Voici un document brut, l’un des tableaux de lecture que Mourre avait rédigés à l’intention des écoles primaires de la Corse, pour y répandre à la fois l’usage de la langue française et ce qu’il appelait « la civilisation » dans ses commentaires :
« J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint 9 nouveaux tableaux de lecture destinés aux écoles d’enseignement mutuel de la Corse. Ils sont tirés du Code civil et du Code pénal.
TABLEAU N°3: DISPOSITIONS EXTRAITES DU CODE PENAL
Article 12: Tout condamné à mort aura la tête tranchée.
Article 15: Les hommes condamnés aux travaux forcés seront employés aux travaux les plus pénibles: ils traîneront à leurs pieds un boulet ou seront attachés deux à deux.
Article 17: La peine de la déportation consistera à être transporté et à demeurer à perpétuité dans un lieu déterminé par le gouvernement hors du territoire continental de la France.
Article 19: La condamnation à la peine des travaux forcés sera prononcée pour 5 ans au moins et 20 ans au plus.
Article 20: Quiconque aura été condamné à la peine des travaux forcés à perpétuité sera flétri sur la place publique par l’application d’une empreinte avec un fer brûlant sur l’épaule droite.
Article 21: Tout individu de l’un ou l’autre sexe condamné à la peine de réclusion sera renfermé dans une maison de force. La durée de cette peine sera au moins de 5 années et de 10 au plus ».
Ce serait, en d’autres pays, une bien triste et bien fausse conception que d’entreprendre de noircir et d’effrayer l’esprit des enfants par les images de peines et de supplices dans la vue de les détourner de peines et de délits dont souvent ils n’ont pas même l’idée, pour lesquels ils ont encore moins d’inclination, et dont on peut croire qu’ils seront suffisamment préservés par la suite par l’influence des mœurs domestiques et de l’opinion publique, par la honte et l’horreur qu’y attachent tous les peuples civilisés. Il y aurait même quelque chose d’immoral à porter atteinte à cette heureuse ignorance du vice qui est la vertu de cet âge, mais en Corse, où les plus grands crimes sont autorisés, légitimés par d’affreux préjugés où les enfants, dès leur naissance, en puisant des leçons et des exemples dans leurs familles, où par une dépravation anticipée ils se plaisent à en manier, à en porter sur eux les odieux instruments en attendant d’avoir la force de s’en servir, où aucune voix ne s’élève, pas même celle de la religion, pour les garantir des impressions funestes qu’ils en reçoivent de toutes parts, il semble qu’on ne saurait trop leur donner l’utile connaissance, et leur inspirer la crainte des lois qui les punissent. C’est une triste morale que celle d’un code pénal, que celle qui se fait entendre du haut d’un échafaud, mais une telle morale convient à de telles mœurs.
J’ai extrait du Code pénal les dispositions relatives aux crimes et aux délits qui se commettent le plus fréquemment en Corse contre les personnes et les propriétés. Ces crimes et ces délits ont presque tous leur source dans un sentiment de vengeance. Le Corse se venge de son ennemi en le tuant ou en dévastant ses biens. C’est là la véritable cause de l’état de barbarie dans lequel se trouve ce pays où l’agriculture est encore dans l’enfance, où il n’existe aucune espèce d’industrie, car comme il n’y a point d’habitants qui n’ait des ennemis déclarés, ou qui ne craigne d’avoir des ennemis secrets, il n’y en a point aussi qui ne crût livrer à leur ressentiment sa fortune, en l’employant à des entreprises agricoles ou industrielles, et sa vie, en habitant sur ses propriétés rurales ou même en y allant sans être armé ou accompagné.
Les Corses qui aiment mieux accuser toute autre cause que leurs mœurs du peu de progrès de l’agriculture et de l’industrie parmi eux l’attribuent tantôt au manque de population, tantôt à la cherté de la main-d’œuvre et tantôt au peu de fortune des particuliers. Ils confondent les effets avec les causes, faute de remonter à la cause première qui leur en ferait voir le véritable enchaînement.
