Annexe, Extraits des pages 141 à 151 du Testament politique d’Alberoni
Jeanne Leboulleux-Leonardi
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Avertissement : La retranscription du texte respecte l’orthographe du document d’origine, avec les usages grammaticaux de l’époque, notamment en ce qui concerne les ”ai” remplacés par des “oi” et les accents, fréquemment absents.
« L’aveugle prévention des Anglois, ne laisse aucun espoir de leur retour vers leur Souverain naturel. C’est à lui de se faire, par sa valeur & sa conduite, le rang qu’ils lui refusent, & de se bâtir à leurs dépens un trône, qui lui tienne lieu de celui où ils ne veulent pas le faire monter.
La postérité ne pardonnera point au Prince Edouard, d’avoir laissé à un simple Gentil-homme [sic], l’honneur d’un projet, qui n’a été blamé [sic] que pour n’avoir pas réussi, & qui n’a manqué de réussir, que pour n’avoir pas été exécuté par un Prince. Le Baron de Neuhof osa prétendre être Souverain de Corse ; il osa s’en faire proclamer Roi. Etoit-ce une témérité au Prince Edouard, de s’offrir à ces peuples mécontens [sic] pour être le Protecteur de leur liberté, le vengeur de leurs injures ? Tant de bijoux & de raretés inutiles, qui font l’admiration des curieux dans le Palais d’Angleterre à Rome, auroient fondé une caisse militaire, inépuisable pour des hommes qui ne demandoient que des armes & des souliers. Plus de vingt mille Irlandois qui sont dans les Armées Catholiques, seroient accourus se mettre sous les Enseignes de leur Prince. C’étoient autant de compatriotes que les Corses auroient adoptés avec joye. L’Isle est assez vaste, & graces [sic] aux Genois [sic], assez devastée [sic], pour que le partage des terres n’allarmât [sic] pas les anciens possesseurs. Les loix [sic] que le Protecteur eut faites prévenoient leur jalousie, & sa prudence les rassuroit sur une prédilection qu’ils n’auroient pas soufferte. Il venoit pour les défendre ; ils n’avoient point à craindre qu’il pensât à les conquerir [sic]. Il les avoit pour sujets : qu’eut-il gagné à les vouloir pour esclaves ? Leur nombre, leur valeur, & la connoissance du pays, les mettoient en état de le tenir aux termes de ses engagemens [sic]; & il lui suffisoit, pour ne s’en jamais écarter, qu’il fût irreconciliable [sic] ennemi des puissances capables d’aider les Corses à le punir de les avoir violés. Son traité avec eux ne souffroit pas la moindre difficulté.
La moitié de l’Europe auroit vu en silence, & l’autre auroit souhaité inutilement, d’empêcher l’entiere [sic] expulsion des Genois [sic]. La République elle-même, rassurée sur le présent par des promesses secretes [sic] sur l’avenir, auroit même consenti d’augmenter les griefs de la prise de quelques uns [sic] de ses meilleurs vaisseaux, qu’elle auroit laissé aller en mer, forts de munitions, & foibles d’équipage. Les Armateurs François, qui ne demandent en tout tems [sic] qu’un pavillon pour courir sus aux Anglois, seroient venus en foule prendre celui du Protecteur. Sans l’appareil de ces Escadres, dont la dépense est toujours au dessus [sic] des services qu’elles rendent, il auroit couvert la Mediterranée [sic] de ses vaisseaux. Bientôt il se seroit vu en forces à demander compte aux Hollandois des secours qu’il donnerent [sic] à leur Prince d’Orange, & des sommes qu’ils se firent paier [sic] pour les frais de leur Armement. Bientôt il les auroit unis aux Anglois pour la restitution des Propres du Roi son ayeul. Il auroit attendu dans Ajaccio, ou Calvi, le choc de toute leur puissance, sûr de les épuiser autant par sa défensive, que par les courses de ses Armateurs.
