Je voudrais ce matin avec vous, essayer de répondre à quelques problématiques générales autour de la question coloniale, de la colonisation. J’ai choisi trois grandes questions que je me pose aujourd’hui en l’état actuel de mes recherches. Egalement en fonction d’une situation nouvelle. Sur la colonisation, énormément de chercheurs désormais produisent des travaux, des thèses importantes sont soutenues en France. Ce qui n’était pas le cas lorsque j’ai commencé à travailler dans les années 1970, 1980.
Aujourd’hui, les pistes de recherche, les travaux, les explorations nouvelles, les questionnements originaux sont visibles notamment chez les jeunes chercheurs, pas seulement en France, mais à l’échelle internationale.
Les questions que je voudrais soulever avec vous ce matin sont les suivantes : Pourquoi a-t-on mis si longtemps en France à ne pas regarder en face la question de la colonisation, à affronter cette histoire ? Ce sentiment de retard dans l’examen existe profondément, notamment dans la jeunesse. A partir de là, se sont fabriquées des histoires mythologisées qui ne correspondent pas forcément à la réalité historique.
Je poserai une autre question : comment s’est installé le système colonial ? Quels ont été ses mécanismes profonds et quels ont été les mécanismes d’opposition, ou d’acceptation de la colonisation ? Cette deuxième grande question sera ensuite abordée.
Une troisième question sera celle des traces laissées par l’histoire de la colonisation dans les sociétés : société française, méditerranéenne au sens large, mais aussi dans les autres Empires. Si la France a été un grand empire colonial, elle n’a pas été seule. L’Empire britannique a été le plus grand Empire colonial. D’autres aussi comme les Empires coloniaux belge, portugais, hollandais ont occupé une très grande part dans l’histoire nationale de chacun de ces pays. Voilà trois questions que je voudrais aborder rapidement avec vous ce matin.
La première question, est donc celle du non-regard porté sur l’histoire coloniale. Retard qui commence seulement maintenant à être rattrapé. Depuis une vingtaine d’années, la question coloniale est évoquée à l’intérieur de la société française. La jeune génération aborde frontalement l’histoire du système colonial et du colonialisme. Pourquoi cet effet-retard ? Plusieurs explications sont possibles. D’abord, la France a été un grand Empire colonial sur une très longue durée, pas simplement une durée courte avec l’empire qui s’est constitué aux XIXᵉ et XXᵉ siècle. L’empire colonial français s’est construit il y a 400 ans. Quatre siècles notamment en Amérique du Nord, et dans les Caraïbes. La longueur de l’imposition d’une présence française depuis 400 ans avec la mise en place de l’esclavage, n’a pas vraiment été saisie. La construction d’un empire s’est accompagnée d’un système de domination, celui de l’esclavage.
A la question d’un Empire « esclavagiste » va succéder un empire colonial, deux siècles après à peu près. Un lien profond existe entre l’esclavage et la colonisation. Ce lien est très difficile à regarder en face. Depuis longtemps, la tendance à séparer la période de l’Empire esclavagiste de l’Empire colonial, s’est installée. Alors qu’une liaison existe, celle de la logique de domination. Cette succession de logiques de domination entre esclavage et colonisation n’était pas posée.
Une seconde question : l’Empire, cette fois-ci colonial et non plus en rapport simplement avec l’esclavage, s’est étendu sur un territoire géographique extrêmement large, important. On ne peut pas le réduire simplement à un aspect, en Méditerranée, en Afrique du Nord ou en Afrique. L’empire colonial français qui va se construire à partir de 1830 jusqu’en 1914, depuis la conquête de l’Algérie jusqu’à celle du Maroc en 1911, va s’étendre à toute l’Afrique du Nord, sur une grande partie de l’Afrique de l’Ouest. Mais aussi en Asie, avec notamment l’Indochine, avec le Vietnam, le Laos, le Cambodge. L’empire colonial français va se construire tout au long du XIXᵉ siècle et pratiquement jusqu’à la guerre de 1914 sur une temporalité, sur une durée extrêmement longue.
