La colonisation, fille illégitime des Lumières ?

Fille illégitime, car si l’on croyait les Lumières mariées avec l’esprit de justice, seul leur compromission avec celui de lucre et de prédation a pu engendrer le phénomène colonial. Comment l’ère des déclarations des droits humains (« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »[1]) a-t-elle pu produire une situation aussi inégalitaire que le système colonial ? Les mécanismes qui ont conduit de l’une à l’autre doivent continuer à faire l’objet d’études et d’analyses toujours plus précises, à un moment où l’on voit d’une part ressurgir des discours de justification ou de déni, et d’autre part apparaître des exigences de repentance toujours plus pressantes, adressées aux générations actuelles qui ne peuvent se sentir responsables de fautes – fussent-elles singulièrement graves – commises il y a un si grand nombre de décennies.

Au centre de la problématique, on trouve naturellement la question politique de la concurrence entre nationalismes européens en pleine expansion. Le sujet est connu et a déjà été abondamment traité.

La question économique mérite certainement d’être à nouveau explorée, les Lumières ayant engendré la révolution industrielle, laquelle joua un rôle conséquent dans le développement des projets coloniaux : « …rêve du marché idéal, moteur de l’économie et explication des évolutions géopolitiques. Mais ce rêve est rationnalisé, organisé, rien n’est laissé au hasard. (…) L’Âge d’or semble tendre les bras à une Europe qui se sent capable de changer la face du monde… »[2]

Il est également étonnant de voir que des responsables politiques comme Jules Ferry, engagés dans le projet d’émancipation par l’éducation et le savoir promu à travers les Lumières, ont pu justifier la démarche coloniale au nom du devoir, pour les « races supérieures », de « civiliser les races inférieures », ce qui – par-delà une rhétorique qui nous paraît aujourd’hui insoutenable – conduisait à l’exact contraire de l’émancipation…

On peut également s’interroger sur le passage d’une prétendue supériorité de civilisation à une présumée supériorité raciale. Dans l’un et l’autre cas, l’objectif est naturellement de justifier la présence coloniale, le colonisé étant supposé – par essence – incapable, fainéant et violent, dans l’impossibilité d’organiser une société harmonieuse. Albert Memmi relève, dans son portrait mythique, la brutalité du colonisé[3], tout comme le fera Frantz Fanon au sujet du Nord-Africain[4]. Autre phénomène analysé par ces écrivains : l’intégration par le colonisé de l’idée de sa propre infériorité, et ce jusqu’à « la haine de soi » (Albert Memmi).

Toujours dans le registre des motivations – ou des justifications – de la colonisation, rappelons la place, dans l’imaginaire des pays de la rive nord de la Méditerranée, des représentations relatives à un « despotisme oriental » lié aux razzias et à l’esclavage de chrétiens dans les Etats barbaresques. En Corse, on trouve notamment des témoignages de ce traumatisme dans les locutions idiomatiques (« Razza macumetana ! »)[5] et dans l’art pictural, avec la thématique du « Maure bourreau » très présente dans le baroque insulaire[6]. Le souvenir de ces événements, transmis par la tradition orale, a certainement joué un rôle dans l’engagement colonial des Corses.

S’agissant des Lumières et de leur postérité paradoxale, on relèvera aussi la coexistence au XIXe siècle, au sein des mêmes milieux et parfois chez les mêmes personnes, d’un engagement antiesclavagiste et d’un soutien à la colonisation. Victor Schœlcher en est l’exemple le plus saisissant. Rappelons que le décret d’abolition de l’esclavage (1848) est intervenu quelques mois après que la conquête française de l’Algérie a été accomplie avec la reddition de l’Emir Abd el-Kader. Mais déjà au XVIIIe siècle, les discours sur l’esclavage et la colonisation étaient loin d’être exempts de complexité et d’ambiguïté. Les travaux d’Yves Benot sur les fondements intellectuels de l’antiesclavagisme et de l’anticolonialisme au siècle des Lumières ont apporté une contribution déterminante à la compréhension de la question. S’agissant de la colonisation, l’abbé Raynal, figure marquante de l’antiesclavagisme, défendait lui-même une idée largement répandue au sein des Lumières : « Si la contrée est en partie déserte, en partie occupée, la partie déserte est à moi. J’en puis prendre possession par mon travail. »[7] Rappelons du reste que Napoléon Bonaparte, qui avait été un lecteur passionné de l’abbé Raynal, entretenant même des relations épistolaires avec ce dernier, rétablit néanmoins l’esclavage, aboli quelques années plus tôt par la Convention. Par ailleurs, sa campagne d’Egypte avait constitué une opération de nature à la fois militaire et coloniale.

De la colonisation française, un angle de vue complémentaire nous est donné par la littérature, qu’il s’agisse des écrivains qui en ont dénoncé les méfaits (Maupassant, Gide, Albert Londres) ou des chantres de cette même colonisation, ceux que l’on appelait auteurs « colonistes », un qualificatif oublié de nos jours. La littérature corse a aussi, naturellement, été marquée par l’expérience coloniale, et ce jusqu’à nos jours. Le romancier Jérôme Ferrari en est un exemple emblématique (Où j’ai laissé mon âme, 2010)[8].

L’année dernière, au moment même où l’on commémorait le soixantième anniversaire de l’accession de l’Algérie à l’indépendance – parfois sur fond de polémique –, il nous avait paru intéressant de revenir à nouveaux frais sur une question qui continue à susciter nombre de discours politiques et de travaux universitaires. De fait, le colloque « Colonisation(s) » des 28 et 29 septembre 2022 à Corte permit non seulement de partager les travaux les plus récents, mais encore de confronter les spécialistes de diverses disciplines s’étant penchés sur cet objet toujours incandescent.  Il fut aussi l’occasion d’aborder une problématique sensible sur notre île : le rapport des Corses à la colonisation et leur statut passé – et parfois encore discuté – de « colonisé colonisateur ». Un paradoxe, une contradiction indépassable, si ce n’est dans l’acceptation inéluctable de la complexité propre aux choses humaines…

[1] Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

[2] Jean-François Klein, « Réseaux d’influences et stratégie coloniale. Le cas des marchands de soie lyonnais en mer de Chine (1843-1906) », Outre-Mers, Revue d’histoire, année 2005, 346-347, pp. 221-256.

[3] Portrait du colonisé, Payot, Paris, 1979 (1ère édition : 1957), p. 112-113.

[4] Les damnés de la terre, Gallimard, Paris, 2001 (1ère édition : 1961), p. 355.

[5] « Race de Mahomet ! », expression qui sera toujours prise en mauvaise part.

[6] Voir à ce sujet les travaux de Frédérique Valery, enseignante-chercheuse à l’Université de Corse.

[7] Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Tome second, Pellet, Genève, 1780, p. 250.

[8] Editions Actes Sud.

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