Notabilité littorale et révolutions (1729-1815) : l’exemple des Giuliani d’Algajola.

Un cheminement politique reflet des enjeux du XVIIIe siècle

La présence des Giuliani, originaires du Cap Corse, est attestée à Algajola, capitale de la province de Balagne, dans la seconde moitié du XVIIe. Lors du dénombrement de 1670, Gio Andrea[1], à la différence des membres des autres familles de notables d’Algajola, ne porte pas de patronyme. L’ascension sociale de cette famille est rapide et confortée par le double mariage de deux de ses fils, Francesco et Pietro Maria, avec les filles du négociant Fabrizio Tomasini, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Le premier a deux garçons, le cap. Fabrizio et le dottor Giuliano ; le second a deux enfants Pietro Paolo et Angelo Mauro. La première branche paraît plus affirmée et est aussi mieux documentée car le fonds privé utilisé provient des descendants de Giuliano. Parmi ces archives, bien fournies, plus de 350 courriers dont une centaine concerne les années 1790. Cette période est donc mieux documentée que celle qui s’étend du début de la Révolution corse à 1789.

Ce corpus permet de suivre le parcours d’une famille de la notabilité littorale durant un siècle riche en évènements. Il s’agira d’en présenter les principaux aspects car la documentation ne permet pas toujours de saisir dans le détail l’évolution du positionnement des Giuliani et le format de la communication d’en expliciter toutes les nuances.
Les Giuliani subissent des dommages dès les premiers assauts des Naziunali contre la capitale de la province de Balagne. Plusieurs se réfugient dans le préside de Calvi avant de revenir à Algajola. Durant la Révolution française, Antonio et Giuliano, petits-fils du dottor Giuliano Giuliani, prennent part aux luttes politiques. Ils s’opposent aux Arena qui rejoignent le parti jacobin. Leurs prises de position ne sont pas sans risque : Giuliano est arrêté en 1791 et doit quitter la Corse en 1798 pour échapper à une nouvelle arrestation. Opposants au Premier Empire, ils soutiennent la Restauration.

1. Une famille proche des autorités (1729-1789)

Au XVIIIe siècle, les Giuliani ont des relations étroites avec les autorités génoises. Francesco participe à l’organisation de la composta. Il semble avoir pris la suite de son beau-père Fabrizio Tomasini. Dans un document qui n’est pas daté, Fabrizio[2], fils de Francesco, est, avec le Calvais Giacomo Maria Brunelli, oratore pour présenter les registres des tratte et des gabelles devant le Magistrato di Corsica. Plusieurs Giuliani ont occupé des charges militaires : Pietro Maria (capitano), ses fils Pietro Paolo[3] (capitano) et Angelo Mauro[4] (tenente) ; Fabrizio[5], est capitano, tout comme son fils Gio Battista[6]. Hormis Pietro Maria, ils ont tous pu être en activité durant la Révolution corse.

Dès le début des événements, Algajola est assaillie par les ribelli[7] lors de la ribellazione[8], en février, mars et septembre 1730, puis au printemps 1731[9]. Les documents n’indiquent pas avec précision à quelles dates les biens des Giuliani ont été endommagés.

Figure 1 : Dégâts subis par les Giuliani (1731) (Fonds Marcelli)
Figure 2 : La maison des Giuliani à Algajola en 1761 (ASG, 2095)

Un courrier de septembre 1730 mentionne des dommages sur plusieurs de leurs maisons, des magasins des scali d’Algajola et de l’Ile Rousse, des édifices ruraux et des biens fonciers. Ils signalent également la perte de bétail et de réserves (huile et vin). Dans un autre document de mai 1731, qui pourrait concerner une autre attaque car il est précisé qu’il s’agit du « dernier assaut », de nombreux dégâts sont énumérés : six magasins, une chapelle, quatre maisons (incendiées) dont la migliore avec des réserves et des ustensiles ont été endommagées ; la plupart de leurs animaux de trait et un cheval ont été tués[10]. Ils craignent d’être privés du produit de leurs oliveraies car ils redoutent que leurs arbres n’aient été coupés. Le Lieutenant de Balagne précise qu’il s’agit de « fedelissimi al loro Principe » et « non avendo voluto aderire di principali di questo luogo alla felonia della Balagna ribella ad imitazione dell’altri principali di questa Provincia »[11]. En janvier 1732, suite à une supplique qui leur a été adressée, les Serenissimi Collegi, prennent en considération le fait que le dottor Giuliani a été plus impacté que les autres habitants d’Algajola. 50 lire mensuelles lui sont allouées et il est autorisé à concourir aux vicariats en Terra Ferma[12]. D’autres dégâts sont signalés en 1736 : le mur et les volte de leur maison ainsi que deux fenils sont endommagés. Outre l’atteinte à leurs biens, les évènements ont probablement affecté les revenus de ces commerçants[13].

