Napoléon et Paoli

On a souvent l’habitude d’opposer Napoléon et Pascal Paoli.  C’est une erreur. Napoléon est né en 1769. Son père Charles Bonaparte en 1746. Et la grand-mère de l’Empereur, née Pietrasanta[1], veuve Ramolino, puis veuve Fesch, est née à Ajaccio le 26 octobre 1725, c’est-à-dire après la naissance de Paoli à Morosaglia, le vendredi 6 avril 1725. Paoli a donc l’âge des grands-parents de Napoléon. Ramolino, grand-père de l’Empereur, est né en 1723. Se demander comment Napoléon et Paoli s’entendaient, cela reviendrait à se poser la question de l’entente entre le général de Gaulle et François Hollande. Trois générations séparent Napoléon du Babbu, ce qui signifie en langue corse le père (et ici le père de la Patrie). Mais, dans la circonstance, c’est vraiment le grand-père. Toute sa vie, Paoli regardera Napoléon comme un petit garçon car il a vu Laetitia enceinte à Corte aussi bien de Joseph qui y est né en 1768, que de Napoléon, né l’année suivante à Ajaccio, trois mois après la fuite de Paoli à Londres, via Livourne.

PAOLI ET BONAPARTE AU PLAN PERSONNEL : LA FAILLE DE PONTENOVO (1790)

Devenu sexagénaire, Paoli n’a guère apprécié, à 65 ans, que le jeune lieutenant d’artillerie Bonaparte se permette de critiquer à 20 ans son plan de bataille, alors qu’ils cheminaient ensemble sur la route de Bastia à Corte. D’après Joseph, ils auraient fait halte en 1790 à Ponte Novo où les 2 à 3 000 Paolistes de 1769 auraient été battus avec les Suisses et Prussiens, engagés comme mercenaires par Paoli, au niveau du pont enjambant le fleuve. Napoléon, sorti de l’une des plus grandes Ecoles militaires françaises (Brienne), et jeune officier, se grille ce jour-là, dans l’esprit du Babbu, sorti d’une Académie militaire de la péninsule italienne. Une pointe de jalousie perce même chez Paoli qui aurait bien voulu sans doute avoir une instruction aussi bonne que celle dont le jeune Bonaparte a pu bénéficier, d’abord au collège d’Autun, puis à l’Ecole militaire de Brienne. Paoli, lui, avait 14 ans à son arrivée à Naples en 1739 et il a été formé uniquement par son père jusqu’à cet âge avancé qui correspond à celui d’un élève de troisième ou seconde de nos jours. Bonaparte, en revanche, a eu la chance d’avoir une vraie scolarité, dès l’âge de 9 ans, comme tous les jeunes nobles français, avec un vrai enseignement dispensé, dans toutes les disciplines, puis ensuite une vraie spécialisation dans le domaine, alors le plus réputé des armées européennes, celui de l’artillerie, en train d’éclipser totalement la cavalerie, jusqu’alors l’arme la plus prestigieuse, avant l’infanterie et la marine.

En 1741, Pascal n’était qu’un jeune soldat admis comme cadet au régiment Corsica, stationné à Pizzo Falcone où il était encore apostillé en 1743. Après avoir séjourné à Gaète (1742-1743), il a été promu sous-lieutenant (et encore !) « surnuméraire », le 8 décembre 1743, à 18 ans 1/2. C’est un militaire qui a sans doute eu un contact avec Genovesi dans son adolescence, entre 15 et 16 ans, car Genovesi était étudiant en 1743[2] et Paoli l’a peut-être eu comme répétiteur. Dans toute son oeuvre, Genovesi n’a du reste pour Paoli qu’une seule et courte phrase dans ses Lettere academiche dans laquelle il compare le petit garçon de jadis au Miltiade ou à l’Épaminondas de la Corse. Petit garçon et non étudiant. Ceci est confirmé en 1767 par John Symonds, professeur d’histoire à Cambridge, reçu par Paoli à Corte, qui écrit que Paoli a été l’élève (et non l’étudiant) de Genovesi : il le tient de la bouche même du général mais il se garde bien de dire que Paoli a suivi ses cours à l’Université. En 1770 : Raimondo Cocchi, professeur d’anatomie à l’Université de Pise, fils d’un ami de Genovesi, écrit de son côté : Paoli fit toutes ses études de grammaire, de rhétorique et d’éthique, dans cette dernière matière sous la direction d’Antonio Genovesi, aujourd’hui professeur de commerce dans la cité de Naples. Aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il ne l’était point lorsqu’il enseignait au petit Pascal. Paoli étant qualifié par certains de ses contemporains d’ancien camarade d’école et non d’université, il est permis de penser qu’il aurait été externe du collège jésuite de Naples et qu’il aurait pu avoir, à 15 ans, Genovesi, comme répétiteur, jeune homme de 26 ans.  S’il avait été son précepteur à la maison, Paoli n’aurait pas eu de camarade d’école. Pascal a donc pu suivre ses cours, fin 1739-courant 1740, pendant un an, l’équivalent d’une classe de seconde/première/terminale groupées. Lorsque Genovesi publie une sorte de thèse, dite complémentaire (un D.E.A amélioré) : ses Éléments d’art logique-critique, en 1743, Paoli suit à cette époque des cours d’artillerie (comme Bonaparte plus tard), au sein d’une Académie militaire. En 1745, lorsque Genovesi obtient, à 34 ans, la chaire d’éthique de l’Université de Naples, avant d’obtenir ultérieurement celle d’économie politique, Paoli est déjà un sous-lieutenant d’infanterie de 20 ans. C’est alors seulement que Genovesi est nommé professeur à l’Université[3] !