Quelles flottes leur auroit il [sic] fallu equiper [sic], pour aller attaquer un ennemi pauvre & déterminé, soutenu de quarante mille braves soldats, & aidé d’une multitude d’Officiers d’experience [sic] ? Les places de Corse n’auroient pas été un Gilbratar, plutôt rendu que sommé de se rendre, & devenu imprenable quelques jours après avoir été pris : ni Port Mahon, defendu [sic] par des Morte-païes [sic] & des Invalides. On n’y seroit entré que par les breches [sic], & à force d’assauts. On ne les auroit gardées qu’avec de nombreuses garnisons, & à l’aide de victoires sur victoires. D’où faire venir les convois ? Comment assurer leur route ? De quoi serviroient ces vaisseaux à deux & trois ponts contre des fregates [sic], des corvettes, des brigantins, des barques & des galeres [sic] ?
Mais les Anglois & les Hollandois n’ont pas d’autres fonds que ceux du commerce. Tant d’Armateurs passeroient dans l’Océan. Le nombre des vaisseaux ennemis qu’ils y rencontreroient, les feroit-il attendre longtemps de quoi former une flotille [sic]? Avec des commencemens [sic] bien plus brillans [sic] & plus solides, avec des ressources bien autrement considerables [sic], pourquoi le Protecteur n’auroit il pas poussé ses progrès aussi loin que les Hollandois firent les leurs contre l’Espagne ? Les Anglois ont dans leurs colonies, des ennemis bien plus redoutables que n’étoient, pour les Espagnols, les Indiens échapés [sic] à leur cruauté. Tant de milliers de Negres [sic], que leur barbarie tient au-dessous des plus viles bêtes, seroient-ils insensibles à l’appas [sic] de la liberté ? La situation du Prince Edouard & ses droits, ne lui auroient point laissé les conventions Ameriquaines [sic] à respecter : il étoit autorisé à se faire arme de tout ; & puisqu’il n’y avoit que le succès qui pût justifier son entreprise, il n’avoit rien à voir, que les moyens de se le procurer.
La prise facile d’une des petites Antilles, lui donnoit plus de six mille Negres [sic], ennemis d’autant plus terribles pour leurs anciens maîtres, qu’ils auroient été des Negociateurs [sic] victorieux, auprès de leurs camarades dans les Iles plus considerables [sic] ? La Barabade auroit suivi le sort d’Angigues ou de St. Christophe. La Jamaïque ne tenoit point contre le torrent qui venoit fondre sur elle : & la ruine du commerce Anglois en Amerique [sic], suivoit le deperissement [sic] de celui du levant. Le pavillon d’Angleterre étoit insulté dans toutes les mers. On alloit humilier celui de Hollande dans les lieux où il est le plus respecté. On emploïoit [sic] contre cette maitresse de l’Asie, les mêmes armes dont elle se servit pour y supplanter les Portugais. Les Rois de Calicut, de Cananor, de Cochin, de Ceïlan [sic], des Moluques, ne sont pas plus affectionnés à leurs tirans [sic], qu’ils ne l’étoient à leurs premiers vainqueurs. […]
Voilà de grands succès, des conquêtes bien rapides. Mais qu’on se defasse [sic] du préjugé qu’on prend d’ordinaire, contre un plan d’operations [sic] qui sort de la routine. Qu’on fasse attention à la connivence que le Protecteur de Corse auroit trouvée dans les Cours de Versailles & de Madrid : à la guerre de 1739, qui lui auroit ouvert tous les ports d’Espagne ; à celle de 1744, qui lui ouvroit les arsenaux de France, & lui procuroit des subsides ; à l’appas [sic] du butin & de la licence, qui lui auroit attiré des hommes de mer de toutes nations, & de toutes classes : ce projet si vaste, & où l’imagination trouve une si belle carriere [sic], n’est plus qu’une entreprise, où la prudence ne laisse presque rien à faire à la fortune.
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Les Anglois & les Hollandois n’auroient pas attendu à rechercher le Prince Edouard d’accommodement, qu’il eut porté les operations [sic] de son projet à leur periode [sic]. A peine ils auroient vû [sic] la manœuvre de l’affranchissement des Negres [sic], que sentant leur ruine inévitable, s’ils ne l’arrêtoient [sic] au millieu [sic] de sa course, ils lui auroient fait des conditions capables de se le reconcilier [sic].