Ce deuxième aspect est matière à réflexions: la temporalité d’installation du système colonial français s’étale pratiquement sur plus d’un siècle. Cette longue durée inscrit la colonisation dans l’histoire intérieure française. Et non dans une séparation entre une histoire intérieure nationale métropolitaine française, et une histoire coloniale française, périphérique, étalée en dehors de la métropole.
La troisième question est celle de la construction rapide d’un empire colonial très large, vaste, sur des territoires gigantesques. Par exemple, lorsque la France va conquérir l’Algérie entre 1830 et 1901 – car la conquête de l’Algérie a duré un demi-siècle –, le territoire délimité par la France en 1901, ce qu’on appelle l’Algérie d’aujourd’hui, est grand comme cinq fois la France. C’est dire l’échelle, la taille considérable de cet Empire en constitution.
Pourquoi insister sur cet aspect ? La dénomination qui sera donnée de la France au début du 20ème siècle sera celle de la plus grande France, la Grande France. C’est ainsi qu’on appellera la France au début du 20ème siècle. Le nationalisme politique français va se construire dans une liaison intime liée à la construction de l’Empire, à la fabrication de l’Empire et donc à la colonisation. En d’autres termes, le nationalisme français va s’enraciner, se développer, se construire non seulement en rapport à la langue, ou au territoire hexagonal, mais aussi en rapport avec l’extension géographique de ce qu’a été la nation française, donc la colonisation.
Question très importante parce que lorsque va arriver la décolonisation, le sentiment qui va traverser une partie des élites politiques métropolitaines françaises, sera le sentiment du rétrécissement de la nation. La nation se réduit géographiquement, politiquement, culturellement, dans la mesure où un certain nombre de pays anciennement colonisés accèdent à leur indépendance. La perte officielle de l’Empire dans les années 1960 s’accompagnera inévitablement d’une interrogation, et ensuite d’une crise de ce qu’on pourrait appeler le nationalisme français. Car le nationalisme français est intimement lié à la possession des territoires colonisés par la France : elle fabrique de la grandeur nationale. La grandeur nationale française est largement due à la puissance de son rayonnement colonial qui s’est traduit, par exemple, dans l’exposition coloniale à Paris en 1931, au Bois de Vincennes où près de 30 millions de visiteurs sont venus regarder, venant des quatre coins du monde, ce qu’était la Grande France.
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La grandeur, la puissance, l’orgueil national sont liés à la question de la colonisation, ce qui fait que l’abandon, comme certains partisans du système colonial l’appellent, encore ou le retrait de ces grands territoires gigantesques, inévitablement, va amener une interrogation sur la nature du nationalisme français. Cette question a été longtemps non traitée, dissimulée. Pourquoi ? A l’époque de la décolonisation, dans les années 60, la magie du verbe du général de Gaulle va transcender ce questionnement. Le général de Gaulle va s’orienter vers la construction de l’Europe. Pour lui, à la perte de l’empire doit succéder la construction de l’Europe. Le traité de Rome date de 1957, en plein cœur de la guerre d’Algérie. Il y a une sorte de circulation, de passage entre déconstruction ou décolonisation de l’Empire et construction de l’unité européenne.
Donc, on essaye de compenser quelque part ce nouvel imaginaire national par la fabrication européenne. Soixante ans plus tard, l’imaginaire européen rentrera lui-même en crise en rapport, encore une fois, avec la définition de ce que sont les nationalismes de chacun des pays. Les nationalismes reviendront sur le devant de la scène en questionnant ce nouvel imaginaire celui de l’origine de l’Union européenne. Mais là, ce n’est pas le but de la discussion d’aujourd’hui. Le but, c’est de comprendre le lien qui peut exister entre fabrication, construction de l’empire colonial, et, dans la décolonisation, l’interrogation sur ce que signifie le nationalisme français et donc la perte des colonies. C’est une blessure du nationalisme français, une blessure narcissique, qui avait d’ailleurs été très bien décrite par un historien – qui n’était pas de gauche mais de droite –, Raoul Girardet, qui a écrit un très grand livre L’idée coloniale en France, en 1971. C’est un livre prophétisait cette question de la dissociation de l’empire avec la crise du nationalisme français.