Ces attaques ont amené la plupart des membres de cette famille à s’installer dans le préside[14] : Francesco vit à Calvi lorsqu’il établit son testament en 1736 ; son fils le dottor Giuliano[15], réside dans la cité dès 1732 et y décède en 1761 ; son petit-fils, Francesco[16] se marie à Calvi en 1747. Les enfants de Francesco de Giuliano comme ceux de son frère Felice ou de son oncle Fabrizio naissent dans le préside[17]. Giuliano habite un palazzo dans la citadelle, quartier du Sprono[18].

Les Giuliani servent d’émissaires entre les autorités génoises et les Naziunali. En 1744, un Giuliani d’Algajola apporte une lettre du Prete Gio Battista Croce, un des principaux leaders de la révolte en Balagne, au Commissaire Général à Bastia. Celui-ci charge Giuliani de faire accepter les concessions génoises par les Balanins[19]. En février 1753, après « l’evacuazione de Francesi », le dottor Giuliano Giuliani a rencontré le Rev. P. Mariani « de minori osservanti »[20] : « hà molto di simplicità e di virtù cristiana ». Il peut être considéré comme un homme de confiance. Gênes espère pouvoir négocier avec les Corses[21].

Figure 3 : Lettre de Giuliano Giuliani (ACdCB, 59J51).

Vivant à Calvi, Giuliano est probablement en contact régulier avec le commissaire. Dans les archives familiales, un sonnet en l’honneur de la Gran pietà dell’Illustrissimo Signor Giuseppe Maria Mambilla Comissario in Calvi datant des années 1740[22] témoigne de cette proximité. Dans les années 1760, Francesco envoie son fils Giuseppe Luigi étudier en Ligurie où il garde des attaches[23].

Les Giuliani, avec les Padroni, les Castagnola et les Bagnara n’auraient pas accepté de céder leur port à Pascal Paoli[24]. Pourtant en juillet 1767, Pietro Antonio Balestrino, proche des Giuliani, Giuseppe Maria Castagnola et Antonio Francesco Padroni, principali d’Algajola, écrivent à Pascal Paoli pour lui indiquer que les Français ont évacué la place et qu’ils sont heureux « d’essere in libertà ». Ils regrettent de ne pas avoir pu lui montrer « quando eramo capici di fare a pro della Patria, se i Genovesi s’erano qui presentati »[25]. Malgré leur installation à Calvi, dans les années 1760, les Giuliani sont obligés de composer avec les autorités corses. Ainsi, l’épouse de Francesco, Anna Maria Negretti d’Aregno, leur adresse une requête. Elle écrit « Ora che sono corsi dieci mesi circa che ritrovasi [à Aregno] con lo sposo e famiglia amessi à l’onore d’esse considerati membri della padria [sic] », elle demande « colle lagrime alli occhj » (avec les larmes aux yeux) la restitution de ses biens dotaux. Après être restée deux ans dans son village natal, « un timor feminile » l’a conduite à se réfugier de nouveau à Calvi[26]. Les Giuliani saisissent le Magistrato di Balagna dans le cadre de litiges familiaux[27].

Après 1769, les familles de Francesco et de Felice reviennent à Algajola ; une partie de leurs cousins restent à Calvi[28]. Les Giuliani entament des démarches pour « ottenere le patenti e lettere di Nobilezza ». Mais cette demande ne semble pas faire l’unanimité : « E ben disgraziata la sorte d’una famiglia avendo erreditato frà la società dalla fortuna i caratteri, che ponno distinguerla ed illustralla, frà tanti che vi sono viventi, i quali tutti unitamente dovrebbero averne la più grande ambizione ».

Parallèlement, Gio Battista Giuliani, ancien capitaine de l’armée génoise est arrêté en 1774. Bien qu’il ne paraisse pas impliqué dans la résistance, des armes ont été retrouvées à son domicile et il est emprisonné dans la Grosse Tour de Toulon. Il est décrit comme « plus entêté et avare, que criminel, il a désobéi »[29]. Il est libéré six mois plus tard avec d’autres Balanins[30]. D’ailleurs, un poème intitulé Glorie immortali di Sua Eccellenza Il Sig. Luigi Renato Comte di Marbeuf peut témoigner d’une certaine proximité avec les autorités françaises des membres de la branche de Francesco, cousin germain de Gio Battista.

A la fin des années 1780, Francesco passe le relai à ses fils Antonio et Giuliano qui s’imposent comme les hommes forts de la famille.

[1] Il a 48 ans en 1670.

[2] Décédé en 1756.

[3] Vers 1707-1761.

[4] Décédé en 1763.

[5] Vers 1697-1756.

