La résurrection du Napoléon d’Abel Gance Histoire d’une copie
Jean-Pierre Mattei
Depuis son ouverture en l’an 2000, la Cinémathèque de Corse / Casa di Lume recherche, inventorie, restaure et fait connaître les archives filmiques qu’elle possède. Il n’est guère étonnant que Napoléon et son ombre y soient naturellement présents. Le septième Art a en effet contribué à forger le mythe du héros en popularisant et en entretenant sa légende.
Cependant, dans l’étonnante et internationale filmographie napoléonienne, il est une œuvre qui occupe une place unique, exceptionnelle : c’est le véritable chef d’œuvre qu’est le Napoléon vu par Abel Gance. Et, comme le personnage qu’il met en scène, ce monument du cinéma a son histoire.
A sa sortie en 1927, Abel Gance présente son œuvre en plusieurs étapes. Il invite la presse et les distributeurs de film à une projection « brute » d’une durée de 9h30, au cinéma-théâtre Apollo. Il réalise ensuite une version de sept heures dite « Apollo ». C’est sa version grande, sans doute celle de sa vision et de sa passion. Afin qu’elle soit plus accessible au grand public, il a procédé à des coupes, et une version de quatre heures dite « Opéra » est présentée pour la première fois à l’Opéra de Paris.
Dans des séquences devenues cultes, Gance retrace les premières années de l’épopée, de l’enfance de Nabuliò à la glorieuse campagne d’Italie du jeune général en chef. A plusieurs reprises, il va tenter de tourner la suite de son œuvre, mais il n’y parvient pas. Il accepte ensuite de retravailler le film en supprimant, ajoutant, modifiant des séquences, si bien que plusieurs versions sont présentées au public. Jusqu’à la fin du siècle dernier, elles vont faire l’objet de restaurations, que ce soit avec ou sans la participation du maître.
Mais voilà que, depuis une quinzaine d’années, c’est à la restauration de la version « Apollo » de sept heures que s’attèle la Cinémathèque française, sous la direction de Georges Mourier, lequel va pouvoir bénéficier des notes très précises rédigées par Abel Gance et découvertes dans les archives de l’établissement et à la Bibliothèque Nationale de France.
La Cinémathèque de Corse aura la chance d’être associée à cette résurrection, comme le rappelle Costa-Gavras, le président de la cinémathèque française, dans la préface du livre « Napoléon 2021 Retours sur image » dont j’ai pris l’initiative à l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon : « La cinémathèque de Corse, en mettant à notre disposition une copie nitrate d’origine, a apporté une utile référence à cette ambitieuse et unique restauration. Il est heureux que l’île natale de Napoléon participe à ce projet. »
Aujourd’hui, alors que le film restauré d’Abel Gance va être présenté à la Seine Musicale de Boulogne-Billancourt-Paris, cette phrase résonne et me remet en mémoire l’histoire de cette « copie corse » et ses multiples péripéties. Elle mérite de vous être contée.
Le cinéma ambulant de Sartène.
Au début du siècle dernier, la famille Comelli venue d’Italie était implantée à Sartène, où elle animait place Porta le seul cirque résidant en Corse. Au sein de cette famille de clowns, d’acrobates et de gymnastes, se trouvait Ezzelino Comelli, époux de Claire Tognetti. A la fin des années 20, il se reconvertit et créa un cinéma ambulant dont il était le projectionniste. Il présenta des films qu’il avait acquis et dont certains avaient un rapport avec la Corse. A son décès, ses héritiers, Pierre Tognetti et son épouse, qui résidaient à Propriano, remisèrent le matériel de projection et les films nitrate dans une cave, sans se douter qu’une dangereuse bombe se trouvait au cœur de Sartène.
Un héritage en attente de repreneur.