Donc voilà, par conséquent, une autre interrogation sur le retard : le fait de ne pas s’interroger sur la question coloniale, c’est ne pas questionner le problème d’une crise ou d’une redéfinition de ce qu’est le nationalisme français. Voilà pour cette première grande question, le fait de ne pas avoir pris en considération ces problématiques. Depuis une vingtaine d’années maintenant, la question coloniale est revenue à la surface à la faveur d’une redéfinition de ce qu’était le nationalisme français. J’ajouterai que la question de la colonisation française avait une particularité par rapport à la colonisation britannique. La colonisation française avait une singularité. Il y avait certes l’imposition d’un système colonial, ce qui est commun aux deux empires, une domination des populations dites « indigènes ». Mais la singularité de l’empire colonial français, sa marque, pourrait-on dire, de fabrique, c’était le jacobinisme. C’est-à-dire la centralité politique autour de l’État français jacobin, qui passait par l’assimilation culturelle. La centralité jacobine, le passage par l’assimilation culturelle constituent la particularité du système colonial français. Il y avait la volonté « d’assimiler » à la culture française, conçue comme une culture universelle, par la langue notamment. Cette singularité très française est celle de la mise en place d’un Empire colonial, mais avec une volonté jacobine très affirmée de centralité.
Cette dernière appréciation nous ramène à une question qui fait la transition avec la question suivante : comment s’organise et comment s’est mis en place cet Empire, cette logique d’Empire colonial ? La construction d’un système colonial de type jacobin nous renvoie à la façon dont ce système colonial s’est mis en place. Par des invasions de territoire, de pays, de manière très souvent violente tout au long du XIXᵉ siècle. Je ne vais pas ici faire l’inventaire de tous les massacres qui ont été commis, notamment dans le plus grand pays d’entre eux, l’Algérie. Depuis 1830, des déportations, des déplacements de populations, mais aussi de la dépossession foncière ont été mises en œuvre, des millions d’hectares ont changé de main pendant cette période de pénétration coloniale française. Dans la période de la conquête, une nouvelle population est arrivée, en particulier des travailleurs pauvres venant d’Espagne vers l‘Oranie, des Italiens, eux aussi chassés par la misère, dans le Constantinois.
L’imposition violente du système colonial, les résistances extrêmement violentes à ce système, la brutalisation de la société indigène, nous renvoie à une autre question : le consentement qui est celui des élites, des populations dites indigènes à la présence coloniale française. La France n’aurait pas pu conquérir des territoires aussi gigantesques – je parle bien sûr non seulement de l’Afrique du Nord, mais de l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, de l’Asie, des grands pays comme le Vietnam, etc. –, elle n’aurait pas pu le faire s’il n’y avait pas eu un consentement d’une partie des élites indigènes à cette présence extérieure, occidentale, française. Une interrogation se développe sur l’acceptation, le consentement. Le fait de participer à l’entreprise coloniale. L’entreprise coloniale est à la fois une entreprise de domination, de soumission, de violence, mais également une entreprise qui a permis le surgissement d’élites qui ont coopéré, on dirait peut-être « collaboré » avec la présence française. Elles se sont installées aux différents postes de commande des pays qui deviendront des États indépendants ou des États en situation de décolonisation. Cette interrogation apparaît aujourd’hui notamment en Afrique, autour des notions du consentement, de l’acceptation de ce qu’a été cette logique de domination coloniale. Une autre question dans ce chapitre sur l’installation de la colonisation dans tous ces territoires, est celle des justifications idéologiques françaises de la colonisation.
La justification française de la colonisation au XIXᵉ siècle, est celle « la mission civilisatrice de la France ». C’est à dire l’héritage des Lumières, de la Révolution française, pour promouvoir l’égalité. Ce discours dominant est porté notamment par les Républicains, à la fin du XIXe siècle. Un discours véhiculé par un certain type de république, celui de la République jacobine, notamment à partir de 1880, sous Jules Ferry principalement. Mais c’est aussi la logique portée par la Monarchie et par l’Empire, par Napoléon III notamment. C’est la logique d’une France apportant une parole universelle, permettant de parvenir à une société meilleure, harmonieuse.
Ce discours-là, de la civilisation, des Lumières, a été porté largement dans la société française, dans la société métropolitaine. Un accord s’est propagé dans la société française tout au long des XIXᵉ et XXᵉ siècle, porté par un certain nombre d’intellectuels, d’artistes, de savants, de peintres orientalistes, qui ont propagé l’idée d’une France généreuse, des Lumières. Une partie du mouvement socialiste naissant à la fin du XIXᵉ siècle a lui-même porté cette idéologie des Lumières pour justifier la colonisation. Dans un paradoxe étonnant, une droite nationaliste française de l’époque, en 1890 par exemple, était hostile à la colonisation et préférait la récupération de l’Alsace Lorraine perdue au moment de la guerre de 1870 plutôt que de s’intéresser à l’entreprise coloniale ; alors qu’une partie de la gauche républicaine était favorable à la colonisation permettant d’élargir les Lumières, la Révolution.
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Ce type de raisonnement, d’idéologies, ne tenait pas compte de la volonté des « autochtones », des indigènes eux-mêmes. D’où l’importance du consentement des élites. Lorsque les élites indigènes se rallient, alors la preuve est faite qu’il y a la possibilité d’acceptation de la situation coloniale par de larges populations. À cela, il faut ajouter que dans les territoires colonisés sont venus s’installer un certain nombre de personnes venant de la Méditerranée qui étaient eux-mêmes porteurs de cette idéologie de « mission civilisatrice ». Ces personnes n’étaient pas simplement des colons, c’est-à-dire des gens qui travaillaient la terre ; beaucoup d’entre eux venaient construire l’administration coloniale.
Le modèle proposé dans la logique de domination coloniale est celui de la construction d’une administration très centralisée, très jacobine, sur le modèle français. Des Corses ont participé au XIXᵉ siècle, première moitié du XXᵉ siècle, à l’installation des administrations coloniales. Beaucoup étaient des fonctionnaires coloniaux, tentant leur chance par pauvreté, par misère économique, par conviction aussi ; ils allaient s’établir de l’autre côté de la Méditerranée.
Toute cette logique d’installation coloniale, de domination, avec une série de justifications idéologiques et de systèmes de colonisation de peuplement et de ralliement de populations indigènes – suite d’ailleurs à des massacres, par parenthèses –, nous amène sur le plan chronologique, à une autre grande question : les logiques anticoloniales.
Après la Première Guerre mondiale, vont se développer, notamment dans les territoires colonisés, des fabrications, des constructions de nationalisme anticolonialiste, de refus du colonialisme. Ces nationalismes « modernes » après 1918, dans les années 1930, dans l’entre-deux-guerres, ont deux sources principales. La première, c’est la récupération, réappropriation de la souveraineté perdue, c’est-à-dire revenir aux héritages anciens, à sa culture, à sa langue, à sa religion. Avec l’islam, mais aussi le bouddhisme, pour ce qui concerne par exemple les pays d’Asie, se développe une vision très « culturaliste » du nationalisme. Par exemple, le leader des religieux algériens, Abdelhamid Ben Badis, disait : « Le nationalisme, c’est la langue, la patrie, la religion ». Cet aspect-là existe. Dans les nationalismes vont se créer des mouvements anticolonialistes, des années vingt, trente, jusqu’à la pré-Seconde Guerre mondiale. Ils vont réutiliser contre le jacobinisme, les apports de la Révolution française. Les nationalistes vont se réapproprier les notions d’égalité politique qui avaient été largement diffusées par le républicanisme jacobin pour le retourner contre le système colonial. Beaucoup de ces nationalistes au Vietnam, en Algérie, au Maroc, en Côte d’Ivoire, vont s’adosser aux principes républicains français pour combattre la colonisation. Ils disent : « Voilà ce que nous combattons dans la colonisation ». Pour eux, c’est un faux modèle de la République, est proclamée formellement l’égalité des chances, des droits, des personnes, mais qui n’existe pas dans la réalité. Dans la réalité, ce sont essentiellement des logiques de discrimination et de ségrégation qui fonctionnent. Donc, les nationalistes qui vont émerger, les nationalistes « modernes » des années trente jusqu’aux années soixante sont en grande partie aussi les produits du républicanisme jacobin. Le ressourcement identitaire passe par la réappropriation de la langue d’origine, quelquefois perdue, mais aussi par le respect des principes républicains. Il y a une jonction entre ces deux aspects-là qui fabrique un anticolonialisme original, une vision, celle de la double France : la France qui opprime, mais aussi la France qui émancipe. C’est dans cette logique de la double France qui opprime et émancipe que va s’inscrire ensuite le courant socialiste français. « socialiste » au sens large, y compris communiste, dans les années vingt, les années trente. C’est considérer que la France n’agit pas seulement dans une logique de domination, d’exclusion, mais qu’elle a également proposé un modèle d’égalité politique. Et il faut opposer le modèle de l’égalité politique à celui d’un système colonial inégalitaire, violent, de domination.