[6] Né en 1738. Il est capitaine dans l’armée génoise, Poli Jean-Pierre, 1769-1789 : Vingt-ans de résistance, Alain Piazzola, 2019, p. 309.

[7] Ces attaques sont menées par les Niolins mais des individus des villages voisins y participent. En 1736 et 1738, la maison du nobile Gio Marcelli d’Aregno est prise pour cible par des individus de Cateri, Aregno, Lavatogggio et Sant’Antonio. Pietro q Agostino (Mariani) d’Aregno est un des capi ribelli. Il mentionne aussi Gio Battista Croce de Lavatoggio. L’attaque de 1736 survient après sa désignation comme « procuratore dalli popoli della Balagna » et « per causa di voler riconciliarsi con suo Principe ».

[8] Terme employé par le nobile Gio Marcelli d’Aregno cf. supra.

[9] Pomponi Francis, « Émeutes populaires en Corse : aux origines de l’insurrection contre la domination génoise (Décembre 1729 – Juillet 1731) », Annales du Midi, 1972, p. 158.

[10] En 1768, les Giuliani possèdent une vingtaine de parcelles dont une dizaine se situent sur le territoire d’Aregno (certaines à la limite du territoire d’Algajola, d’autres au centre de la plaine d’Aregno), six sur le territoire d’Occi à proximité d’Algajola. En 1770, un cheval est mentionné, ACdCA, Recensements de population.

[11] Fonds Marcelli. Sauf mention particulière, les citations sont tirées de la documentation privée de la famille Giuliani.

[12] ACdCB, Fonds Giuliani, 1J277.

[13] Lors du généralat de Paoli, le commerce avec les présides est prohibé.  

[14] Les fils de Pietro Maria Giuliani restent à Algajola, Fabrizio fait des va-et-vient. Des Corses s’installent à Algajola. Certains sont des soldats, ACdCB, registres paroissiaux. Des notables des communautés rurales peuvent aussi s’installer à Calvi comme Gio Marcelli d’Aregno, Fonds Marcelli.

[15] Il a été diplômé à Rome en 1722, la même année qu’Antonio Leonardo Belgodere, père de Luigi, cinq ans après Erasmo Orticoni. Ses enfants naissent à Calvi entre 1732 et 1751.

[16] Il semble avoir un frère prénommé Francesco Maria qui est aussi marié à Calvi, mais il pourrait s’agir d’une erreur (ACdCB, relevés sur les registres paroissiaux de Calvi).

[17] Respectivement entre 1748 et 1765, en 1764, et entre 1732 et 1747.

[18] Selon F. F. Battestini ce quartier se situe à proximité du « château », Calvi au XVIe siècle, 1563-1607, Editions N. Ambrosini, 1968, p. 34-35.

[19] Beri Emiliano, Le operazioni militari in Corsica durante la guerra di Successione Austriaca : Politica, eserciti, guerra ed ordine pubblico (1741–1748), Tesi di Laurea in Storia moderna, Università degli Studi di Genova, 2005-2006, p. 276.

[20] Francesc’Antonio Mariani (?).  

[21] Courrier daté du 5 février 1753, ACdCB, 59J51, pièce 34. Il existe des tensions entre les chefs balanins.

[22] Il est en poste à Calvi à partir de 1742.

[23] Sa présence est attestée à Savone en 1763 et chez les Jésuites à San Geromino à Gênes en 1767. Les Giuliani peuvent compter sur le soutien de Fedele Fedeli, oncle de Francesco, ou du négociant Vincenso Maro de Sestri, Fonds Marcelli.

[24] Cet épisode a marqué les esprits. Jean-Ange Galetti écrit que cette décision a conduit Pascal Paoli à vouer une « haine » tenace à l’encontre de la cité, Histoire illustrée de la Corse, 1863, p. 118.

[25] Docteur Perelli, Lettres de Pascal Paoli, 3ème série, Ollagnier, 1884-1899, p. 191.

[26] ACdCB, 1J277. Il n’y a pas de naissances recensées à Calvi entre 1759 et 1765. Giuliano serait né à Aregno vers 1769. A noter qu’un Negretti d’Aregno, qui n’a pas été identifié, occupe des responsabilités importantes en Balagne durant le Généralat de Paoli. Francesco, le cousin au 3ème degré d’Anna Maria, est probablement proche des Paolistes.

[27] Si en 1762, ils ont recours au lieutenant de Balagne, en 1768, c’est le Magistrato di Balagna qui est en charge de désigner les juges arbitres dans une affaire d’héritage.

[28] Ils tissent des alliances matrimoniales avec les Giubega, les Arena, les Ceccaldi et les Castelli.

[29] Courrier du major Meunier à Narbonne cité par Jean-Pierre Poli, op. cit., p. 331.

[30] Pasquale Fondacci, Pietro Belgodere, curé d’Occhiatana.

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