C’étoit alors aux deux Couronnes à demander pour lui un établissement, qui le leur auroit attaché. Elles lui faisoient savourer toute la gloire d’abandonner l’opiniatre [sic] Anglois à son aveuglement, & d’être le legislateur [sic] d’un Royaume qu’il ne devroit qu’à Dieu & à son épée. L’Irlande & la Jamaïque, lui formoient une nouvelle Monarchie, avec les petites Antilles & le fort de la Gambra. La France, pour prix de sa mediation [sic], retablissoit Dunkerque ; l’Espagne recouvroit Gibraltar ; la Corse retournoit aux Genois, pour le Duc qu’ils se seroient donné : Minorque passoit aux Chevaliers de Malthe [sic], sous condition du Vasselage de l’Espagne…
Mais il est inutile de détailler les suites glorieuses d’une conduite qu’on n’a point tenuë [sic]. L’occasion étoit belle : peut-être ne reviendra t-elle [sic] jamais. Eh ! quand il seroit possible d’en faire naitre quelqu’autre [sic] de même nature, quel Stentor auroit la voix assez forte, pour se faire entendre par-dessus ces hommes accoutumés à crier, qu’un chemin n’est pas à suivre, dèsqu’il [sic] ne va pas en droiture ; & qu’une montagne n’est accessible que par l’endroit le plus escarpé ? Peut-être que sans ces bruïans [sic] Conseillers, il ne seroit pas impossible de convaincre le Prince Edouard, qu’il pouroit [sic] obtenir du Roi d’Espagne la Vice-Royauté de Majorque, à tels titres qu’il conviendroit à sa naissance ; à telles conditions qu’un traité public devroit paroitre ajouter à celle de nettoyer les mers des Corsaires de Barbarie. Majorque & son port une fois bien fortifiés, c’est à peu près l’occasion perdue recouvrée ; le tems [sic] ameneroit [sic] les autres circonstances.
L’achat à pur & à plein du Marquisat d’Oran souffre beaucoup moins de difficulté. La Cour de Londres ne seroit point reçue à pretendre [sic] que ce petit morceau de l’Afrique n’est pas un point de longitude à fixer pour son ennemi ; &, en depit [sic] de ses escadres, le Prince Edouard y feroit passer ses Irlandois. […]
Peut-être que du Marquisat [d’Oran] au Royaume d’Irlande, la route seroit encore moins longue que de Corse ou de Majorque. Au reste un Prince né pour le trône, est hors de sa place partout ailleurs. Il est censé ne rien faire, tant qu’il ne fait rien pour rentrer dans ses droits ; & le rôle d’Avanturier [sic] est le seul qui lui convienne, lorsqu’il n’en est point d’autre également favorable à sa juste ambition. […] Le Prince Edouard a des ressources que ces derniers n’eurent jamais : sa naissance le met à portée d’un accommodement avec ses ennemis, aussitôt qu’il se rendra redoutable à eux. Il en obtiendra tout par cette voie : mais il n’en aura jamais rien par aucune autre.
Tant que la marine des deux Couronnes ne sera pas superieure [sic] à celle des Anglois & des Hollandois ensemble, que Minorque & Gibraltar ne seront point à leurs véritables maîtres, que Dunkerque ne sera point relevé de l’état où l’a mis le traité d’Utrecht ; les descentes en Angleterre & en Irlande seront toujours infructueuses. Leur succès dépend de la surprise, qui doit être complete [sic]; & il est si difficile que les préparatifs n’en trahissent point le secret, tandis que l’ennemi est si bien posté pour être informé de tout, qu’il y a de la temerité [sic] à l’esperer [sic]. C’est un de ces prodiges qui deviennent impossibles, par cela même qu’ils sont arrivés une fois. Le moyen d’ailleurs que, dans un si long trajet, aucun accident ne vienne déconcerter les mesures ? On ne conçoit pas le negociateur [sic] du traité de Vienne en 1725. Unir les forces de l’Allemagne & de Russie à celles d’Espagne, pour donner un Roi à l’Angleterre malgré elle, malgré la France, la Hollande, la Suede [sic] & le Damnemarc [sic], paroit un projet tout à fait digne d’un * Politique de Barbarie. »
* Le Duc de Ripperda qui negocia [sic] ce traité, étant tombé dans la disgrace [sic] de Philippe V., se retira à Maroc, où il se flatoit [sic] de trouver le rang qu’il avoit eu en Espagne.
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