Ce modèle d’une double France a été très largement partagé par une grande partie de la gauche française. On pourrait presque dire jusqu’à aujourd’hui. Ce modèle de la double France a aussi été critiqué au moment de la guerre d’Algérie. A ce moment, la gauche française, au nom de la « double France » s’interdisait de voir la question cruciale de l’indépendance de l’Algérie. A force de dire que la France c’était le moyen de l’égalité, de l’émancipation, de la culture, de la civilisation, on ne posait pas frontalement le problème de la séparation et de l’indépendance. Et donc, ce modèle-là a commencé à être critiqué, y compris à l’intérieur de la gauche de l’époque. Dans les années cinquante, soixante, ce modèle de la double France a été contesté et il est aujourd’hui au centre de différentes polémiques, de crises, de discussions.
Je terminerai par la troisième question que je voulais soulever dans cette conférence introductive : les traces laissées par la question coloniale dans les sociétés, dans la société française d’aujourd’hui. Nous pouvons ainsi réfléchir sur les circonstances du retour de la question coloniale et du colonialisme dans l’imaginaire de la jeunesse d’aujourd’hui. C’est une question très importante, qu’il nous faut vraiment regarder en face. Quand je dis dans la jeunesse d’aujourd’hui, je pense à ce qui se passe en France, mais je pense aussi à ce qui doit se passer en Corse, mais à ce qui se passe également dans les pays d’Afrique du Nord et beaucoup dans les pays d’Afrique noire, où la question coloniale, donc du rapport à la France, est de plus en plus prégnante, difficile, et à laquelle il faut naturellement répondre.
Une première trace importante est celle de la Constitution de la Ve République, précisément adoptée pendant la guerre d’Algérie. Nous vivons toujours aujourd’hui en France sur la base d’une constitution qui a été proposée à la société dans le cours d’une guerre coloniale, pour régler la question de cette guerre. Or, cette guerre est finie. Cette guerre coloniale est terminée, mais pas le modèle d’une constitution, avec l’article 16 qui donne tous les pouvoirs au président de la République en cas de crise, notamment. Rien n’a été bougé, n’a été modifié, encore moins abrogé. Donc, les structures politiques institutionnelles françaises sont issues de cette période-là et n’ont pas fait l’objet de critiques, d’interrogations même.