Et comment pourraient-ils avouer ou même soupçonner que leurs mœurs dont ils s’honorent soient la cause de l’état honteux de barbarie où ils se trouvent? Leurs préjugés n’ont pas seulement dépravé leur raison, ils ont corrompu jusqu’à leur langue. C’est un peuple qui, par les idées les plus communes du juste et de l’injuste, comme par les mots qui les représentent, ne peut plus s’entendre avec les autres. Ce que nous appelons vol à main armée, que le voleur ait fait ou non usage de ses armes, ils l’appellent assassinat, assassinamento; ce que nous nommons assassinat, ils l’appellent vendetta; l’incendie, la dévastation des propriétés est un autre genre de vendetta; et ce nom appliqué aux plus grands crimes suffit pour les justifier.
Les jeunes Corses apprendront dans le code pénal à nommer, à définir, à détester les crimes ; ils y puiseront un autre langage, d’autres opinions, une autre conscience… »
Archives nationales, CARAN, F179368
Ministère des Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique
(Bureau des collèges communaux)
Paris le… Février 1825
Réponse
Monsieur le Préfet,
J’ai reçu le rapport que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser sur l’état de l’Instruction publique dans l’île de Corse ; je vous remercie, Monsieur, des détails dans lesquels vous entrez. Ils sont une nouvelle preuve du zèle qui vous anime pour les progrès des bonnes études, et je ne puis que vous inviter à concourir par vos lumières au développement de l’enseignement public dans cette partie du Royaume soumise à votre administration.
Toutefois, Monsieur le Préfet, les mesures que vous présentez pour le développement des études, me paraissent les unes impraticables et les autres sujettes à de graves objections. En effet, comment transplanter dans l’intérieur du Royaume les professeurs qui sont employés dans les collèges de la Corse, et les remplacer par d’autres fonctionnaires nés en France. Il serait impossible de les maintenir dans leurs nouveaux emplois. La différence de la langue maternelle est un obstacle insurmontable, et dans la supposition même que tous ces régents parleraient le français aussi purement que les indigènes, leur accent natal s’opposerait encore à ce qu’ils pussent remplir leurs fonctions avec succès ; les uns enseigneraient à leurs élèves une prononciation vicieuse, et d’autres, en cherchant à épurer leur manière de parler deviendraient pour les enfants un sujet de raillerie.
L’expérience des années l’a prouvé. Il a fallu renoncer à faire passer dans le nord les professeurs nés dans le midi de la France et qui avaient conservé leur accent ; et cependant les différences sont beaucoup moins grandes, qu’entre des Français originaires et des Corses dont la langue naturelle est l’italien.
Il n’y aurait pas moins de difficultés à envoyer en Corse des régents nés en France. Bien que l’Ile de Corse fasse partie intégrante du Royaume, on est accoutumé à la considérer comme un pays étranger ; aux yeux de la multitude, c’est plutôt une province italienne qu’un département français ; et les régents désignés pour se rendre dans les collèges regarderaient leur nomination comme un exil et n’accepteraient pas leurs emplois. Il est fort douteux encore que des Français puissent obtenir de véritables succès auprès des Corses ; il y a lieu de croire qu’ils seraient vus de mauvais œil. En attendant qu’il soit possible de combiner des dispositions qui puissent combiner les intérêts et les préjugés nationaux, je vous invite, Monsieur le Préfet, à vouloir bien vous concerter avec M. l’Inspecteur chargé des fonctions rectorales, ainsi qu’avec l’autorité ecclésiastique pour le choix des sujets qui offrent le plus de garanties, et mettre à exécution le projet que vous proposez pour l’organisation des deux Collèges de la Corse.
(…)
Signé : Le Ministre Secrétaire d’Etat du Département des Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique