La micro-commémoration

Art, Histoire et mémoire : le cas du projet Paoli-Napoléon

« On n’est pas encore habitué à parler de la mémoire d’un groupe, même par métaphore[1]», annonçait Maurice Halbwachs en 1950[2] dans La mémoire collective. La question mémorielle était à l’époque, il est vrai, centrée sur l’unité nationale et la commémoration des deux Guerres Mondiales.

Ce n’est qu’aux environs des années 1970 que le domaine des sciences sociales s’empare durablement de la notion de mémoire, grâce aux travaux pionniers d’historiens et d’anthropologues comme Pierre Nora, Philippe Joutard ou Roger Bastide.

Au tournant du XXIe siècle, la question mémorielle devient un sujet brûlant. Chaque groupe revendique un droit à la mémoire, donnant ainsi lieu à ce que la sociologue Sarah Gensburger qualifie de « memory boom[3]». Ce dernier se caractérise par l’omniprésence de revendications mémorielles et par la multiplication des cérémonies commémoratives.

Pourtant, la commémoration traditionnelle, exprimée via le discours, la pose de plaques et l’inauguration de statues, apparaît aujourd’hui à bout de souffle. Son langage devient inaudible et la conduit vers l’indifférence. Elle se retrouve dans l’incapacité de répondre aux attentes, variées ou opposées, des différents groupes.

Dans une dimension culturelle et artistique, ce propos, qui s’inscrit dans le cadre du projet Paoli-Napoléon mené par l’Université de Corse, suggérera une alternative à la pratique commémorative traditionnelle à travers le prisme de la « micro-histoire[4]».

I) De la commémoration traditionnelle à la micro-commémoration participative

A) Jalons pour une origine de la pratique commémorative

Les origines du mot commémoration semblent remonter au XIIIe siècle. Selon Bernard Cottret et Lauric Hanneton « le mot latin commemoratio est attesté au Moyen Âge pour désigner l’évocation des défunts, en particulier des saints, dont on convoque la mémoire lors de jours prescrits[5] ». La pratique commémorative est toutefois plus ancienne et semble avoir été pratiquée depuis des temps immémoriaux : « Partout et toujours les sociétés humaines ont possédé une mémoire collective et l’ont entretenue par des rites, des cérémonies, voire des politiques[6]».Bien avant Bossuet, dès l’antiquité, des oraisons funèbres étaient prononcées pour accompagner les décès. « Traditionnellement, dans le monde occidental, les rites et les monuments funéraires célébraient la transcendance chrétienne[7] ». A partir de la Renaissance, la commémoration « constitue en Europe une dimension privilégiée des politiques d’unifications culturelles (…)[et] désigne l’ensemble des dispositifs servant à fixer le mémorable dans une communauté ou une institution[8]».  La Révolution française d’abord, puis l’avènement de la troisième République plus tard, vont totalement bouleverser le schéma commémoratif monarchique et religieux, établi de longue date. Il ne sera désormais plus question de garder en mémoire les actions et l’ascendance d’une seule personne, le roi, mais bien de commémorer le peuple dans sa globalité en tant que nouveau souverain. Le symbole de la réification de la pratique commémorative, de la Monarchie catholique vers la République laïque surgit le 4 avril 1791 avec la substitution de l’église Sainte-Geneviève en « nécropole républicaine[9]» : le panthéon[10].

Dans son œuvre, Gouverner les mémoires, Johann Michel définit le concept de régime mémoriel. Celui-ci «s’apparente à un cadre cognitif, c’est-à-dire à une matrice de perceptions et de représentations de souvenirs publics officiels à une époque donnée[11]». Aux régimes mémoriels monarchique et impérial, s’oppose et supplante le régime mémoriel républicain. Nous parlerons alors, face à la menace que font peser Bismarck et ses armées, le boulangisme, le royalisme, voire le bonapartisme sur la jeune République, de régime mémoriel d’unité nationale.

A l’avènement de la Troisième République, la politique commémorative de l’Etat est guidée par les exigences de ce nouveau régime mémoriel au détriment des représentations réelles des différents groupes qui composent la Nation : unité et indivisibilité, centralisme, et revendication de l’héritage de la Révolution. Pendant un demi-siècle, de 1870 à 1918, l’Etat bénéficie du monopole de la question mémorielle. Durant cette période nous assistons logiquement à la nationalisation des mémoires locales :

Toute célébration du local pour lui-même, parce qu’elle renvoie aux provinces de l’Ancien Régime, aux particularismes, aux privilèges, et à une France arriérée, doit être bannie ou dépassée dans une mémoire nationale unitaire, seule garante de l’universalisme républicain[12].

[1] Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 2019, p. 97.

[2] Cet ouvrage posthume a été écrit dans l’entre-deux-guerres. Il complète Les cadres sociaux de la mémoire publié en 1925.

[3] Sarah Gensburger, « Réflexion sur l’institutionnalisation récente des memory studies », Revue de Synthèse, Springer Verglag/Lavoisier, 2001, pp. 1-23, halshs-00926329.

[4] Voir à ce sujet les travaux de Carlo Ginzburg.

[5] Bernard Cottret et Lauric Henneton (dir.), Du bon usage des commémorations. Histoire, mémoire et identité, xvie-xxie siècle, Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr.

[6] Enzo Traverso, Le passé, modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique. Paris, La fabrique éditions, 2011, p. 14.

[7] Ibid.

[8] Olivier Ihl, « Commemoratio », Observatoire des politiques culturelles. « L’Observatoire », 2017/2 N° 50, p12-15, ISSN 1165-2675.

[9] Esther Benbassa, « ‘’Juste mémoire’’ ou raisonnable oubli », Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, sous la direction de Michel Johann. Presses Universitaires de France, 2010, pp. IX-XV.

[10] Voir à ce sujet : Jean-François Chanet, Les grands hommes du Panthéon, Editions du patrimoine, Paris, 1996.

[11] Johann Michel, Gouverner les mémoires, Paris, PUF, 2010, p. 16.

[12] Ibid, p. 62.

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