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Voilà déjà une première trace. La seconde, c’est que les populations touchées par l’histoire coloniale sont considérables dans la société française. Bien sûr, il y a des populations qui viennent de pays comme le Maroc, comme ceux d’Afrique, qui sont naturellement importantes. Mais on le sait tous : les populations les plus nombreuses touchées par l’histoire coloniale et qui vivent à l’intérieur de la société française, ce sont celles qui sont issues directement de l’histoire algérienne. C’est là que la colonisation a produit les populations les plus nombreuses. Un million d’Européens, ceux qu’on appellera plus tard les Pieds-noirs, ont quitté l’Algérie, se sont installés en France ou ailleurs, pas simplement en métropole d’ailleurs. Et c’est naturellement en emportant avec eux un souvenir du monde dans lequel ils vivaient, ce monde qui a disparu. L’Algérie française, naturellement, n’existe plus, et par conséquent elle est vécue comme une blessure, comme une tragédie personnelle, comme une sorte d’abandon. Et donc, on a dans toutes ces populations un souvenir très fort qui s’est transmis d’une génération à l’autre. Mais il y a aussi les soldats français qui ont combattu en Algérie, un million et demi. Au début, vous savez, c’était une opération de maintien de l’ordre. En Algérie, on a fait appel à quelques réservistes, 80 000 au démarrage et on a fini à près de deux millions d’hommes à la fin, huit ans plus tard, avec 400 000 hommes présents en permanence sur le terrain en Algérie. Donc, par conséquent, il y a presque un million et demi d’hommes, et leurs enfants – on est à un million deux maintenant – qui sont touchés par l’histoire de l’Algérie parce qu’ils y ont vécu, y ont travaillé, y ont combattu pendant quelquefois 30 mois. C’est considérable. Et à une époque de leur vie où ils étaient très jeunes, à 20 ans. Vous connaissez peut-être le film de René Vautier, Avoir vingt ans dans les Aurès… Cela veut dire que le souvenir de l’Algérie s’est transmis, y compris aux enfants, aux petits-enfants, un souvenir qui a d’ailleurs quelquefois la forme du silence et que les enfants et petits-enfants se sont chargés d’aller chercher, d’explorer, pour comprendre ce qui s’est passé. À cela, il faut ajouter les descendants de harkis et leurs familles, bien sûr, dont l’histoire tragique était aussi celui d’un abandon. On le sait aujourd’hui, cette histoire a été tue pendant de très nombreuses années en France, mais maintenant il y a beaucoup de travaux, de films, de recherches qui ont été faits autour de cette tragédie des harkis, du massacre de l’été 62. Donc, c’est là aussi une trace douloureuse qui est restée dans la mémoire française. Signalons aussi bien sûr, la présence des immigrés algériens en France. Ils étaient 200 000 en 1954 et près de 400 000 en 1962. Donc, l’immigration algérienne a été multipliée par deux pendant la guerre d’Algérie, ce qui est très important. Parce que pendant la guerre d’Algérie, il y a eu un énorme déplacement des populations paysannes. Près de deux millions de paysans algériens ont été déplacés. C’est un chiffre qui avait été donné à l’époque, en 1959, par un jeune énarque qui avait fait une grande enquête sur le terrain, qui s’appelait Michel Rocard et qui avait fait scandale à l’époque pour avoir livré au grand public ce chiffre énorme de deux millions de paysans algériens déplacés par l’armée pendant la guerre d’Algérie. Cela a provoqué bien sûr un accroissement de fuites, de départs, d’émigration des Algériens vers la France. Donc, si on additionne ces quatre grands groupes uniquement – il y en a d’autres –, cela fait des millions de personnes qui vivent, portent en eux le souvenir de cette période, de cette histoire, à quoi il faut ajouter bien sûr ceux qui viennent du Maroc, ceux qui viennent de Tunisie, d’Afrique, etc.
Bref, en conclusion, je dirais que la question coloniale a été très longtemps une question qui semblait dépassée. Pourquoi ? Parce que dans la France des années soixante, soixante-dix, l’impression dominante était celle de la consommation, de la modernité, de la toute-puissance par l’accroissement indéfinie de la technologie. II n’y avait pas le sentiment que cette question pouvait ressurgir. Elle apparaissait comme une question ancienne, archaïque, dépassée. Or, cette question est revenue, notamment dans les années soixante-dix, quatre-vingt et surtout les années deux mille. Elle est revenue parce qu’elle renvoyait à tout un système de fonctionnement de la société française, à la fois dans son caractère jacobin, dans le problème de l’égalité politique à l’égard des minorités. Il existe aussi le problème du racisme à l’intérieur de la société française et ailleurs, pas simplement en France.
Par conséquent, il y a eu un retour, comme je le disais en introduction, très lié à la question de la redéfinition du nationalisme français. Et cette question de la redéfinition du national est une question qui traverse tous les grands pays européens, qui ne traverse pas simplement les grands pays européens, mais aussi énormément de territoires, énormément de pays qui, à leur tour, ont besoin de savoir d’où ils viennent et où ils vont. C’est pour cela que la question coloniale sert de marqueur essentiel, un des marqueurs, pas le seul, mais un des grands marqueurs essentiels à cette redéfinition.
Voilà, je vous remercie.
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