L’intelligence vive de Paoli a trouvé un refuge dans les textes latins (Virgile, Tite-Live, Tacite qu’il connaît par cœur) mais, à la différence de Bonaparte élevé en français, son français est balbutiant. A la différence de Sampiero Corso qui écrivait des lettres à Catherine de Médicis qui étaient d’excellent gentilhomme (dixit Brantôme), Paoli maîtrise surtout l’italien, malgré les leçons d’anglais données par Boswell à Londres, de 1769 à 1790, aussi difficilement assimilées que celles données à Moscou, à Pozzo di Borgo, de 1804 à 1814. Atteint d’une véritable boulimie de culture latine, les dons sans doute réels de Paoli en mathématiques, à la différence de ceux de Bonaparte (immenses dans ce domaine), n’ont pas été exploités, ou mal exploités, alors que son propre colonel (le marquis d’Arezzo à Naples), le voyait capable, en 1752, de servir assez vite dans le corps des ingénieurs, donc comme scientifique, mais pas comme combattant (détail intéressant). Il avait 27 ans et il écrivait alors à son vieux père :  « Je vous écris… de vouloir bien me faire acheter un livre français qui s’appelle le Parfait ingénieur et, si vous le pouvez, le Rollin avec L’Esprit des lois (traduit en italien en 1751) et les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence« .  Le Rollin ! Quelle formidable influence !  Il lui écrit aussi : « Si vous trouvez l’ouvrage d’Agricola De fossilibus ac metallis, achetez-le moi ».

Il est évident que Paoli a dû fort mal supporter la leçon de stratégie et de tactique que Bonaparte, sur le site de Pontenovo, voulut lui donner. Lui aussi aurait bien voulu entrer dans l’armée française. La première armée du monde ! Il l’a vivement espéré en 1749 et Antoine-Marie Graziani cite la première lettre conservée de Paoli, datée de Syracuse le 20 novembre 1749, et adressée à Antonio Buttafoco, capitaine au Royal-Corse, âgé de 42 ans : « je servirai plus volontiers dans les troupes françaises (que napolitaines) parce qu’on y a plus lieu de combattre et d’y acquérir plus de gloire ». Il le dit et le répète : « Je ne suis que trop désireux de servir dans les troupes françaises ». En 1751, Pascal revint à la charge. Son père effectua une seconde demande, auprès du marquis de Cursay cette fois-ci, mais il n’en obtint que « des espoirs plutôt lointains »[4]. Son père, exilé à Naples depuis 1739, déjà veuf peu après la naissance de Pascal, n’était qu’un modeste colonel ad honores de l’armée des Bourbons de Naples, une toute petite puissance, sans vrai crédit à Versailles, et Buttafoco, chargé d’obtenir ladite place, se méfie du père comme du fils. La demande de Pascal resta donc lettre morte, d’où les très vifs reproches de Paoli à son père avant de partir en Corse en 1755, au moment où l’Esprit des lois vient d’être publié et traduit en italien. Peut-être que c’est Genovesi qui a conseillé à Pascal de lire Montesquieu puisqu’il le considère comme le « législateur de toutes les nations » d’où le projet de pré-constitution de 1755. Texte pré-constitutionnel, car si le texte avait été abouti, Paoli aurait-il demandé à Rousseau d’écrire une Constitution pour la Corse, en 1764, neuf années plus tard ? Et, en 1768, après 13 ans de pouvoir, Paoli sollicitait encore le R.P. Andrew Burnaby pour qu’il lui donne des idées pour écrire la Constitution de la Corse, preuve que l’essentiel restait à penser et à écrire. En 1768, en effet, Paoli écrit le 21 mars depuis Patrimonio, au Révérend Burnaby : « Je crains que la partialité et l’amitié qu’il me porte (James Boswell) ne l’aient prévenu (dans l’Eloge qu’il fait de lui dans Account of Corsica, sorti en librairie en février 1768). Monsieur Cocchi produira également quelque narration. A travers les observations d’hommes si valeureux, je verrai mieux les difficultés de mes concitoyens et peut-être me sera-t-il ainsi permis d’adapter une constitution appropriée »[5] ! Après quatorze années d’un pouvoir sans partage, alors qu’il est à la veille de le perdre, Paoli en est toujours au stade du projet de constitution ! La rédaction envisagée en 1755 n’ayant toujours pas avancé à l’issue de trois quinquennats de pouvoir, cela est quelque peu inquiétant… Quand on songe à l’œuvre européenne de Napoléon, en onze années de pouvoir impérial (1804-1815) –Code Civil, Lycées, Universités, Banque de France, Préfectures, Armée, Marine, Légion d’honneur, etc…–, il faut bien reconnaître que les deux hommes étaient bien différents car écrire un texte pour 124 000 habitants aurait dû être beaucoup moins long que gérer un pays de 30 millions de citoyens, sans compter les colonies (Antilles) et les régions nouvellement annexées à l’Empire. Ces détails sont importants car ils montrent que Paoli est un autodidacte très cultivé, alors que Bonaparte est un des meilleurs élèves d’Autun d’abord, de Brienne ensuite.

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Résultat, vexé par les commentaires du jeune Napoléon à Pontenovo, Paoli, né roturier, fils d’un marquis théodorien, ne pouvait regarder Bonaparte, dans les mois suivants, que comme un petit garçon, noble, ambitieux et agité qui avait cherché à lui donner une leçon, à lui qui avait l’âge d’être son grand-père ; à lui que l’on connaissait jusqu’aux Amériques depuis 1766 dans les loges de Boston et de Philadelphie ; à lui qui avait été reçu par George III, roi d’Angleterre, et la reine Charlotte, dans son château tout neuf de Buckingham. Comment ce freluquet de 20 ans, lieutenant totalement inconnu, avait-il osé critiquer le vieux sage sur le site de Pontenovo ? Bonaparte est-il allé jusqu’à lui faire le reproche de ne pas avoir combattu en personne, les armes à la main, sur le champ de bataille, alors qu’en 1769 Paoli pouvait le faire ! Il n’avait que 44 ans ! Napoléon, à Moscou, aura 43 ans. Les ennemis de Paoli, encore aujourd’hui, restent crispés sur cette absence de Paoli, au cours d’un combat dans lequel il n’a été que spectateur, regardant ses troupes vaincues, au pied de la colline, dans des circonstances du reste assez troubles. Petriconi ira jusqu’à évoquer, à demi-mot, l’éventualité d’une trahison, celle de Gentile. Quelques auteurs étrangers abondent dans ce sens.

La faille entre Paoli et Napoléon apparaît à ce moment-là, autour du 20/25 juillet 1790, au moment où la Révolution prend corps en Corse. Paoli ne peut s’empêcher d’écrire à Colonna-Cesari : « Quand le gouvernement est dirigé par des jeunes gens inexpérimentés (giovani inesperti) –allusion à Joseph, 22 ans, membre du Directoire départemental–, il n’est pas étonnant que de petits garçons sans expérience (ragazzoni inesperti) –allusion à Napoléon, 21 ans– soient destinés au commandement des gardes nationaux ».

UNE FAILLE ETROITE NEANMOINS, DE PAR LE PARTAGE DE LA CORSITUDE

Paoli et Napoléon sont Corses tous les deux avec un écart générationnel tel qu’ils ne pouvaient être des rivaux, à la différence de Paoli et Matra, ou de Napoléon et de Pozzo di Borgo, né en 1764. Ils ne peuvent donc être ni de vrais ennemis, ni de vrais adversaires. On ne combat ni son grand-père, ni son petit-fils. Louis XIV l’avait dit à toute l’Europe lorsque la couronne d’Espagne de Charles II échut à son petit-fils Philippe V. Paoli a ouvert une première Université à Corte, en 1764, Gênes ayant toujours négligé volontairement de le faire, aussi bien avant 1736, année où Neuhoff dénonce cette carence, que pendant les trois décennies qui ont suivi. Or, l’un des 25 étudiants de ce premier établissement supérieur, ouvert dans l’île, a été Charles Bonaparte, 18 ans en 1764, qui y a fait l’équivalent de deux ans de droit, notre DEUG actuel, avant d’aller soutenir une thèse de doctorat à l’Université de Pise, très brièvement, aussi brève que celles de son fils Joseph et de Pozzo di Borgo plus tard.

Paoli, en 1764, a remarqué très vite l’intelligence très fine, le dynamisme et l’entrain de Charles. Certains prétendent que Charles aurait été le secrétaire de Paoli. C’est un abus de langage. Ce n’est qu’en 1793 que l’idée de faire de Lucien Bonaparte, fils de Charles, le secrétaire de Paoli, a germé dans l’esprit de Laetitia, veuve depuis 1785. En revanche, il n’est pas impossible que Charles ait rédigé certaines proclamations du gouvernement (national pour les paolistes, rebelle pour les Génois), de Corte et même certains des discours de Paoli. L’abbé Rossi, supérieur des Capucins d’Ajaccio, a même affirmé que Charles serait l’auteur du vibrant Appel à la jeunesse corse[6] qui enflamma la consulta du 22 mai 1768 et qui eut un grand écho en Europe. L’abbé Rossi est un proche des Bonaparte qui se font inhumer aux Capucins d’Ajaccio, notamment Giuseppe, le père de Charles, mort et enterré en 1763. Rossi a sans doute raison car il voit régulièrement Charles à Ajaccio. Mais on trouve le compte-rendu de cet Appel, avec le texte intégral de cette adresse, un peu partout : dans un mémoire anonyme, écrit en italien, en 1769, sous le titre Memorie istoriche concernenti la vita di Sua Ecc. D.P. Paoli[7]. A Rome, dans l’ancien fonds des Jésuites, sous le nom d’Appello alla valorosa gioventù di Corsica (1768)[8] ; et dans Mercure historique et politique du 2e semestre de 1768, p. 101, qui a aussi publié le compte-rendu de cette consulta à La Haye, avec le texte intégral en français. Or c’est Paoli qui en est donné pour l’auteur officiel… La Pennsylvania Gazette du 24 novembre 1768 a fait aussi l’éloge de cette consulta et en a publié le résumé, en anglais. Napoléon, lui, a toujours dit, notamment à Sainte-Hélène, que cet appel avait été écrit par Charles[9]. Nous le croyons car Charles avait la plume facile, comme Paoli il est vrai, mais le texte, qui a fait l’objet d’une harangue, parlant de l’avenir de la génération montante convient beaucoup mieux à Charles, 22 ans, jeune père de Joseph, à la date du 22 mai 1768, qu’à Paoli, célibataire endurci de 43 ans sans enfants. Charles, sur la place publique, peut d’un geste de la main montrer Joseph à la mamelle de Laetitia. Paoli, non.

Ceci dit, Paoli a entretenu une trop bonne intimité avec Charles et Laetitia tout jeunes à Corte pour ne pas avoir éprouvé une réelle et sincère amitié pour leur famille. Paoli a formé l’esprit de Charles. Il l’informait de ses projets dans son beau salon de Corte, orné de fauteuils capitonnés or et cramoisi, de lustres, miroirs et meubles italiens. Laetitia, mère de Napoléon à 19 ans (son 4e enfant), vivait comme dans un rêve. Elle y parada pour la première fois de sa vie lorsque Paoli y reçut un envoyé du bey de Tunis, treize mois avant le désastre de Pontenovo. Paoli reçut du bey un cheval arabe, un tigre qui faisait peur dans sa cage et un couple d’autruches sympathiques. C’était pour le remercier d’avoir aidé des corsaires tunisiens à réparer leurs avaries. Laetitia a raconté cette visite quasi princière maintes et maintes fois à ses enfants au point que Napoléon en a parlé toute sa vie. « Paoli, au temps de sa puissance, ayant reçu une ambassade d’Alger ou de Tunis, voulut donner aux Barbaresques une idée des attraits de ses compatriotes ; il rassembla toutes les beautés de l’île : Madame y tenait le premier rang » a-t-il dit[10] après Waterloo.

Laetitia, particulièrement élégante en robe longue, a vite pris goût au luxe et aux belles choses à Corte car, comme ses filles, elle semble avoir eu de fortes dispositions en matière de luxe et de raffinement. Paoli y faisait servir une étrange boisson, nouvelle, douce, chaude et épaisse : du chocolat chaud. C’était sucré et agréable. Il le faisait servir dans une chocolatière d’argent massif, c’était beau, sur un plateau d’argent frappé aux armes de la Corse avec la tête de maure dont il avait fait relever le bandeau car celle introduite en 1736, par Neuhoff, avait pour la première fois dans l’histoire de Corse le bandeau sur les yeux (preuve que c’était la tête de saint Maurice, saint noir égyptien martyrisé en 303 à Trèves, ville natale de Neuhoff, et patron du Saint-Empire romain germanique, car toutes les têtes de maure de type aragonais n’ont jamais eu de bandeau sur les yeux (preuve du supplice).  A Corte, pour Charles et Laetitia, le confort et le luxe, le train de vie, les personnages reçus, tout était impressionnant. Ils avaient 20 ans et deux bébés. Chez le neveu de Paoli (Barbaggi, à Monticello), Charles savait aussi que le luxe était grand. Boswell en parle dans son Tour de Corse édité à Londres sous le nom d’Account of Corsica. Il écrit y avoir fait « un repas de douze plats très bien présentés et servis dans de la porcelaine de Saxe, plus un dessert, plusieurs vins différents et une liqueur, tous produits de la Corse ».

Charles a vraiment passé à Corte, avec son épouse et ses deux petits garçons, des années heureuses. Paoli, arrivé à 30 ans de la péninsule Italienne, se sentait un peu perdu dans ces montagnes. Il avait contemplé la mer, les couchers de soleil en Sicile, à Naples et à Palerme. Il regrettait parfois d’être à Corte comme confiné loin de la vieille capitale génoise, la Bastia, hostile à ses troupes de montagnardi comme à ses idées. Mais Laetitia qui ne connaissait qu’Ajaccio aimait cette ambiance : Corte érigée en véritable centre de pouvoir. De ses fenêtres, elle voyait à quelques mètres le Palais national. A Corte, il y avait le Conseil d’Etat, l’Université. Charles y était bien. Même le Docteur Thion de La Chaume, médecin des armées sous Louis XVI, en poste à Ajaccio, a écrit : « Les villes principales (de l’île) sont Bastia, Ajaccio, Calvi, Saint-Florent, Bonifacio, toutes cinq sur le côté. Corte est dans le centre. C’est là qu’il serait à souhaiter qu’on établit le siège du gouvernement, le Conseil Supérieur, l’Université ». Mais Paoli trouvait qu’on y manquait de beaucoup de choses, ne serait-ce que de papier pour écrire. Mais la vue y est magnifique. La citadelle du XVe siècle y a une allure exceptionnelle. L’église paroissiale y est belle ; ancienne. Dédiée à San Marcello, elle accueillait les fidèles comme la nouvelle église, dédiée à l’Annonciation, construite vers 1650, au centre-ville. La chapelle San Luiggi, construite en 1740 par la famille Arrighi, y était plus intime, comme Santa Croce, propriété d’une Confrérie de Pénitents depuis 1633. Le couvent franciscain du XVe siècle y hébergeait 26 moines. Le couvent capucin du XVIIe : 18. Mais Charles n’a pas eu la chance d’y profiter du canal « qui conduit à la fontaine une source de très bonne eau » car il ne fut ouvert par Louis XV qu’à partir de 1770, pour alimenter la population, la garnison et le moulin. La Briqueterie et l’Hôpital militaire n’existaient pas encore, eux non plus, du temps de Paoli et de Charles.

Corte, auprès de Paoli, ce fut l’enseignement des Lumières. Montesquieu quand Charles avait deux ans, avait écrit dans l’Esprit des Lois : « Les peuples des îles sont plus portés à la Liberté que les peuples du continent ». Giacinto Paoli avait inculqué à Pascal, dès janvier 1735, des principes qui enflammaient la jeunesse estudiantine corse : « Nous tous et chacun de nous, et chaque homme du peuple, avons et devons avoir la Liberté de manifester notre sentiment, quel qu’il soit, et de donner ou de ne pas donner notre assentiment à ce qui est proposé par la pensée d’autrui » [11]. C’est parce que Paoli s’est imposé comme le champion de la résurrection des « droits naturels de l’Homme » qu’il électrisait la jeunesse lorsqu’il disait « Le plus ferme appui de la souveraineté est le consentement du peuple entre lequel et le prince doit nécessairement être supposé un contrat ».

Le souvenir de ces années cortenaises fera que Paoli, devenu vieillard, évoquera volontiers le passé en l’enjolivant. Charles Bonaparte, mort depuis 1785, et qui l’a « lâché » après Ponte Novo, devient -à titre posthume-, son « bon ami ». Bonaparte, dont les Paolistes ont ravagé la maison et chassé la mère, devient le vengeur de la nation corse ! « Le destin donne aux Corses l’occasion de se venger des offenses » grâce à Bonaparte, écrit Paoli qui cherche même à faire faire un beau portrait de Bonaparte à Londres ! De son côté, Bonaparte espère que Paoli va demander « à être réintégré dans son droit de citoyen français » et quitter l’Angleterre (ennemie héréditaire de la France) pour un autre pays avec une forte pension.

Paoli octogénaire se souvient avec émotion de Pauline, sœur de Napoléon : « ma favorite… Elle avait dix ans quand je l’ai vue, mais on aurait dit la Vénus céleste tant étaient grandes la grâce et l’innocente beauté qui resplendissaient dans ses affections juvéniles, surtout quand elle me dit qu’elle voulait faire les honneurs de la maison pour recevoir les dames le soir. Elle fut même ma correspondante. Sa mère et son père m’ont toujours été attachés et en signe des obligations que j’avais envers ce bon ami défunt (Charles), je laissai entre les mains de son fils aîné (Joseph) une petite note dans laquelle il me prévenait de quelque danger que je courais en Corse. Vous pensez bien qu’ils ne peuvent pas m’être indifférents ».

La faille de 1790 est donc particulièrement étroite, en raison de l’amitié des personnes et des familles, d’autant plus que Giacinto Paoli avait lui-même beaucoup travaillé, en 1736, avec le jacobite Neuhoff et son grand chancelier, Sebastiano Costa, qui devait son prénom à son arrière-grand-père maternel, Sebastiano Bonaparte, l’aïeul de Charles. Neuhoff a en effet rédigé les premiers textes dits pré-constitutionnels de la Corse en 1735, avec Sebastiano Costa (1682-1737) natif d’Ajaccio. Celui-ci était le petit-fils du notaire Giovan Valerio Costa (1631-1687)[12] et de Camilla Bonaparte (1632-1705), fille de Sebastiano Bonaparte, et sœur aînée de Carlo Maria (1637-1692), le trisaïeul de Charles, père de Napoléon. Sebastiano Costa a eu pour marraine Fiordalice Bonaparte (1660-1734), fille de ce Carlo Maria. Père d’un fils chanoine à Ajaccio, d’un jésuite et d’un autre prêtre, Sebastiano Costa a quitté Gênes en 1732, sacrifiant son cabinet lucratif d’avocat à son désir d’Etat corse et de défense d’un catholicisme « dur ». « Auditeur général de la nation corse » en 1735, Costa est le rédacteur des premiers textes qui composent, même si le terme est exagéré, les prémices d’une constitution insulaire, lors de la consulte d’Orezza, assemblée populaire de 1735. C’est lui qui rédigea notamment les seize capitoli (chapitres) de la « constitution » d’Alesani, l’année suivante. Cet Etat corse éphémère fit de lui un comte théodorien, par lettres de Neuhoff de 1736, puis un marquis théodorien, en même temps que le père de Pascal Paoli. Le marquis étant le protecteur d’une marche territoriale de la France d’où le choix de ce titre par Neuhoff, élevé à Versailles, et fils d’officier français. (Alphonse d’Ornano avait été fait marquis de Porquerolles, autre île protectrice du littoral du continent, comme la Corse ou Ouessant, dont les marquis étaient les gouverneurs de Brest, la famille de Rieux). Sebastiano Costa devint alors « Grand chancelier du royaume, Premier secrétaire d’Etat et garde des sceaux » de Théodore 1er et dernier (1736). Ses Mémoires sont précieux[13]. On y voit le petit-fils d’une Bonaparte, filleul d’une autre Bonaparte, réfléchir à ce que devait être un Etat, d’où la proximité de Paoli et de Charles Bonaparte. Celle-ci est encore rendue plus étroite de par l’appartenance maçonnique de Paoli et du père de Napoléon.

UNE FAILLE ENCORE PLUS ETROITE DE PAR LA PROXIMITE MACONNIQUE

Si Paoli est averti par Joseph des dangers qu’il pourrait courir en Corse après son retour dans l’île en 1790 c’est parce que Paoli est franc-maçon et Joseph « louveteau » (jeune futur franc-maçon). Or les « frères » au nom de la « fraternité maçonnique » s’informent réciproquement, quoique dans des camps opposés, afin de ne pas faire couler inutilement le sang de leurs troupes, que ce soit sur le sol corse, continental ou américain. Le premier gouverneur de Corse Marbeuf est franc-maçon. L’intendant de Corse Boucheporn, aussi. Et c’est parce que Charles Bonaparte a été initié pareillement à Marseille au début des années 1780 qu’il devient, à plusieurs reprises, un « bon ami », sous la plume même de Paoli. Tous appartiennent au même milieu, presque au même monde, au point que Mme de Varese jeune aurait été successivement la maîtresse de Paoli puis, devenue quinquagénaire, de Marbeuf après l’avoir été d’un maréchal de France. Ces renseignements ont été visiblement rapportés à Dumouriez, ministre de la Guerre[14], par Pozzo di Borgo lorsque celui-ci était au Comité diplomatique de la Législative à Paris car on ne voit pas quelle pourrait être l’autre source d’information du ministre.

Paoli, privé de mère quasi au berceau, privé visiblement de grand-mère aussi, n’est pas d’un catholicisme exacerbé. Loin de là. Petit-fils de meunier semble-t-il, il n’y a pas un seul enfant appelé dans sa famille Angelo ou Santo. Chez les filles : pas de Maria, mais des Dionisa (sa mère, sa nièce), des Doria (Adoria/adorée) ; chez les garçons des Clémente, des Felice, ce qui signifie bonheur, félicité. Lui-même est baptisé sous les prénoms d’Antonius, Philippus, Pasqualis : Antoine, comme son parrain médecin ; Philippe comme son grand-oncle Valentini ; Pasquale parce qu’il est né le premier vendredi (6 avril 1725) qui a suivi le dimanche de Pâques (1er avril). Sa famille est tellement superstitieuse qu’on le dira à vie né le 5, le jeudi, et non le jour de la Crucifixion. Chez les Paoli, on est volontiers en procès avec des ecclésiastiques. Pascal naît même d’un père (Giacinto/Hyacinthe) et d’une mère (Dionisa Valentini) qu’Hyacinthe a tirée « d’un lit étranger », car Dionisia avait été mariée avec dispense de consanguinité épiscopale par un oncle prêtre à un de ses cousins Valentini et son premier mariage a été cassé, au bout de sept ans, pour impuissance, par le Tribunal de l’Officialité ; Dionisa, qui n’avait jamais eu d’enfant, en a six ou sept dans les années qui suivent son mariage avec Hyacinthe. Ceci prouve une liberté d’esprit et de parole unique au sein du couple des parents de Pascal, puisque la mère de Pascal a dû confier ses premiers malheurs conjugaux à Hyacinthe, à l’évêque (pour faire annuler son premier mariage) et au gouverneur génois en poste à Bastia (pour récupérer sa dot).

L’enfance de Paoli, orphelin de mère très tôt, a été marquée par l’arrivée en Corse en 1736, quand il avait onze ans, de Neuhoff, baron westphalien, acclamé comme « roi des Corses » ! Neuhoff, fils du gouverneur de la garnison de Metz (évêché français depuis Henri II), élevé à Versailles comme page de la Palatine (belle-sœur de Louis XIV), appartient alors au réseau jacobite européen qui veut absolument restaurer le fils de Jacques II Stuart sur le trône de Londres dont Jacques II a été chassé par la Glorieuse Révolution anglaise de 1688. Il s’agit de celui que l’on appelle « le Prétendant » Jacques III (Londres 1685-Rome 1766).

Neuhoff a en effet épousé (sans doute à Madrid vers 1715) Lady Sarsfield. Irlandaise, elle est fille de Patrick Sarsfield, lieutenant général des armées de terre de Louis XIV, tué en 1693 à Neerwinden. Celui-ci est le petit-fils du chef des catholiques irlandais, Rory O’More. Quant à la mère de Lady Sarsfield, mentionnée aussi bien dans les Mémoires de Saint Simon que dans le Journal de Dangeau, elle est née Honorée Burke. Or, elle s’est remariée, une fois veuve, à Paris, en 1695, au maréchal de Berwick, fils naturel de Jacques II et de sa maîtresse Arabella Churchill. Neuhoff a donc pour belle-mère une bru du roi d’Angleterre, un roi Stuart, dynastie qui serait à l’origine de la franc-maçonnerie.

