Ce type de raisonnement, d’idéologies, ne tenait pas compte de la volonté des « autochtones », des indigènes eux-mêmes. D’où l’importance du consentement des élites. Lorsque les élites indigènes se rallient, alors la preuve est faite qu’il y a la possibilité d’acceptation de la situation coloniale par de larges populations. À cela, il faut ajouter que dans les territoires colonisés sont venus s’installer un certain nombre de personnes venant de la Méditerranée qui étaient eux-mêmes porteurs de cette idéologie de « mission civilisatrice ». Ces personnes n’étaient pas simplement des colons, c’est-à-dire des gens qui travaillaient la terre ; beaucoup d’entre eux venaient construire l’administration coloniale.
Le modèle proposé dans la logique de domination coloniale est celui de la construction d’une administration très centralisée, très jacobine, sur le modèle français. Des Corses ont participé au XIXᵉ siècle, première moitié du XXᵉ siècle, à l’installation des administrations coloniales. Beaucoup étaient des fonctionnaires coloniaux, tentant leur chance par pauvreté, par misère économique, par conviction aussi ; ils allaient s’établir de l’autre côté de la Méditerranée.
Toute cette logique d’installation coloniale, de domination, avec une série de justifications idéologiques et de systèmes de colonisation de peuplement et de ralliement de populations indigènes – suite d’ailleurs à des massacres, par parenthèses –, nous amène sur le plan chronologique, à une autre grande question : les logiques anticoloniales.
Après la Première Guerre mondiale, vont se développer, notamment dans les territoires colonisés, des fabrications, des constructions de nationalisme anticolonialiste, de refus du colonialisme. Ces nationalismes « modernes » après 1918, dans les années 1930, dans l’entre-deux-guerres, ont deux sources principales. La première, c’est la récupération, réappropriation de la souveraineté perdue, c’est-à-dire revenir aux héritages anciens, à sa culture, à sa langue, à sa religion. Avec l’islam, mais aussi le bouddhisme, pour ce qui concerne par exemple les pays d’Asie, se développe une vision très « culturaliste » du nationalisme. Par exemple, le leader des religieux algériens, Abdelhamid Ben Badis, disait : « Le nationalisme, c’est la langue, la patrie, la religion ». Cet aspect-là existe. Dans les nationalismes vont se créer des mouvements anticolonialistes, des années vingt, trente, jusqu’à la pré-Seconde Guerre mondiale. Ils vont réutiliser contre le jacobinisme, les apports de la Révolution française. Les nationalistes vont se réapproprier les notions d’égalité politique qui avaient été largement diffusées par le républicanisme jacobin pour le retourner contre le système colonial. Beaucoup de ces nationalistes au Vietnam, en Algérie, au Maroc, en Côte d’Ivoire, vont s’adosser aux principes républicains français pour combattre la colonisation. Ils disent : « Voilà ce que nous combattons dans la colonisation ». Pour eux, c’est un faux modèle de la République, est proclamée formellement l’égalité des chances, des droits, des personnes, mais qui n’existe pas dans la réalité. Dans la réalité, ce sont essentiellement des logiques de discrimination et de ségrégation qui fonctionnent. Donc, les nationalistes qui vont émerger, les nationalistes « modernes » des années trente jusqu’aux années soixante sont en grande partie aussi les produits du républicanisme jacobin. Le ressourcement identitaire passe par la réappropriation de la langue d’origine, quelquefois perdue, mais aussi par le respect des principes républicains. Il y a une jonction entre ces deux aspects-là qui fabrique un anticolonialisme original, une vision, celle de la double France : la France qui opprime, mais aussi la France qui émancipe. C’est dans cette logique de la double France qui opprime et émancipe que va s’inscrire ensuite le courant socialiste français. « socialiste » au sens large, y compris communiste, dans les années vingt, les années trente. C’est considérer que la France n’agit pas seulement dans une logique de domination, d’exclusion, mais qu’elle a également proposé un modèle d’égalité politique. Et il faut opposer le modèle de l’égalité politique à celui d’un système colonial inégalitaire, violent, de domination.
Ce modèle d’une double France a été très largement partagé par une grande partie de la gauche française. On pourrait presque dire jusqu’à aujourd’hui. Ce modèle de la double France a aussi été critiqué au moment de la guerre d’Algérie. A ce moment, la gauche française, au nom de la « double France » s’interdisait de voir la question cruciale de l’indépendance de l’Algérie. A force de dire que la France c’était le moyen de l’égalité, de l’émancipation, de la culture, de la civilisation, on ne posait pas frontalement le problème de la séparation et de l’indépendance. Et donc, ce modèle-là a commencé à être critiqué, y compris à l’intérieur de la gauche de l’époque. Dans les années cinquante, soixante, ce modèle de la double France a été contesté et il est aujourd’hui au centre de différentes polémiques, de crises, de discussions.
Je terminerai par la troisième question que je voulais soulever dans cette conférence introductive : les traces laissées par la question coloniale dans les sociétés, dans la société française d’aujourd’hui. Nous pouvons ainsi réfléchir sur les circonstances du retour de la question coloniale et du colonialisme dans l’imaginaire de la jeunesse d’aujourd’hui. C’est une question très importante, qu’il nous faut vraiment regarder en face. Quand je dis dans la jeunesse d’aujourd’hui, je pense à ce qui se passe en France, mais je pense aussi à ce qui doit se passer en Corse, mais à ce qui se passe également dans les pays d’Afrique du Nord et beaucoup dans les pays d’Afrique noire, où la question coloniale, donc du rapport à la France, est de plus en plus prégnante, difficile, et à laquelle il faut naturellement répondre.
Une première trace importante est celle de la Constitution de la Ve République, précisément adoptée pendant la guerre d’Algérie. Nous vivons toujours aujourd’hui en France sur la base d’une constitution qui a été proposée à la société dans le cours d’une guerre coloniale, pour régler la question de cette guerre. Or, cette guerre est finie. Cette guerre coloniale est terminée, mais pas le modèle d’une constitution, avec l’article 16 qui donne tous les pouvoirs au président de la République en cas de crise, notamment. Rien n’a été bougé, n’a été modifié, encore moins abrogé. Donc, les structures politiques institutionnelles françaises sont issues de cette période-là et n’ont pas fait l’objet de critiques, d’interrogations même.