseil Royal de l’Instruction publique. Vous entrerez dans les vues du gouvernement qui a déclaré (ce sont ses propres expressions) que l’instruction primaire était le plus sûr moyen de hâter la civilisation de cette île (11) et vous satisferez au besoin le plus urgent de cette population qui, par l’organe des comités cantonaux, réclame de toutes parts de bonnes écoles primaires.
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Collèges (12)
Les deux collèges de la Corse, après avoir été sauvés en 1818 [allusion à la première mission de Mourre] ont fait d’année en année, par les règlements qui leur ont été donnés et par la protection constante de l’administration supérieure, des progrès sensibles qui ont frappé tous les esprits, mais on ne doit pas espérer qu’ils en fassent de nouveaux. Ils sont aujourd’hui tout ce qu’ils peuvent être, c’est-à-dire des collèges très médiocres. Il existe dans leur organisation (13) des vices qui s’opposent à toute amélioration ultérieure et qui ne peuvent être corrigés que par des moyens qui ne sont pas à la disposition de l’Université.
Ces vices sont :
1°) le nombre insuffisant des chaires,
2°) la réunion de fonctions qui de leur nature sont incompatibles.
Il n’existe dans le collège de Bastia que quatre chaires et dans celui d’Ajaccio que trois dans le cours d’études qui en exige six, de là la nécessité de doubler les classes, ce qui nuit infiniment aux études… Un seul régent chargé à la fois du cours de philosophie et de celui de mathématiques est rarement en état et n’a pas le temps d’enseigner avec succès ces deux sciences. Les fonctions de principal deviennent nulles quand elles sont jointes à celles de régent : d’un côté la surveillance est impossible, de l’autre l’autorité est sans force. Malgré le zèle de leurs fonctionnaires des collèges aussi mal organisés ne peuvent jamais être de bons collèges.
Pour les améliorer on a proposé de leur donner une nouvelle et plus large organisation. La base de ce projet consiste dans l’admission à l’école normale particulière de Marseille de jeunes Corses destinés à remplir, après leur cours d’études, les places nouvelles ou vacantes dans les deux établissements.
L’exécution de ce projet exige que le gouvernement joigne ses secours à ceux des deux communes. On s’est prévalu à cet égard de ce qui avait été fait par le gouvernement de Louis XVI pour le collège de Bastia, et de ce qui avait été décrété par le gouvernement impérial pour le collège d’Ajaccio.
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Haut enseignement
Le système entier de l’enseignement se compose de l’instruction primaire, de l’instruction secondaire ou collèges, et de l’instruction spéciale ou facultés. Vous avez vu, Messieurs, que la première n’existait point en Corse et que la seconde y était très défectueuse. Vous en conclurez nécessairement que le moment d’établir la troisième n’est pas encore venu. Mais il dépend de vous de le hâter en secondant les projets dont l’exécution doit précéder et préparer cet établissement. Les diverses écoles s’appuient les unes sur les autres comme les étages d’un édifice. Que dirait-on d’un architecte qui voudrait en poser le faîte avant d’en avoir jeté les fondements ? Laissons faire les architectes de l’instruction publique. Contentons-nous d’examiner leurs plans ou plutôt leurs devis et empressons-nous de leur fournir tous les fonds nécessaires. (14)