Napoléon rentre chez lui…
Marc Guidoni
Lorsque l’on est comme moi d’origine corse et intensément cinéphile, cela donne encore plus de raisons pour être subjugué par le chef d’œuvre d’Abel Gance, ‘Napoléon’ sorti en 1927, à la toute fin du muet, avant que le cinéma ne devienne bavard, pour le meilleur et parfois le pire…
Cette extraordinaire fresque de pellicule de 7 heures est l’un des plus grands films jamais réalisés sur la jeunesse de Napoléon Bonaparte, et l’incarnation exceptionnelle de son acteur principal, Albert Dieudonné, l’a rendu légendaire. Ce film a été pour une part importante, tourné en Corse au printemps 1925, car Gance tenait à avoir pour décors les lieux mêmes dans lesquels Napoléon a tracé son destin, notamment en 1793, avant qu’il ne quitte définitivement l’île. Ce souci de vérité en fait donc par ailleurs un objet presque documentaire.
Il est en outre un aspect méconnu de la coulisse de ce film que je trouve particulièrement émouvant : le comédien Albert Dieudonné, qui aura offert pour la postérité son visage hypnotique et son corps à l’Empereur, a vécu sur le tournage une expérience pratiquement métaphysique.
Napoléon est devenu son obsession, au point qu’il a fini par acquérir une sorte de conviction intime qu’il en était la réincarnation. Qu’il était lui. Ceci pourrait prêter à sourire, mais les grand.e.s comédien.ne.s savent à quel point il est indispensable de savoir s’abandonner à son personnage, et que ce lâcher-prise consistant à laisser sa place à ‘l’autre’ peut parfois être risqué, voire traumatique.
Un peu à la manière de Philippe Caubère, interprétant à l’écran Molière pour Ariane Mnouchkine en 1978, et qui n’en sortira pas vraiment indemne. S’il a réussi à redistiller cette obsession dans une série de spectacles cathartiques et jubilatoires qui en quelque sorte lui auront permis de se guérir par l’art, ce ne fut hélas pas le cas pour Albert Dieudonné. Il n’a jamais vraiment trouvé l’issue de secours mentale pour sortir de ce personnage gigantesque au point de demander, dans les derniers jours d’une vie sans aucune autre gloire, à être enterré dans son costume de Napoléon.
Mon regard particulier d’amoureux du cinéma n’est évidemment pas celui d’un historien. Certes, je connais peut-être un peu plus que la moyenne certains éléments de la vie de Bonaparte pour m’y être plongé dans le cadre d’une création documentaire pour France Cuture en 2020, et aussi pour le film que je prépare. Je me suis notamment beaucoup intéressé à ce lien intime à la Corse, que l’on redécouvre d’ailleurs de plus en plus aujourd’hui. Il fait partie des enfants emblématiques et admirables de cette île, aux côtés notamment de Pascal Paoli et de notre Antigone, Maria Ghjentile. Un si petit pays qui produit un être aussi romanesque demeure une profonde source de fierté quand on est corse.
Enfant d’Ajaccio et de la Méditerranée, Napoléon appartient à tout le monde car il parle à tout le monde, et ce encore aujourd’hui en 2024. Et c’est peut-être là sa plus grande force : il a construit une de ces trajectoires historiques exceptionnelles qui ont laissé une trace indélébile non seulement dans leur pays et sur leur continent, mais au-delà, dans l’Histoire du monde : je lisais encore récemment que des centaines de soldats de Napoléon se sont retrouvés au Chili et ont participé aux luttes d’indépendance de ce jeune pays en 1817, faisant ainsi voyager sur les rives du Pacifique les Lumières françaises.
Mais au final, ma véritable clé d’entrée personnelle a été celle de la fascination, et ce, notamment par le biais du cinéma. Oui, ce qui me fascine et m’émerveille, c’est cette fascination elle-même. Celle qu’exerce Napoléon, encore et encore, quelles que soient les époques, quels que soient les milieux. Depuis sa mort, un livre par jour, soit 80.000… Et plus de 1.200 films de cinéma et de télévision. Autant de records absolus pour un homme dont la notoriété est intacte et inaltérée. Fascination de la fascination donc, toujours et à jamais renouvelée.
Napoléon Bonaparte est un être hors du commun et l’on ne va évidemment pas détailler ici – cela a été fait des milliers de fois – l’ensemble de ses réalisations politiques, culturelles, juridiques, géopolitiques et même militaires.
Mais il y a avec lui un petit quelque chose de plus. Un miracle qui va au-delà de la simple reconnaissance de ses mérites et de ses accomplissements, et qui est donc de l’ordre de la pure sidération. De la même étoffe que celle exercée par Che Guevara, Jeanne d’Arc ou même – j’espère ne choquer personne – Jésus de Nazareth.
Nous nous trouvons là en présence de ces quelques très rares personnages historiques, aux vies dûment documentées, mais où quelques grammes d’une matière indéfinissable – magnétisme, séduction, charisme – font littéralement basculer dans un tout autre univers de représentation.
Et le film d’Abel Gance que nous redécouvrons aujourd’hui nous en fait pleinement prendre conscience.
Rendons donc grâce à la Cinémathèque Française d’avoir accompli la restauration de ce monument du cinéma et de nous permettre de le redécouvrir aujourd’hui. Et qui plus est, sur les écrans de la Corse. La boucle est bouclée.
Napoléon rentre chez lui…
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