Napoléon et la Corse

La littérature napoléonienne, dont on sait le volume impressionnant, présente toutefois un angle mort : le rapport de l’Empereur à la Corse et, singulièrement, l’influence de la formation politique qu’il a reçu dans l’île sur son action publique. Or, il s’avère que cette dernière aura été déterminante dans les domaines les plus divers, qu’il s’agisse de politique religieuse ou éducative, ou encore de constitutionnalisme. Sans compter l’imaginaire historique de l’empereur, révélé par l’étude de ses écrits littéraires de jeunesse et qui apparaît profondément marqué par l’imaginaire national corse[1].

L’importance de cette influence constitue un champ de recherche peu investi jusqu’à ces dernières années. Récemment, des chercheurs de l’Université de Corse ont emprunté cette piste, à travers notamment les travaux, séminaires et colloques, organisés dans le cadre du projet « Paoli-Napoléon ». Elle semble d’ores et déjà extrêmement prometteuse[2].

 

Une tradition politique spécifique

La spécificité corse, dont personne ne songerait aujourd’hui à contester la réalité, revêt une dimension politique évidente. Il apparaît très clairement, à la lecture de la littérature insulaire, que notre pensée politique a traversé les siècles en conservant ses traits fondamentaux : liée à la tradition italienne, y compris au réalisme machiavélien, elle a toutefois développé ses singularités au fil du temps, particulièrement au cours de la révolution du XVIIIe siècle. Cette révolution (1729-1769) a durablement structuré la pensée politique corse, comme la Révolution française a structuré la pensée politique française jusqu’à nos jours[3]. Or ces deux révolutions sont d’inspirations fort différentes : la Révolution française a privilégié la notion d’égalité ; elle était fondée sur des abstractions comme la « volonté générale » ; elle a par ailleurs opéré une rupture avec la tradition, notamment religieuse, à travers la politique dite « de la table rase ». En revanche, la Révolution corse – comme l’américaine du reste – eut pour mot d’ordre « Liberté ». Se méfiant des abstractions – proche en cela des Lumières italiennes – elle a plutôt recherché des équilibres entre les pouvoirs, y compris de nature clanique. Enfin, elle n’a pas voulu de rupture dans la tradition[4].

Cette révolution corse du XVIIIe siècle a donné naissance à une forme spécifique de républicanisme[5]. Ce dernier conserve aujourd’hui encore une importance considérable, non seulement au sein des formations dites nationalistes – lesquelles représentent une grande partie de l’électorat – mais encore dans l’ensemble du paysage politique insulaire. Lorsque l’on considère la distance entre les traditions politiques corse et française, on comprend mieux les difficultés parfois rencontrées dans le dialogue entre l’île et l’hexagone.

Le républicanisme corse

Maurizio Viroli, spécialiste de Machiavel, présente le Florentin comme le « véritable fondateur du républicanisme moderne »[6]. Et il est peu discutable que, tout en théorisant le « républicanisme classique », cet auteur a ouvert la voie à une forme résolument nouvelle, laquelle trouve en l’Etat paolien une remarquable mise en pratique.

Rappelons qu’une république peut être définie comme une « communauté politique de citoyens souverains fondée sur le droit et le bien commun. »[7] Or, ces deux notions, droit et bien commun, ont structuré toute l’œuvre politique de Paoli. Ce dernier adoptera par ailleurs les principales idées caractérisant le républicanisme, particulièrement dans sa version « classique » : en premier lieu l’égalité politique (« L’égalité ne doit pas être un vain mot »[8]), en second lieu la non confusion des pouvoirs (premier pas vers la séparation des pouvoirs, comme la conçoit aujourd’hui la science politique), en troisième lieu la création d’une milice de citoyens et non d’une armée permanente (élément sur lequel Machiavel a particulièrement insisté[9]), en quatrième lieu le contrôle des responsables publics (sindacato[10]), en cinquième lieu enfin le gouvernement mixte (celui de Paoli se situe indiscutablement dans le cadre de cette doctrine[11]).

Mais à ce républicanisme classique théorisé par l’auteur florentin et dont il avait retenu toutes les leçons, Paoli ajoutera un certain nombre de traits particulièrement novateurs, inscrivant hardiment son régime dans la modernité et fondant ainsi un républicanisme spécifique : passage de la république aristocratique (celle de Venise ou de Gênes) à la république démocratique[12], démarche de sécularisation conduisant à une laïcité des pouvoirs publics, éducation comme l’un des devoirs de l’Etat envers le citoyen, constitutionnalisme… En outre, dans la continuité des gouvernements nationaux qui avaient précédé le sien, Paoli mobilisera le concept moderne de nation. Enfin, il avancera les idées inédites à son époque de libre détermination des peuples et de droit au bonheur [13], que l’on retrouvera plus tard lors des révolutions américaine et française. 