A la création de Fr3 Corse en 1983, Pierre Tognetti proposa ses films à la station et souhaita les négocier. Il s’adressa aussi à la Direction régionale des affaires culturelles que dirigeait alors Noël Pinzuti. Celui-ci me fit parvenir la copie d’un courrier daté du 25 octobre 1983 qu’il avait adressé à Sampiero Sanguinetti de la Société Nationale de Programmes Fr3, pour appeler son attention sur la collection de films dont M. Tognetti avait hérité. Ce courrier indiquait le contact sans retour que le journaliste Alain Gerbault avait eu huit mois auparavant avec Pierre Tognetti et soulignait la présence, parmi les films, d’une copie du ‘Napoléon vu par Abel Gance’, et d’un film sur le banditisme réalisé en 1923 à Sartène dans la région de Roccapina : ‘Amour et Vendetta’. Le DRAC terminait son courrier en suggérant de présenter ces pellicules à l’antenne de Corsica Sera. Or, ces films nitrates devaient être manipulés avec précaution, et il était interdit de les projeter… C’est d’ailleurs pour cette même raison, et à cause des obstacles matériels qu’il aurait fallu surmonter, que notre association La Corse et le Cinéma, nouvellement créée en octobre 1983, avait renoncé à les acquérir. Une grande période de silence s’ensuivit.
En 1987, la ville d’Ajaccio se préparait enfin à présenter en août la nouvelle restauration du Napoléon vu par Abel Gance entreprise par l’anglais Kevin Brownlow. Bambi Ballard, une jeune femme qui s’était rapprochée d’Abel Gance et avait entrepris pour la cinémathèque française un nouveau travail de restauration du Napoléon, vint à Ajaccio pour cet événement. Pleine d’ardeur, elle entreprit de lancer un avis de recherche, afin de détecter une éventuelle copie endormie dans les greniers corses ! C’est ainsi qu’elle eut vent de la présence d’une possible copie de film dans les caves de la Mairie d’Ajaccio. Elle demanda à Félicia Ramaroni, l’adjointe aux affaires culturelles, de lui permettre d’avoir accès à cette copie et la somma de la lui remettre. Elle se heurta à un refus. Or, il ne s’agissait pas de l’œuvre de Gance, mais du film ‘Visages de l’Empire’ ; conçu avec un triptyque, il avait été commandé en 1969 pour le bicentenaire de la naissance de Napoléon et avait été projeté dans plusieurs villes de Corse. Désappointée, Bambi repartit bredouille.
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A la fin de 1987, Pierre Tognetti entra en contact avec la présidente de l’association Sinemassoci, Noëlle Vincensini, et l’invita à se déplacer à Sartène. Face à des exigences difficiles à prendre en compte, elle fit valoir le danger que ces bobines représentaient pour le lieu dans lequel elles étaient stockées, ainsi que leurs mauvaises conditions de conservation.
Avec l’accord du propriétaire, elle entra en contact avec le directeur des archives du film du Centre National de Cinéma, Frantz Schmitt, qui, compte tenu de l’intérêt de ce fonds patrimonial, prit en charge son déménagement dans les locaux de Bois d’Arcy. Pierre Tognetti était rassuré : il restait propriétaire de ses bobines, et celles-ci étaient désormais sauvegardées. Nous étions au mois de février 1988.
1989 : le Plan de restauration et de sauvegarde des films anciens de Michelle Aubert.
En novembre 1989, Michelle Aubert prit la direction des archives du film. Elle décida de s’attaquer au stock des films nitrate, fit effectuer un bilan et établit un Plan de restauration et de sauvegarde des films anciens conservés par la Cinémathèque française, la Cinémathèque de Toulouse, puis les cinémathèques régionales dont l’association La Corse et le Cinéma faisait partie.