Afin de prendre l’Angleterre en tenaille, le royaume de France et celui d’Ecosse sont alliés par la « Vieille Alliance » signée au XIIIe siècle. Afin de surveiller la ligne de communication Barcelone/Gênes, les Corses sont au service des Valois dès Charles VII, puis les relations des Corses s’intensifièrent avec le Louvre après le testament de Charles III de Provence qui lègue, en 1481, à son cousin germain, Louis XI, son comté de Provence, seul le roi de France étant en mesure de défendre Marseille et Toulon contre les corsaires (barbaresques, monégasques, languedociens, maltais, syracusains). Charles VIII, créant l’arsenal de Marseille, nombre de Corses y trouvent de l’emploi comme maîtres-calfats (les Napoleoni de Centuri), puis comme officiers des galères (les Vinciguerra de Bastelica). Charles VIII faisant la conquête de Naples (1494-1495) en engage beaucoup d’autres (les Alfonsi de Saregga et de Portopolo), et l’exportation des vins de Corse vers Marseille devient alors régulière. Mgr Giustiniani, évêque du Nebbio, professeur d’hébreu à la Sorbonne, l’écrit. Louis XII s’emparant de Gênes, le Roi confie en 1507 le commandement de la garnison franco-corse de Gênes à Giacomo Corso de Bastelica, oncle du petit Sampiero âgé de dix ans. A partir du XVIe siècle, les rois de France ont donc deux gardes personnelles au Louvre : la garde écossaise, avec des soldats et capitaines Stuart ou Mongommery, et la garde corse avec des soldats et capitaines Ornano, Sampiero, Alphonse, Jean-Baptiste. Corses et Ecossais, tous catholiques, participent aux mêmes combats au point que le frère aîné de Sampiero Corso, Filippo Corso, maréchal de camp au service de François 1er (général de brigade), est tué en combattant les Anglais à Boulogne-sur-mer, avec les alliés Ecossais.

Du temps de Giacinto Paoli et de Neuhoff, les Ecossais, et surtout les Stuart, sont extrêmement unis aux Corses, et se côtoient au Louvre. Tous sont catholiques et cette situation demeure inchangée dans l’enfance de Giacinto, né à Morosaglia en 1677.

En 1736, les Stuart espèrent toujours remonter sur leurs trônes de Londres et d’Edimbourg, et ce clan corso-écossais cherche à combattre l’Angleterre protestante des Hanovre, princes allemands et protestants montés sur ces deux trônes, en 1714, à l’extinction de la dernière souveraine Stuart, la reine Anne. Dans ce camp, l’Espagne du Roi Catholique joue un rôle essentiel : Neuhoff est souvent à Madrid auprès du duc d’Ormond, proche parent de Lady Sarsfield, devenue baronne de Neuhoff. Le duc est le chef des jacobites. Il vit à Madrid en exil. Madrid attire alors le chanoine Orticoni. Andrea Ceccaldi de Vescovato est même colonel de Philippe V d’Espagne. Venise, rempart de la Chrétienté face au Turc depuis 1453 (chute de Constantinople), est bien entendu l’alliée de ce camp Corse/Ecosse/Madrid : Giafferi est colonel vénitien comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père « l’italiano », tous colonels au service de Saint-Marc depuis 1615 ! Soit quatre générations !

En 1739, Giacinto Paoli débarque de Corse à Naples, avec son fils cadet Pascal. Tous deux vivent au contact d’Anne Clifford (v.1715-Ischia (Napoli) 1793), baronne de Chudleigh[15] et comtesse de Newburgh. Agée de 24/25 ans, elle vient de se marier, le 22 décembre 1739, à Paris-Saint-Sulpice, au général jacobite John-Joseph Mahony[16], né à Saint-Germain-en-Laye en 1699 au sein de la Cour de Jacques II en exil. A peine marié, le couple Mahony-Clifford s’établit à Naples où Anne Clifford accouche de Cecilia Mahony (1740-1780). Cette Anne Clifford, Paoli l’évoquera dans une lettre de 1802, se souvenant « du feu de son regard ». Pourquoi ce « feu » ? Parce qu’elle a été élevée non par son père, mort à 30 ans, mais par le 2e mari de sa mère[17] : Charles Radcliffe, 5e comte de Derwentwater (1693-1746), fils d’Édouard Radcliffe (1655-1705) et de Mary Tudor (1673-Paris 1726), elle-même fille naturelle de Charles II Stuart (1630-1685) et de l’actrice Mary Davies (1640-1709). Derwentwater, petit-fils de Charles II, est le petit-neveu de Jacques II Stuart détrôné en 1688. Elevé à la cour de Jacques II à Saint-Germain-en-Laye, puis à Rome auprès de Jacques III, Derwentwater passe « pour avoir été l’un des fondateurs de la première loge qui aurait battu maillet en France » affirme Daniel Ligou : la loge de Saint-Thomas. Élu Grand Maître de l’Ordre le 27 décembre 1736, il est défini par le chevalier de Ramsay (auteur favori de Paoli à Londres), comme « un martyr de la royauté et de la catholicité (qui) voulut ramener ici tout à son origine et restituer tout sur l’ancien pied », souhait fort proche de la fameuse « rédemption » voulue par Paoli défenseur des « droits naturels ». Au sein de ce groupe évolue visiblement le franc-maçon Genovesi, grand admirateur du franc-maçon Montesquieu qui a écrit l’Esprit des Lois à Forcalquier, chez les Brancas, famille de la maréchale Alphonse d’Ornano, fils de Sampiero[18].

Ce « camp » uniformément catholique combat l’Anglais jusqu’en 1746, année du désastre écossais du jeune Prétendant Bonnie Prince Charlie, fils du vieux Prétendant Jacques III (1685-1766). Paoli a 21 ans en 1746. Giacinto, d’après une lettre de Pascal dans sa vieillesse, avait « pris des engagements » avec ce camp, en 1736, du temps de Neuhoff, alors que la franc-maçonnerie était en train de se structurer avec les Constitutions d’Anderson (1723). Montesquieu venait d’être initié à Londres (1730), au sein de la Grande Loge d’Angleterre, constituée depuis 1717. Derwentwater est l’un des piliers de la dernière bataille jacobite, celle livrée à Culloden, contre le roi protestant hanovrien de Grande-Bretagne. Capturé par les Anglais, il est décapité (1746), d’où ce sang qui bout « dans les veines » d’Anne Clifford élevée par lui et qui frappe à jamais Paoli. Un autre chef jacobite est décapité par les Anglais, en même temps que lui, autre pilier de la bataille de Culloden : Lord Killmarnock, l’oncle de la baronne de Neuhoff !