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L’influence de la pensée politique corse chez Napoléon Bonaparte

Depuis des décennies, on a pris l’habitude d’opposer les deux grandes figures politiques corses, Paoli et Napoléon. Dans une certaine mesure, cette présentation des choses a sa légitimité. La réalité est néanmoins plus complexe. Tout d’abord parce que le jeune Napoléon a été, comme ses parents, un fervent admirateur du Babbu di a Patria. Ensuite et surtout parce que l’Empereur a reçu en héritage la pensée paoliste et, plus généralement, la tradition politique corse. Depuis quelques années, des tentatives de rapprochement entre ces deux figures ont été opérées. On citera notamment l’ouvrage Bonaparte et Paoli. Aux origines de la question corse, de Charles Napoléon[14]. Par ailleurs, dans une communication prononcée en 2010 à l’Université de Corse[15], Marie-Thérèse Avon-Soletti a proposé d’établir une filiation politique entre les deux grands hommes. Elle met en évidence un certain nombre de points communs :

– La responsabilité du chef d’Etat devant le peuple, qui deviendra l’un des critères du bonapartisme. L’auteur observe à cet égard : « Ce concept, qui est étranger à la France continentale, sort directement du Généralat de Pascal Paoli dont Napoléon Bonaparte est l’héritier dans ce domaine et qu’il lèguera à sa descendance politique. »[16]

– Sur le plan religieux, une inversion du principe en vigueur dans l’Europe du XVIIIe siècle selon lequel « la population doit suivre la religion de son chef d’Etat » : « Le gouvernement est au service de la communauté et non l’inverse. Pascal Paoli le sait, et Napoléon Bonaparte reprendra cette même pensée (…) pour rétablir la paix religieuse en France. »[17]

– Une action résolue en faveur de la réconciliation et de l’union nationale. M.-T. Avon-Soletti rappelle le « contexte désastreux » de la Corse de 1755 et, davantage encore, de la France de 1799, avant de montrer comment les deux situations furent surmontées par la « politique d’union »[18].

 

Ces rapprochements opérés par M.-T. Avon-Soletti paraissent tout à fait opportuns, avec une réserve toutefois s’agissant du troisième point : on trouve bien, chez Napoléon comme chez Paoli, cette magnanimité et cette volonté de réconciliation – « c’est-à-dire l’oubli des vieilles haines stériles… »[19] – mais l’un et l’autre n’adoptent cet état d’esprit qu’après avoir vaincu leurs adversaires, à savoir les nations ennemies pour le premier, les clans rivaux pour le second. En cela, ils ont bien retenu la leçon de Machiavel qui enseigne de prendre en compte les cycles politiques et de demeurer attentif à la « qualità dei tempi »

 

Le réalisme machiavélien, qui nous semble constituer un élément essentiel de la pensée de Napoléon, ne lui vient pas à l’évidence de son éducation française mais de la Corse et de l’Italie, très concrètement du paolisme dans lequel a baigné sa famille. Dans sa Nouvelle histoire de l’Empire, Thierry Lentz observe que Le Prince « semble avoir été écrit pour Napoléon », rappelant que ce dernier

« disait lui-même qu’il était “tantôt renard, tantôt lion”, ajoutant que “tout le secret du gouvernement consiste à savoir quand il faut être l’un ou l’autre” »[20].

 

On reconnaît ici la fameuse parabole machiavélienne dont Paoli avait fait – longtemps avant l’Empereur – sa règle de conduite :

« …bisogna che faccia da leone e da volpe »[21] (Je dois agir comme un lion et comme un renard).

 

Autre point commun dans l’action publique de ces deux hommes d’Etat : la place donnée à l’éducation. On sait que la création d’une université d’Etat – à une époque où ce domaine était encore celui de l’Eglise – fut un élément majeur du généralat de Paoli. Quant à Napoléon Bonaparte, dans un article très complet sur le sujet, Napoléon organisateur de l’Université, Jacques-Olivier Boudon écrit :

« en bon lecteur de l’Esprit des lois de Montesquieu, Napoléon est convaincu de l’importance de l’éducation pour inculquer aux enfants l’amour de la patrie »[22].

 

Montesquieu certes, mais cette idée lui venait aussi et surtout de l’expérience de l’université paolienne que son père avait fréquentée et dont l’objectif patriotique était clairement affirmé[23].

Mentionnons également cet important élément de convergence entre les actions publiques paolienne et napoléonienne : le constitutionnalisme. Les deux chefs d’Etat ont entendu soumettre leur gouvernement à une loi fondamentale. Cette idée apparaît explicitement dans le préambule de la Constitution paolienne de 1755. On la retrouvera chez Napoléon, même s’il faudra attendre les Cent Jours pour observer une évolution vers une véritable monarchie constitutionnelle.

Par ailleurs, observons que la politique de Napoléon en matière de religion ressembla à maints égards à celle de Paoli qui avait scrupuleusement veillé à empêcher tout empiètement de l’Eglise sur les prérogatives de son gouvernement, sans toutefois verser dans une démarche anticléricale. Dans le même souci d’équilibre et de mesure, Napoléon abandonnera la politique antireligieuse des révolutionnaires français, tout en assurant l’indépendance de l’ordre politique par rapport à l’ordre ecclésial. Son attitude vis-à-vis des juifs et sa volonté d’intégration politique de ces derniers à l’Etat français évoquent aussi l’action publique de Paoli[24], lequel avait accueilli des juifs dans l’île et leur avait explicitement reconnu le droit de vote (rappelons que nous étions au mitan du XVIIIe siècle !). Au demeurant, ce n’est pas uniquement en matière religieuse que Napoléon se démarqua de la « politique de la table rase » des révolutionnaires français – laquelle avait d’ailleurs peu séduit les Corses – puisqu’il devait pour sa part assumer une totale continuité historique :

« Je me tiens solidaire de tous, de Clovis au Comité de Salut public »[25].

 

On trouve d’ailleurs, dans les textes de référence des révolutionnaires insulaires, la même affirmation d’une continuité historique nationale[26].

Au regard de ce que nous venons de rappeler brièvement, comment ne pas considérer que Napoléon fut moins le continuateur de la Révolution française – comme on le présente parfois – que celui qui, issu d’une culture politique radicalement différente, provoqua un infléchissement, voire une rupture, dans le cours d’événements dont il sut habilement tirer parti ? 

 

Cet article a été publié le 30 juillet 2021 dans la Revue politique et parlementaire, au sein d’un numéro consacré à Napoléon Bonaparte, « L’insaisissable ». Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation d’Arnaud Benedetti, responsable de la revue.

[1] Voir le texte intitulé « Nouvelle Corse ».

[2] Voir notamment : Pascal Paoli, la Révolution corse et Napoléon Bonaparte, actes des séminaires et colloques organisés dans le cadre du projet « Paoli-Napoléon », Editions Alain Piazzola, Ajaccio, 2017 ; Héros de Plutarque. Les grandes figures de la Corse : Histoire, mémoires et récits, éditions Piazzola, 2022 ; Lumi, revue d’études sur l’âge des Lumières et des révolutions, ainsi que sur leur postérité, https://m3c.universita.corsica/lumi/

[3] Voir Vincent Peillon, La Révolution française n’est pas terminée, Seuil, 2008, p. 15.

[4] Sur les différences entre Lumières françaises et italiennes, voir notamment: Nicola Fruscoloni, « L’Accademia Etrusca nel movimento riformatore del primo settecento ». (Accademia Etrusca di Cortona, Annuario XVII, Nuova serie – vol. X, 1978, p. 66).

[5] Cf. Jean-Guy Talamoni, Le Républicanisme corse. Sources, institutions, imaginaire, Albiana, Ajaccio, 2018.

[6] Républicanisme, traduction de Christopher Hamel, Editions Le bord de l’eau, 2011, p. 13. (Edition italienne : Laterza, Roma-Bari, 1999).

[7] Ibid., p. 7.

[8] Voir Antoine-Marie Graziani, Pascal Paoli. Père de la patrie corse, Tallandier, Paris, 2002, p. 139.

[9] Sur cette question, voir « Le Prince », chapitre XIII (Œuvres complètes, op. cit., p. 329 sqq.) ; « Discours sur la première décade de Tite-Live », chapitre XXI du livre premier (ibid., p. 435) et chapitre XX du livre second (ibid., p. 570). 

[10] Il s’agit ici d’un marqueur du républicanisme classique italien.

[11] La Diète constituant l’élément démocratique, le Conseil d’Etat l’élément aristocratique et le Général l’élément monarchique.

[12] Paoli refusera résolument de créer une noblesse dans l’île.

[13] Notions fort logiquement mentionnées dans le préambule de la Constitution corse de 1755.

[14] Perrin et Editions La Marge (Ajaccio), 2000.

[15] « Napoléon et Pascal Paoli : une filiation, la même capacité à réaliser l’unité », Attentes et sens autour de la présence du mythe de Napoléon aujourd’hui, Actes du colloque international organisé les 6, 7, et 8 septembre 2010 à Corte, sous la direction de Jean-Dominique Poli, Editions Alain Piazzola – Università di Corsica, Ajaccio, Corti, 2012, p. 155-168.

[16] Ibid., p. 160.

[17] Ibid., p. 162.

[18] Ibid., p. 164 sq.

[19] Ibid., p. 167.

[20] Tome III, La France et L’Europe de Napoléon. 1804-1814, Fayard, 2007, prologue : « Le prince et le temps ».

[21] Lettre de Paoli à Salvini, du 18 juin 1760.

[22] Revue du Souvenir Napoléonien, N° 464, avril-mai 2006.

[23] « …al servizio di Dio, e della Padria » (Raguagli de l’Isola di Corsica, Num. XI, novembre 1764).

[24] Cette volonté d’intégration ne saurait être contestée, même si l’attitude de Napoléon à l’égard des juifs est controversée sur d’autres points.

[25] Cf. Louis Madelin, Histoire du Consulat et de l’Empire. La crise de l’Empire. 1810-1811, Hachette, 1937, p. 11.

[26] Cf. la Giustificazione de Salvini.

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