Découvrant le fonds Tognetti, elle nous contacta et nous incita en 1992 à participer à la restauration du premier film tourné et réalisé en Corse par un Corse en 1923 : ‘Amour et Vendetta’ de René Norbert (Raoul Ottavi), non répertorié dans le formidable répertoire des films muets des années 20 de mon ami Raymond Chirat. Elle permit aussi à Bambi Ballard et Kevin Brownlow d’accéder à la copie corse, ce qui allait leur permettre de réaliser chacun une restauration plus complète du film d’Abel Gance. Kewin Brownlow avoua l’avoir utilisée pour sa dernière restauration présentée à Londres en juin 2000 : « Comme de mon côté j’avais commencé un inventaire des teintes trouvées, ceci m’a permis de l’enrichir ».
Il n’était pas possible à Pierre Tognetti de suivre l’utilisation du fonds qu’il avait déposé en 1988. Je dus le convaincre que notre association pourrait mieux veiller à la valorisation de son patrimoine, et il accepta de nous laisser en disposer plus facilement.
En juin 2000, quelques jours après la présentation de la nouvelle restauration du Napoléon par Kevin Brownlow à Londres, lors du congrès de la Fédération Internationale des Archives du Film à laquelle notre association était devenue adhérente, la Cinémathèque de Corse était inaugurée. Il lui fallait réaliser une sauvegarde de la copie corse, mais elle devait avoir autorité pour mener à bien cet objectif. Sensible à mes arguments, Pierre Tognetti nous signa une décharge, afin que nous puissions gérer son fonds.
2008 : vingt ans après, la Cinémathèque française mandate Georges Mourier pour expertiser la copie corse du Napoléon.
La sauvegarde que notre jeune cinémathèque voulait entreprendre présentait de nombreuses difficultés. Deux solutions étaient possibles : soit réaliser un contretype, soit procéder à une numérisation. Nous nous dirigions vers cette deuxième solution, quand nous fûmes contactés par Georges Mourier : mandaté par la cinémathèque française, il désirait visionner notre copie. Un vaste chantier s’ouvrait devant lui, et il avait mission de répertorier et de visionner toutes les copies disponibles du Napoléon d’Abel Gance.
En mai 2008, nous reçûmes l’excellente nouvelle du résultat de son expertise :
« Je vous annonce que j’ai pu visionner dernièrement la fameuse copie corse. Elle existe bel et bien (cela fait 20 ans pile que j’en entends parler) et fait donc ses treize bobines, c’est-à-dire environ 3h 15 sur les 6h du film originel.
« Pour le conservateur, c’est un très bon document, contenant des passages intéressants qui n’avaient pas été inclus dans la restauration de Bambi Ballard en 1992. Elle contient aussi de précieuses indications de teintage.
« Cependant, par rapport à votre projet à l’époque d’en faire un contretype pour la présenter en Corse, elle ne me semble pas exploitable en l’état car elle a aussi ses cicatrices. Le cas échéant, pourriez-vous nous dire si monsieur Tognetti autoriserait l’accès de cette copie à la Cinémathèque pour compléter la version restaurée par Bambi ? Je sais que Kevin Brownlow a pu s’en servir pour sa restauration de 2000. »
Au vu de cette expertise, Pierre Tognetti consentit à faire don à la cinémathèque de Corse du fonds qu’il avait déposé au CNC.
Après s’être attelé à étudier et comparer les nombreuses copies existantes de par le monde, Georges Mourier fit un rapport dont les conclusions nous furent communiquées en novembre 2012 par le directeur délégué du patrimoine de la cinémathèque française, Joël Daire :
« L’expertise de votre copie a permis d’établir que votre élément est une copie nitrate d’origine qui a servi lors de la première exploitation du film sur le territoire corse. Elle est issue du négatif ayant servi pour le montage de la version dite « Opéra » du film, en référence à la projection organisée à l’Opéra à Paris le 7 avril 1927. A ce titre cette copie est historique et elle constitue, à notre connaissance, la copie la plus complète subsistant à ce jour de cette version, bien que n’y figurent pas deux séquences présentées lors de la soirée de gala à l’Opéra de Paris. Vous nous aviez indiqué de votre côté le souhait de disposer d’une copie numérique en très haute définition de cet élément. Il nous semble quant à nous indispensable de numériser intégralement cette copie, tant pour des considérations de préservation de l’élément original unique, que pour son utilisation dans notre projet de restauration du film ».
Un accord de principe se profilait : un élément de diffusion numérique DCP serait établi à notre intention, la Cinémathèque française nous accordant les droits de diffusion de la copie sur le territoire de la Corse.
Cependant, une longue période d’attentes, d’imprévus et de doutes allait freiner notre plaisir de découvrir le fruit de cette colossale entreprise. Tandis que la Covid mettait la France et le monde entre parenthèses, et qu’était célébré le bicentenaire de la mort de Napoléon, La Corse et le Cinéma s’attacha, aux côtés de la Cinémathèque de Corse / Casa di Lume, à valoriser cette résurrection en présentant en exclusivité des scènes restaurées de la séquence corse de l’œuvre d’Abel Gance, accompagnées d’une variété de photos et d’affiches illustrant ce film dont Gance avait supervisé, en maître avisé, la communication et la publicité. Cette présentation s’inséra dans deux expositions organisées à Ajaccio : en 2016 « La séquence corse », au Musée national de la Maison Bonaparte, et, en 2021 « Napoléon légendes », au Palais Fesch Musée des Beaux-Arts.
Un livre fut publié « Napoléon 2021 retours sur image » où plus de quatre-vingts personnalités insulaires répondirent à cette familière question : « Napoléon, aujourd’hui, c’est qui pour vous ? ». Dans la préface de ce livre, Costa-Gavras expliquait l’enjeu de cette reconstruction et écrivait : « Le Napoléon d’Abel Gance a contribué à populariser la Corse, mais aussi et surtout la légende napoléonienne, comme David l’a fait en peinture, Beethoven en musique, Tolstoï en littérature ».
2024 : – A genoux citoyens et frères, – Son ombre descend parmi nous… (sur l’air de l’Ajaccienne)
L’intérêt de la reconstruction réalisée par Georges Mourier réside dans le fait que toutes les restaurations précédentes avaient mélangé deux films distincts : le négatif « Opéra » et le négatif « Apollo ». Quant à l’illustration musicale, confiée au compositeur Simon Cloquet-Lafollye qui a fait son choix dans plus de deux siècles de musique, elle permet d’entendre Mozart, Beethoven, Berlioz, Mahler, Bartók, et bien d’autres.
Les 4 et 5 juillet 2024, à la Seine Musicale (Boulogne-Billancourt-Paris) Napoléon revivra sur écran géant, accompagné par 250 musiciens et choristes de l’Orchestre National de France, de l’Orchestre Philharmonique de Radio France et du Chœur de Radio France. L’événement sera relayé par la Cinémathèque française et par la Corse.
Dans l’île, on pourrait imaginer que cet événement soit accompagné par une bande-annonce où l’on verrait Abel Gance apparaitre sur l’écran ; il fixerait le spectateur et dirait : « En 1925 j’ai ramené Bonaparte à Ajaccio, j’ai triplé son image, j’ai ranimé sa passion atavique de la politique puisque le tournage de ce film entraîna la victoire des bonapartistes aux élections municipales ! » Et, surprise ! un dialogue s’instaurerait entre Pasquale Paoli endormi à l’ombre de Morosaglia et Napoléon aux Invalides. Le premier murmurerait : « Come back little Bonaparte » et Napoléon répliquerait : « I want to go home ! »…
Mais revenons à la réalité… Grâce au génie créatif et technique, aux audaces, à la liberté de ton d’Abel Gance, son film s’est inscrit dans une étape importante de l’histoire du cinéma. Sa renaissance aujourd’hui sur les écrans internationaux va nous le confirmer avec éclat. Précipitons-nous donc pour aller applaudir ce magnifique défi entrepris et réussi par le président de la cinémathèque française Costa-Gavras et son équipe que nous saluons amicalement et remercions chaleureusement.
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