A partir de 1746, les chances de Bonnie Prince Charlie de monter sur le trône de Londres sont infimes, suite au désastre. En plus, depuis l’Acte d’Union de 1707 qui a uni l’Angleterre et l’Ecosse en un seul royaume de Grande-Bretagne, l’Ecosse est heureuse économiquement des conséquences de cette union et elle s’occupe peu de l’avenir politique des Stuart. Néanmoins, le clan jacobite et catholique demeure uni, aussi bien à Rome qu’à Naples.

En 1755, Paoli débarque en Corse, malgré son vieux père qui a tout fait pour l’en dissuader. Ce dernier reste à Naples jusqu’à sa mort à 86 ans en 1763. A Naples, le général jacobite Mahony meurt peu avant, en 1757. Presque aussitôt, le 18 mai 1757, Cecilia Mahony (Naples 1740-1780) épouse, à 17 ans, Benedetto Giustiniani (Rome 1735-Florence 1793). Ce couple a un fils que Paoli appellera plus tard le prince Andrea Vincenzo Giustiniani (1762-1826). Le 1er avril 1802, à Londres, on frappe à la porte de Paoli ! Quelle familiarité ! Mais il adore les surprises du 1er avril. (Tous les ans, il accroche un poisson de papier à la redingote de Gentili, futur général). Entre alors au salon « à l’improviste » écrit Paoli, le jeune prince avec son épouse, Nicoletta Grillo (1771-1826). Paoli, 77 ans, assiste au baptême de leur enfant à Londres d’où il commande des dentelles et mantilles en France pour Nicoletta et le bébé. Cette amitié avec les descendants d’Anne Clifford (1715-1793), morte octogénaire à Naples, dure donc depuis quatre générations ! Ce 1er avril 1802, Paoli écrit à Maria Cosway au sujet d’André : « Sa grand-mère maternelle (Anne Clifford) avait bien plus de feu dans les veines… J’ai pu lui faire connaître le respect que j’éprouvais à Naples envers sa grand-mère, et la grande reconnaissance que je ressens envers la bonté que me témoignait cette aimable dame ». Paoli mentionne le jeune couple Giustiniani dans une autre lettre à Maria Cosway[19]. Le « feu qu’avait dans les veines » Anne Clifford lui venait de ce qu’elle voulait rétablir les Stuart catholiques sur le trône de Grande-Bretagne. On était avant le désastre de Culloden. En 1802, l’époque a changé. Le retour des Stuart est à présent impossible. D’ailleurs, il n’en reste plus qu’un. Les Paoli, père et fils, qui étaient proches des Ecossais en relation étroite depuis les Valois et grâce aux Valois –qui étaient comme eux catholiques– n’ont plus –outre-Manche– qu’un prétendu allié qui a quasi absorbé l’Ecosse, depuis 1707 : l’Angleterre ! Et les femmes corses sont beaucoup trop catholiques pour tolérer sur le sol insulaire des « hérétiques » qui brûlent, une fois par an, le pape en effigie, car il incarne le diable : c’est le général Oglethorpe (grand ami de Boswell) qui l’écrit en 1768 dans Braves Corses. C’est en cela que réside l’échec final de Paoli resté fidèle à ce camp catholique de la maçonnerie stuardiste tout au long de sa vie.

     Dès 1739, Paoli gravite dans la famille de lord Derwenwater, beau-père d’Anne Clifford. Paoli a sans doute été initié, soit à Naples par celui-ci, soit dans une loge militaire à Palerme. En 1764, Paoli contacte Rousseau qui vit à Mottier, principauté de Neufchâtel dont le gouverneur, Lord Maréchal, Maréchal héréditaire d’Ecosse, est l’aîné des trois frères Keith, jacobites proches de Neuhoff depuis la mort d’Anne Stuart en 1714. La principauté appartient alors au roi de Prusse franc-maçon, Frédéric II, qui envoie une épée à Paoli. A Corte, Paoli reçoit une quinzaine de maçons entre 1765 et 1769, tous plus Ecossais qu’Anglais. Le 4 septembre 1769, Sophie Caron (sans doute maîtresse du franc-maçon Beaumarchais dont elle aurait pris le patronyme), réalise à La Haye le portrait de Paoli, à la demande de la Loge maçonnique « Indissoluble », car il est leur « dernier membre admis ». Puis elle s’acharne à promouvoir ce portrait gravé par Houbraken avec une volonté qui n’a de comparable que la volonté de promotion européenne de l’Account of Corsica de Boswell qui internationalise Paoli. En octobre 1765, Boswell arrive en Corse alors que le Vieux Prétendant agonise à Rome où il s’éteint en janvier 1766. Boswell vient de traverser l’Allemagne (1764) avec Lord Maréchal[20]. Après avoir rencontré Paoli en Corse, Boswell rentre chez lui alors qu’un pseudo trône arrive en mai 1766 de Rome à Corte, composé d’un siège haut et de six plus bas. Or, il faut être sept pour constituer une loge maçonnique, le « vénérable » étant assis au milieu… Rousseau écrit de la Corse que « Cette petite île étonnera le monde ». La pensait-il destinée à accueillir Bonnie Prince Charlie que le pape souhaitait installer en Corse ? Une lettre de Paoli à son père, datée de 1754, en témoigne. C’est cohérent : chef des catholiques, mais brûlé en effigie par les Anglais, donner la Corse à un Stuart, Ecossais catholique, c’est pour le pape renouer avec les prétentions médiévales du patrimoine de Saint-Pierre, fondé sur les fausses donations de Constantin et de Pépin le Bref. Bonnie Prince Charlie, battu en 1746, et sombrant dans l’alcool, un autre Stuart est peut-être envisagé en 1764 par le pape, Rousseau, Paoli et Boswell car celui-ci écrit de Livourne : « Je vais en droiture aux territoires de Paoli… Si je péris dans cette expédition, pensez à votre Écossais-Espagnol » et parle en comploteur : « Je ne puis pas écrire. Je pourrais parler »[21]. Un Ecossais-Espagnol ? Il ne peut s’agir que du petit-fils du maréchal de Berwick, tué au siège de Philipsbourg (1734), Grand d’Espagne (1704), duc de Berwick (1687) et de Fitz-James (1710), duc de Liria et de Xérica (1707), pair de France (1710) et d’Angleterre ; titres portés par Neuhoff débarquant à Aléria ! Ce petit-fils du maréchal est Ecossais et Espagnol : c’est le marquis da Silva en relation avec Paoli. En 1769, Paoli se réfugie à Londres via Livourne. Au passage, à Francfort, il rencontre Goethe qui sera initié à Weimar en 1780. A Londres, il s’établit dans la maison de la duchesse Douglass (Ecossaise), et assiste au mariage de Boswell (Ecossais) avec une demoiselle Montgomery, descendante des capitaines de la garde écossaise des rois de France. Boswell va devenir Premier Surveillant de la Grande Loge d’Écosse, et Député Grand-Maître. Outre-Manche, le Babbu se lie d’amitié avec Maria Cosway et l’élixir des élites écossaises issues du milieu jacobite.

