Les Lumières et la liberté de travailler : une liberté limitée par l’émergence de l’emploi subordonné pour les plus pauvres

Les Lumières, mouvement philosophique européen qui domine le monde des idées au XVIIIème siècle, représente le commencement du progressisme, son mythe fondateur. Il s’incarne dans un moment historique et dans son apogée, la Révolution française. Il serait aussi le point de départ de tous les droits contemporains protecteurs de l’individu, droits érigés par le réveil des parlements, ainsi que le point de dépassement entre l’état de nature et la construction de droits positifs attachés au citoyen. Ces droits du citoyen sont au fondement de la nation pour les révolutionnaires français. Les droits fondamentaux sont incarnés par les lettres gravées dans le marbre de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dont l’article 1 énonce que tous « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »

Sur le plan du droit, la Révolution française a mis fin aux privilèges, et a libéré le travail par l’abolition des corporations avec le décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 et la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, abolition très bien documentée par Steven L. Kaplan[1]. Si la liberté de travailler est acclamée, il faut préciser qu’elle n’est pas née dans la Révolution française. Elle préexistait dans certains territoires à l’image du Faubourg Saint-Antoine à Paris comme l’a démontré l’historien Alain Thillay[2]. En effet, dans cet espace, la monarchie avait créé, par lettres patentes de février 1657, un régime dérogatoire laissant les artisans, alors « faux ouvriers », libres de travailler en dehors des corporations : « Nous avons dérogé et dérogeons par ces présentes : CAR tel est nostre plaisir ».

Cette abolition était nécessaire pour l’encyclopédiste Denis Diderot, elle serait « un pas de plus vers un gouvernement plus sage »[3]. Il n’y avait plus théoriquement d’espace entre les individus et l’intérêt général. Personne ne devait ainsi plus être gêné dans l’exercice de son travail, ni soumis à des freins ou à des entraves pour produire et créer des richesses. Les corporations assuraient auparavant un contrôle politique et social sur le travail à travers un système de classification, de surveillance et d’échange. C’est un triomphe pour le libéralisme après le premier assaut livré en 1776[4] par Turgot. C’est aussi une victoire idéologique pour les physiocrates, et plus particulièrement pour les idées de l’économiste De Quesnay. Pour Robert Castel, la Révolution française marque un tournant, où l’on passe de la tutelle féodale, représentée notamment par les communautés d’arts et métiers dans l’Ancien Régime – les corporations –, au contrat. Cette « libération » ne change pas pour autant la fin des règles ou des règlements dans les métiers.

Si la question des libertés, et de la relation de travail, est au fondement de ces changements, elle n’interroge pas le sens et le contenu du travail, ni même son organisation. Pour la philosophe Simone Weil, la fin des corporations représente un changement profond dans la nature du travail dont la fin devient uniquement l’argent. Le travail devient une marchandise[5] bien plus qu’une œuvre. Nous sommes ici sur deux plans, la relation de travail, et son contenu, son sens.

Au cours de la Révolution française, le libéralisme garantit des droits, des libertés, il n’a pas pour autant garanti un droit sous forme de créance. Ainsi, sur le plan social, si la Révolution française visait l’extinction de la pauvreté, à travers les actes du comité de mendicité de l’Assemblée constituante, elle ne garantissait pas pour autant le droit pour chacun de se voir garantir un travail. Travailler est une obligation au sens de l’imaginaire chrétien. L’oisiveté est toujours condamnée. Chercher un travail est à la charge de l’homme. L’objectif d’extinction de la mendicité devait d’abord assurer l’ordre public notamment à Paris là où la mendicité était la plus forte, et la plus visible. Ainsi, les indigents sous la Révolution française sont contraints par la discipline, par un imaginaire de répression, bien loin de la levée de la tutelle sur le travail.

[1] Kaplan (Steven L.).- La fin des corporations.- Paris : Fayard 2001.

[2] Thillay (Alain).- Le Faubourg Saint-Antoine et ses « faux ouvriers. La liberté du travail à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles.- Seyssel : Champ Vallon, 2002.

[3] Diderot (Denis).- Lettre sur le commerce de la librairie.- Paris, Hachette, première édition 1861 [rédigé en 1763], p.4.

[4] Edit de suppression des jurandes.

[5]  Weil (Simone).- L’enracinement.- Paris : Gallimard, 1949 [1943].- p. 160.

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