Conférence inaugurale de Benjamin Stora

Je voudrais ce matin avec vous, essayer de répondre à quelques problématiques générales autour de la question coloniale, de la colonisation. J’ai choisi trois grandes questions que je me pose aujourd’hui en l’état actuel de mes recherches. Egalement en fonction d’une situation nouvelle. Sur la colonisation, énormément de chercheurs désormais produisent des travaux, des thèses importantes sont soutenues en France.  Ce qui n’était pas le cas lorsque j’ai commencé à travailler dans les années 1970, 1980.

Aujourd’hui, les pistes de recherche, les travaux, les explorations nouvelles, les questionnements originaux sont visibles notamment chez les jeunes chercheurs, pas seulement en France, mais à l’échelle internationale.

Les questions que je voudrais soulever avec vous ce matin sont les suivantes : Pourquoi a-t-on mis si longtemps en France à ne pas regarder en face la question de la colonisation, à affronter cette histoire ? Ce sentiment de retard dans l’examen existe profondément, notamment dans la jeunesse. A partir de là, se sont fabriquées des histoires mythologisées qui ne correspondent pas forcément à la réalité historique.

Je poserai une autre question : comment s’est installé le système colonial ? Quels ont été ses mécanismes profonds et quels ont été les mécanismes d’opposition, ou d’acceptation de la colonisation ? Cette deuxième grande question sera ensuite abordée.

Une troisième question sera celle des traces laissées par l’histoire de la colonisation dans les sociétés : société française, méditerranéenne au sens large, mais aussi dans les autres Empires. Si la France a été un grand empire colonial, elle n’a pas été seule. L’Empire britannique a été le plus grand Empire colonial. D’autres aussi comme les Empires coloniaux belge, portugais, hollandais ont occupé une très grande part dans l’histoire nationale de chacun de ces pays. Voilà trois questions que je voudrais aborder rapidement avec vous ce matin.

La première question, est donc celle du non-regard porté sur l’histoire coloniale.  Retard qui commence seulement maintenant à être rattrapé. Depuis une vingtaine d’années, la question coloniale est évoquée à l’intérieur de la société française.  La jeune génération aborde frontalement l’histoire du système colonial et du colonialisme. Pourquoi cet effet-retard ? Plusieurs explications sont possibles. D’abord, la France a été un grand Empire colonial sur une très longue durée, pas simplement une durée courte avec l’empire qui s’est constitué aux XIXᵉ et XXᵉ siècle. L’empire colonial français s’est construit il y a 400 ans. Quatre siècles notamment en Amérique du Nord, et dans les Caraïbes. La longueur de l’imposition d’une présence française depuis 400 ans avec la mise en place de l’esclavage, n’a pas vraiment été saisie. La construction d’un empire s’est accompagnée d’un système de domination, celui de l’esclavage.

A la question d’un Empire « esclavagiste » va succéder un empire colonial, deux siècles après à peu près. Un lien profond existe entre l’esclavage et la colonisation. Ce lien est très difficile à regarder en face. Depuis longtemps, la tendance à séparer la période de l’Empire esclavagiste de l’Empire colonial, s’est installée. Alors qu’une liaison existe, celle de la logique de domination. Cette succession de logiques de domination entre esclavage et colonisation n’était pas posée.

Une seconde question : l’Empire, cette fois-ci colonial et non plus en rapport simplement avec l’esclavage, s’est étendu sur un territoire géographique extrêmement large, important. On ne peut pas le réduire simplement à un aspect, en Méditerranée, en Afrique du Nord ou en Afrique. L’empire colonial français qui va se construire à partir de 1830 jusqu’en 1914, depuis la conquête de l’Algérie jusqu’à celle du Maroc en 1911, va s’étendre à toute l’Afrique du Nord, sur une grande partie de l’Afrique de l’Ouest.  Mais aussi en Asie, avec notamment l’Indochine, avec le Vietnam, le Laos, le Cambodge. L’empire colonial français va se construire tout au long du XIXᵉ siècle et pratiquement jusqu’à la guerre de 1914 sur une temporalité, sur une durée extrêmement longue.

Ce deuxième aspect est matière à réflexions: la temporalité d’installation du système colonial français s’étale pratiquement sur plus d’un siècle. Cette longue durée inscrit la colonisation dans l’histoire intérieure française. Et non dans une   séparation entre une histoire intérieure nationale métropolitaine française, et une histoire coloniale française, périphérique, étalée en dehors de la métropole.  

La troisième question est celle de la construction rapide d’un empire colonial très large, vaste, sur des territoires gigantesques. Par exemple, lorsque la France va conquérir l’Algérie entre 1830 et 1901 – car la conquête de l’Algérie a duré un demi-siècle –, le territoire délimité par la France en 1901, ce qu’on appelle l’Algérie d’aujourd’hui, est grand comme cinq fois la France. C’est dire l’échelle, la taille considérable de cet Empire en constitution.

Pourquoi insister sur cet aspect ? La dénomination qui sera donnée de la France au début du 20ème siècle sera celle de la plus grande France, la Grande France. C’est ainsi qu’on appellera la France au début du 20ème siècle.  Le nationalisme politique français va se construire dans une liaison intime liée à la construction de l’Empire, à la fabrication de l’Empire et donc à la colonisation. En d’autres termes, le nationalisme français va s’enraciner, se développer, se construire non seulement en rapport à la langue, ou au territoire hexagonal, mais aussi en rapport avec l’extension géographique de ce qu’a été la nation française, donc la colonisation.

Question très importante parce que lorsque va arriver la décolonisation, le sentiment qui va traverser une partie des élites politiques métropolitaines françaises, sera le sentiment du rétrécissement de la nation. La nation se réduit géographiquement, politiquement, culturellement, dans la mesure où un certain nombre de pays anciennement colonisés accèdent à leur indépendance. La perte officielle de l’Empire dans les années 1960 s’accompagnera inévitablement d’une interrogation, et ensuite d’une crise de ce qu’on pourrait appeler le nationalisme français. Car le nationalisme français est intimement lié à la possession des territoires colonisés par la France : elle fabrique de la grandeur nationale. La grandeur nationale française est largement due à la puissance de son rayonnement colonial qui s’est traduit, par exemple, dans l’exposition coloniale à Paris en 1931, au Bois de Vincennes où près de 30 millions de visiteurs sont venus regarder, venant des quatre coins du monde, ce qu’était la Grande France.

Facebook
Twitter
LinkedIn

D'autres articles