Le 15 juin 1778, parrainé par Samuel Johnson qui lui a demandé de réciter les premières strophes de la Jérusalem Délivrée et par Boswell, membre de la Fraternité des Amis de la Liberté, Paoli est reçu à la Lodge of Nones Muses avec Gentili et Cambiagi. Appartiennent à cette loge Lord Dudley et Lord Mac Donald, parent de celle qui sauva Bonnie Prince Charlie au lendemain de Culloden. La même année, Voltaire est initié à la Loge des Neuf Sœurs, nouvel atelier du Grand Orient de France fondé en 1773, en présence de Benjamin Franklin. Sont alors maçons Mirabeau, admis en Hollande dans la loge La Bien Aimée puis à la Loge des Neufs-Sœurs (1783), et La Fayette. Le 21 avril 1778, s’est ouverte à Bastia la loge La Sincère Amitié dont le second surveillant est Francesco de Gaffori, le fils du médecin assassiné, auquel Paoli a succédé en 1755 à Corte.

Le 1er août 1788, Paoli écrit à Maria Cosway « Les affaires présentes m’appellent dans le Nord » (en Ecosse). Pourquoi ? Parce que Bonnie Prince Charlie vient de mourir le 31 janvier, et il faut aller faire allégeance au nouveau prétendant : le cardinal d’York, le dernier des Stuart, lequel mourra à Rome. Pendant ce temps, le frère de Maria Cosway, l’architecte George Hadfield, construit aux Etats-Unis le Capitole pour Washington, franc-maçon… Hadfield a reçu les trois grades maçonniques dans la Lodge of Frederiks en 1752-1753[22]. S’il y a un lien entre la Constitution de Paoli et celle des Etats-Unis, il y a de très fortes présomptions pour que ce soit grâce à Maria Cosway. Tous les grands esprits américains du moment sont maçons : John Adams ; Thomas Payne ; le général Anthony Wayne ; Benjamin Franklin, né à Boston et fondateur de la Grande Loge de Philadelphie (1734), vénérable de la loge parisienne des Neuf Sœurs (1779) ; ou  Jefferson, très proche ami (et sans doute amant) de Maria Cosway, à Paris, en 1786. Or Paoli doit son internationalisation, dès 1766, aux loges de Boston et de Philadelphie. Le 7 avril 1790, Mirabeau, La Fayette et Bailly (premier maire de Paris), francs-maçons, reçoivent à Paris Paoli, qualifié de « grand cosmopolitain » par l’abbé de Zerbi, dès 1768. La veille, jour de ses 65 ans, Paoli a fêté son anniversaire chez la duchesse d’Albanie, veuve du prétendant Bonnie Prince Charlie et sœur de la marquise de la Jamaïque, marquise da Silva, qui a apporté en dot son marquisat à son mari, don Carlos Miguel de Fitz-James-Stuart, duc de Berwick, marquis de la Jamaïque, marquis da Silva, petit-fils de Berwick, correspondant de Paoli et descendant direct de Christophe Colomb, d’où la légende de la naissance d’un Colomb né à Calvi !  Veuve, la duchesse d’Albanie est la maîtresse d’Alfieri dont Paoli à Londres dévorait les œuvres.

Arrivé à Toulon, Paoli y est reçu par Joseph Bonaparte, maçon, et il arrive à Macinaggio (cap Corse) le 14 juillet 1790, jour de la Fête de la Fédération nationale, célébrée à Paris par Mgr de Talleyrand, le successeur de Mgr de Marbeuf sur le siège épiscopal d’Autun. Mais, lorsque la Loge des francs-maçons de Bastia est dévastée et Buonarotti chassé de Bastia par les femmes corses ultra-catholiques, lorsque la France sombre dans la Terreur (1793), Paoli, au sein du royaume anglo-corse (1794-1796), devient l’allié, non du gouverneur de Corse au nom de George III, Sir Elliot (quoiqu’Ecossais qui lui préfère le jeune Pozzo di Borgo), mais du général Charles Stuart. Mais l’Ecosse ne compte plus beaucoup sur l’échiquier international depuis 1707. Tout est Anglais : Gibraltar (depuis 1704), Minorque (depuis 1708), le Canada (depuis 1763). Bonnie Prince Charlie est mort depuis 1788. Le dernier Stuart est cardinal à Rome. Paoli rentre à Londres et Pozzo di Borgo embarque sur le navire amiral de Nelson. Le fils de son « frère » Charles Bonaparte commence alors sa prodigieuse carrière malheureusement très mal reconstituée dans un film récent (2023).

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Beretti Francis, Correspondance de Paoli et de Maria Cosway, Voltaire Foundation, 2003.

Graziani Antoine-Marie, Pascal Paoli, Paris, éd. Taillandier. – Et Correspondance de Pascal Paoli, éd. Piazzola, Ajaccio, en coll. avec Carlo Bitossi.

Perelli (Docteur), « Lettres de Pascal Paoli », in Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de la Corse, 1884-1889, 4 volumes.

Vergé-Franceschi Michel, Pascal Paoli, Un Corse des Lumières, Paris, Fayard, 2005, 660 p. Ouvrage couronné par l’Académie française. – Et Histoire de Corse, Le pays de la Grandeur, Préface d’Emmanuel Leroy-Ladurie, Paris, Le Félin, 1996, aujourd’hui en Poche, ouvrage couronné par l’Académie des Sciences morales et politiques. – Et Pozzo di Borgo, l’ennemi juré de Napoléon, Paris, éd. Payot, Prix de la Fondation Napoléon. – Et Charles Bonaparte, père de Napoléon, