La ‘copie Corse’. Pierre angulaire de la grande Pyramide ?

Le Napoléon d’Abel Gance avait été présenté en première à l’Opéra de Paris le 7 avril 1927 dans sa version courte d’environ 4h, dénommée version Opéra.

Puis, après deux projections test en mai de la même année d’une version brut de 9h30 au cinéma Apollo, Gance réduisit son montage vers novembre pour arriver à sa Grande Version de sept heures qui est celle que j’ai restaurée pour la Cinémathèque française de 2008 à 2022.

 

Dans cet immense travail de recherche et de reconstruction, la copie corse a été un élément décisif.

 

Sa légende d’abord : j’en avais entendu parler depuis presque 20 ans. En août 1987, Bambi Ballard, auprès de laquelle je travaillais alors, m’en apprit l’existence. Au lendemain de la projection du Napoléon en Ajaccio place du Casone, elle avait lancé à la radio comme une boutade : « Si vous avez une copie de Napoléon dans votre grenier, s’il vous plait, apportez-là ! ».  Un certain Pierre Tognetti se fit alors connaître[1]

La découverte de cette copie amena en partie Bambi à réaliser une quatrième restauration du Napoléon en 1992, puis pour Kevin Brownlow, une cinquième et dernière restauration en 2000.

Son destin aurait pu s’arrêter là.

Mais en 2008, lorsque la Cinémathèque française m’appela pour réaliser une expertise du fonds Napoléon qui devait durer trois mois, et se transformera contre toute attente en une nouvelle restauration de 14 ans, mon assistante-monteuse Laure Marchaut et moi-même pouvions enfin avoir entre nos mains cette copie légendaire, grâce à l’entremise de Jean-Pierre Mattei.

 

Les détails de notre enquête et de nos longues et patientes investigations sur cette copie afin qu’elle nous révèle peu à peu tous ses secrets, seront relatés dans mon livre actuellement en cours d’écriture qui racontera toute l’aventure humaine et scientifique de cette restauration dont les origines remontent à 1983.

 

Disons d’emblée l’évidence : cette copie est à ce jour la plus belle copie positive au monde d’une version homogène et cohérente du Napoléon, directement tirée à partir d’un des deux négatifs originaux, c’est-à-dire la version courte Opéra de 4h[2].

 

Quand en août 2010, je découvris que, contrairement à ce qu’avaient cru tous mes illustres prédécesseurs (Henri Langlois et Marie Epstein, Bambi Ballard et Kevin Brownlow), la Grande Version ne consistait pas en la version Opéra à laquelle on aurait rajouté des séquences supplémentaires, mais était entièrement issue d’un seul négatif spécifique, celui de la version Apollo réduit à 7h, la copie corse devint alors la pierre angulaire de ma reconstruction.

Seul élément intégral survivant de la version Opéra (excepté l’épisode de Toulon), elle allait me servir de repère indispensable pour différencier et identifier, pendant des années et parmi le millier de bobines expertisées, si tel ou tel plan appartenait à l’image Opéra ou Apollo[3].

Un basculement s’effectua : cette découverte entrainait que nous ne pouvions capitaliser sur aucune des restaurations précédentes, puisqu’elles avaient toutes, et ce en toute bonne foi, mélangé les deux négatifs originaux, qui relevaient de deux films aux approches artistiques différentes.

D’une simple expertise à l’origine, la Cinémathèque française était amenée à envisager une nouvelle restauration du Napoléon, en reprenant tout à la base.

 

Mais cette copie étant en images Opéra, et puisque nous voulions reconstruire la Grande Version issue des images Apollo, cela nous condamnait-il à ne pas y puiser des extraits ?

 

Je découvris d’abord que les bancs-titre admirablement composés, c’est-à-dire les intertitres ou cartons, y compris et surtout ceux avec un fond animé (nuage, papier à lettre, dossiers, paysages défilant ou fil de l’eau, etc.), étaient équivalents dans les deux versions. C’est pourquoi près de 90% des cartons de la copie corse, d’excellente qualité photographique, furent repris dans cette restauration.

Quelques scénettes aussi furent utilisées car presque équivalentes aux images Apollo, que je ne trouvais que fortement dégradées ou disparues dans les rares éléments qui avaient subsisté de par le monde. Par exemple : la jeune Hortense de Beauharnais dialoguant avec son perroquet, Joséphine à son clavecin, le refus de Bonaparte à Pontécoulant, président de la Convention, d’aller combattre en Vendée, ou l’expiation de Salicetti. Mais surtout, la copie corse permit un grand sauvetage dans la séquence des Cordeliers, la scène dite des Trois Dieux, présentant Danton, Robespierre et Marat interprété par un Antonin Artaud presque halluciné.

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Au-delà de ce premier apport en tant qu’extraits, la copie corse nous délivra des secrets de fabrication bien plus subtils et décisifs.

Cette copie est directement sortie à l’époque des laboratoires GM Films en charge de la post-production du Napoléon. Elle est donc un référent rêvé envers tous les paramètres de la qualité de l’image et de son splendide rendu photographique (densitométrie, sensitométrie, charte de fixité, texture, etc.). En un mot, c’est elle qui fut notre diapason pour retrouver la qualité originelle du film.

C’est le rendu de son image, sa rondeur diraient les techniciens, la richesse de sa gamme de gris qui nous entraina dans une aventure exceptionnelle : celle d’inventer des outils numériques spécialement adaptés au cas Napoléon.

Plus spécialement, ce furent trois ingénieurs du département Recherche et Développement de chez Eclair Cinéma, Nelsy Zami, Lucas Boubel et Rémi Achard, qui développèrent sur trois ans (de 2017 à 2020) les outils numériques pour retrouver tout d’abord le fameux noir et blanc des pellicules orthochromatiques de l’époque, puis les très subtils teintages (orange, rouge, cyan, bleu, rose et vert) tout en respectant scrupuleusement le large éventail des nuances de gris de chaque image. Ces outils furent conservés et utilisés lors de la reprise de la restauration et son unification par les laboratoires Eclair Classics en 2020 dirigés par Davide Pozzi, et sous la responsabilité d’Elena Tammaracco.

Enfin, le rendu photographique de la copie corse restant notre référence, nous allions la conserver en nos stocks tout au long de la conformation réalisée par Véronique Mourlan et jusqu’à l’étalonnage effectué par Bruno Patin.

C’est ainsi que la copie corse impacta notre mode opératoire tout au long de la complexe chaine de restauration, du calibrage de la lumière du Nitroscan (un appareil unique au monde pour scanner les précieux éléments en 5K), jusqu’à l’étalonnage final.

D’un prêt de quelques mois en 2008, cette copie corse est donc restée auprès de nous jusqu’en 2022…

 

Cette copie exceptionnelle, voire unique, nous a permis d’éviter le rendu plat et froidement technique du numérique, et de garder la matière même de l’image cinématographique.

Abel Gance avait l’habitude de dire que ce qui était important dans ses films, ce n’était pas les images, mais ce qu’il y avait entre les images.

La copie corse, en nous dévoilant un à un tous ses secrets, nous a permis de retrouver cet impalpable entre les images, et donc d’une certaine manière, l’âme même du film d’Abel Gance.

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[1] Voir le texte de Jean-Pierre Mattei sur l’histoire de cette fameuse copie.

[2] Moins l’épisode de Toulon.

[3] Ce mode d’identification, tout d’abord par empirisme, fut ensuite prouvé scientifiquement courant 2014.

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