COMMENTAIRES PORTES PAR MOURRE
Observations
(1) : C’est la réponse à ce qui avait été dit l’année dernière dans le conseil général et qui fut même consigné dans les procès-verbaux de ses séances, ce qui n’a pas empêché qu’on n’ait redit cette année les mêmes choses.
(2) : La plupart des membres du conseil général ont été pris dans ces cinq communes : Ajaccio, Bastia, Corte, Calvi et Sartène qui sont aujourd’hui pourvues de bonnes écoles. Or, comme il n’existe aucune relation de commerce ni même aucune communication facile entre les différentes communes de la Corse, elles demeurent étrangères les unes aux autres, rivales et souvent ennemies. Point d’’ntérêt général et par conséquent point d’esprit public. Le patrimoine des Corses, tant vanté par eux, n’est qu’un prodigieux sentiment d’orgueil qui se réduit également à l’égoïsme.
(3) : les Corses ne connaissent ni leur pays, ni eux-mêmes, ce qui est prouvé par tous les discours, tous les écrits. Cette ignorance leur est commune avec tous les peuples qui demeurent concentrés chez eux et se répandant peu au dehors, ne peuvent point se comparer avec les autres. Quant aux Corses qui, ayant habité le Continent, n’ont pourtant publié sur la Corse que des fictions, il faut croire que par un sentiment de convenance ou de prudence, ou par d’autres motifs particuliers, ils ont voulu exprimer l’opinion de leurs concitoyens plutôt que la leur. Je rapporterai au sujet du plus récent de ces écrits ce mot très remarquable dans la bouche d’un Corse : « Un malade agit contre ses intérêts. Lorsqu’au lieu de faire connaître sa maladie au médecin, il s’efforce de la lui déguiser. » Il doit paraître bien plus étonnant qu’après plus d’un demi-siècle, le gouvernement ne connaisse pas encore la Corse, comme cela est démontré par plusieurs de ses actes et par ces commissions auxquelles il demande des renseignements et des projets ; mais cette ignorance peut encore s’expliquer. Le moral et le physique de la Corse sont dessinés à si grands traits et présentent un aspect si particulier qu’il est aisé à un étranger de s’en former en peu de temps une idée générale et juste. Mais cette idée générale qui suffit au simple observateur est loin de suffire à l’administrateur qui a besoin de documents très détaillés et très exacts sur les hommes et sur les choses, ainsi que sur les diverses localités. Or ces documents manquent à l’administration dont les chefs ne peuvent guère se les procurer par eux-mêmes dans un pays si difficile à parcourir, et peuvent encore moins les obtenir avec quelque exactitude des habitants pleins de préjugés et de passions. Si donc l’administration locale ne connaît pas assez bien la Corse, il n’est pas étonnant que le gouvernement, placé à trois cents lieues, n’en ait pas une connaissance suffisante. De là son hésitation perpétuelle, qu’augmente encore l’opposition constante qui règne entre les rapports de ses agents et ceux des Corses. De là la continuelle fluctuation entre l’opinion des uns et des autres et la versatilité de la politique à l’égard de ce pays. Pour éclairer à la fois le gouvernement, l’administration et les Corses il n’y aurait qu’un seul moyen. Ce serait de faire une bonne statistique de cette île, travail long, difficile, dispendieux, mais tellement indispensable qu’on peut assurer que jusque-là la Corse sera mal gouvernée. C’est ce qu’on a voulu insinuer dans cette phrase supprimée je ne sais pourquoi.
(4) : Il faut savoir ce qu’est le patronage en Corse. Partout où réside une autorité quelconque, elle est investie de patrons qui s’engagent à faire réussir par leurs intrigues auprès de cette autorité, les prétentions de leurs clients, justes ou injustes. Et de leur côté, les clients s’engagent à prêter leurs bras pour venger les injures de leurs patrons. Les effets de ce patronage sont, d’une part, de tromper, de corrompre, d’égarer les autorités qui manquent de lumières, d’équité ou de fermeté, et de l’autre, de peupler la Corse de sicaires. Ce patronage s’étend jusqu’à Paris et c’est là que sont les grands patrons qui assiègent toutes les administrations, se glissent dans tous les bureaux, surprennent le secret de toutes les affaires, donnent de faux renseignements, dictent les réponses qu’ils font connaître dans le pays avant même qu’elles y soient officiellement parvenues, et par là contrarient, décréditent, découragent et finissent même par chasser les administrateurs locaux qui ne leur conviennent pas. Cela nous étonne, nous autres Français qui avons toujours peine à comprendre tout ce qui ne ressemble point à nos mœurs. Le ministère croit sans doute gouverner la Corse ; elle n’est réellement gouvernée que par les Corses, et l’on en voit les effets. Il est aisé de voir que l’instruction primaire, en répandant les lumières parmi les dernières classes du peuple, tendrait à détruire, au moins dans le pays, ce funeste patronage fondé d’une part sur l’ignorance et de l’autre sur l’amour de la domination. Mais voilà justement pourquoi les patrons s’opposent aux progrès de cette instruction populaire et ne veulent qu’un haut enseignement.
(5) : Il y a ici deux idées bien importantes :
1°) La vengeance considérée comme la cause première de la barbarie de la Corse ;
2°) l’instruction primaire considérée comme le plus sûr moyen de civiliser le pays.
La seconde de ces idées est la conséquence nécessaire de la première. Qu’on lise tout ce qui a été imprimé sur la Corse ; qu’on fouille dans tous les manuscrits, dans toutes les archives, on ne trouvera nulle part ces deux grandes vérités. Elles sont tout à fait nouvelles pour les Corses, pour l’administration, pour le gouvernement. Il est vrai que la seconde a été énoncée en 1819 dans une lettre ministérielle, mais outre qu’elle a été depuis oubliée ou méconnue, il ne paraît pas que ses rapports avec la première aient jamais été aperçus. Or ce sont ces rapports qui en font toute l’importance, parce qu’ils en donnent l’intelligence et qu’ils en déterminent l’application. Présentée isolément ce n’est plus qu’une maxime, triviale autant que stérile, sur le pouvoir moral de l’instruction publique considérée telle qu’elle devrait être, ou une méprise si on attribue ce pouvoir à l’instruction telle qu’elle est. L’administration, toute renfermée dans des intérêts matériels, ne s’était jamais élevée en Corse à la contemplation de ces grandes vérités morales. Quant aux Corses il leur était impossible, par la nature de leurs opinions et de leurs mœurs, de les découvrir, et il leur sera longtemps encore difficile de les comprendre. Il y a donc de la part de l’administration un triple mérite à les présenter au gouvernement, à avoir osé les révéler aux Corses. Que le gouvernement les admette et la civilisation de cette île est assurée.
(6) : Civiliser la Corse par l’instruction publique, grande et belle pensée ! Mais il faut en comprendre toute l’étendue. Civiliser la Corse, c’est y établir de manière durable la sûreté des personnes et des propriétés ; c’est arrêter à jamais le cours des attentats contre cette double sûreté. C’est par conséquent détruire le préjugé, le point d’honneur général de la vengeance, source unique et féconde de ces attentats. Il est évident qu’il n’y a que l’instruction publique qui puisse produire cet effet, mais comment ? Sera-ce par du latin, par du grec, par des mathématiques, par ce que les sciences et les lettres ont de plus relevé ? Etrange vérité ! l’instruction publique telle qu’elle existe chez les nations les plus civilisées est incapable de civiliser un peuple barbare. C’est que le produit de la plus haute civilisation n’en renferme pas le principe. Pour rendre à l’instruction publique ce pouvoir merveilleux qu’elle a reçu jadis des premiers précepteurs du genre humain, il faut la ramener à ce qu’elle était dans son enfance, dans son apparente imperfection, lorsque renfermée dans la connaissance de la morale, de la religion, des lois, elle arrêtait les assassinats, donnait des murs aux villes, des bornes aux champs, des mœurs aux hommes. Voilà ce qu’elle doit être en Corse, si l’on veut qu’elle y produise les mêmes effets.
(7) : Pour civiliser la Corse par l’instruction, la première condition est d’y créer une instruction spéciale ; la seconde, d’y créer des instituteurs. M. le Duc Decazes, peu de temps avant sa retraite du ministère, offrit au préfet de cette île d’y envoyer des instituteurs du continent. Il est étonnant qu’on ne se soit point empressé d’accepter cette offre. C’était là une excellente idée. Aujourd’hui on n’oserait pas demander au gouvernement ce que dans un autre temps il a lui-même proposé. On sera donc réduit à prendre dans le pays les hommes destinés à le civiliser, c’est-à-dire qu’il faudra les créer. On voit que l’expression n’est pas exagérée. Si l’institution la plus forte qui existe, celle des frères de la doctrine chrétienne, a échoué dans ce projet, on sent combien l’exécution en doit être difficile. Et cependant tout dépend de cette opération. C’est au chef de l’instruction publique en Corse à prendre tous les moyens nécessaires pour en assurer le succès. Il faudra d’abord qu’il apporte des précautions infinies dans l’admission des élèves-maîtres ; qu’il les prenne à un âge où les opinions et les inclinations ne sont pas encore entièrement décidées ; qu’il les choisisse parmi les jeunes gens les moins portés par la nature de leur esprit et de leur caractère aux vices et aux préjugés du pays ; qu’il donne la préférence aux fils de Français ou aux Corses qui ont habité la France. Cela fait, il faudra qu’il les fasse élever, pendant un an, sous ses yeux, dans l’école instituée dans ce dessein ; que non seulement il assiste fréquemment à leurs exercices, mais qu’il les appelle chaque jour auprès de lui et que dans une conférence d’une heure au moins, il s’attache particulièrement à perfectionner leur éducation morale et religieuse, en les pénétrant de ces grandes vérités qui de tout temps furent le principe de la civilisation des peuples et d’où dépend essentiellement celle de la Corse. C’est ainsi qu’a été choisi et formé le directeur de l’école mutuelle d’Ajaccio ; c’est ainsi qu’a été choisi et que commence à se former un élève-maître admis depuis deux mois dans cette école ; c’est ainsi que devront être choisis et formés tous les maîtres des trente école qu’on propose d’établir, et ce n’est, nous le répétons, qu’en unissant cette double condition d’un enseignement approprié à la Corse et d’instituteurs appropriés à cet enseignement que l’instruction primaire deviendra en effet le plus sûr moyen de civiliser cette île.
(8) : On a vu cette année combien les regrets du conseil général étaient sincères. Il avait du moins une excuse : cette dépense avait été portée dans le projet de budget hors des limites du crédit et cependant M. le préfet avait fort approuvé le projet. Je ne me charge pas d’expliquer cette inconséquence.
(9) J’admire qu’on ait consenti à faire cet aveu.
(10) On a substitué « une partie de la somme demandée ». On a vu comment la chose s’est faite (voir ma lettre au conseil royal du 24 septembre 1821).
(11) : Le gouvernement a fait cette déclaration il y a environ deux ans, en ajoutant qu’il procurerait pour cet objet tous les fonds nécessaires (Voir les deux lettres de Son Exc. le ministre de l’intérieur du 9 novembre 1819 adressées l’une à la commission de l’instruction publique et l’autre au préfet de la Corse). Depuis ce temps il a donné lieu de croire que ses opinions et ses intentions n’étaient plus les mêmes. C’est là la principale cause de toutes les difficultés qui m’entourent et qui, malgré tous mes efforts, doivent nécessairement faire échouer ma mission.
(12) : Cet article, extrait du projet d’amélioration des collèges de la Corse qui a été adressé au Conseil royal le 23 juillet dernier, avait ici le double but d’appeler l’attention du ministère sur ce projet et de démentir ce qui avait été dit l’année dernière dans le conseil général par les partisans exclusifs du haut enseignement, savoir : que l’instruction secondaire avait reçu, ainsi que l’instruction primaire, de suffisantes améliorations, on aurait pu réduire la réponse à ce seul fait : de tous les jeunes Corses qui depuis quelques années sont allés étudier le droit à Aix, il n’y en a peut-être pas un seul qui eût obtenu le grade de bachelier ès-lettres, si la commission de Marseille n’avait usé à leur égard de beaucoup d’indulgence, d’après les représentations qui lui ont été faites sur l’imperfection des études dans les collèges de la Corse.
(13) : Dans l’exposition des motifs de mon projet, j’ai parlé aussi de la composition vicieuse des deux collèges, mais cette observation eût été déplacée dans un rapport du préfet au conseil général.
(14) : Cet article était la conséquence nécessaire et le but évident des deux articles précédents. Il a été supprimé et l’on y a substitué des considérations tout opposées qui tendent à représenter le haut enseignement comme le besoin le plus urgent et le vœu le plus général des Corses, ce qui ne s’accorde ni avec ce qui précède ni avec la vérité. Il serait superflu de prouver la fausseté de la première de ces propositions. Quant à la seconde elle est démentie par ce fait : tous les comités cantonaux demandent avec instance de bonnes écoles primaires ; le même vœu a été exprimé cette année par tous les conseils d’arrondissements, excepté celui de Corté qui ne rêve que de son université, et ceci est très remarquable parce qu’il n’y a pas un an que personne en Corse n’appréciait l’importance de ces écoles dont le nom même était inconnu. Pourquoi ne pas profiter de cette conquête obtenue par de grands efforts sur l’opinion publique ? Pourquoi ne pas exposer avec candeur l’état actuel de cette opinion ? Mais, et l’on en a fait l’aveu, on a craint de choquer les meneurs du conseil général qui sont précisément des hommes de Corté, et deux autres membres qui aspirent aux places de l’enseignement supérieur. Or, pour qui connaît la Corse, cette crainte de blesser les intérêts particuliers dans un pays où ce n’est qu’en les brisant qu’on peut faire le bien est dans l’autorité le symptôme de la ruine prochaine et le présage d’une anarchie imminente. Cette crainte, sans vouloir en chercher d’autres causes, résulte de l’affaiblissement réel que l’autorité administrative a éprouvé par la nouvelle organisation des pouvoirs, et plus encore de l’opinion exagérée qu’elle a de sa faiblesse. Par contre-coup l’autorité universitaire se trouve également affaiblie, car dans la position particulière où elle est placée dans ce pays, ayant besoin de s’appuyer continuellement sur l’autorité administrative, elle n’y trouve plus depuis quelque temps qu’incertitude, hésitation, mollesse, lors même qu’elle y trouve de la bonne volonté !
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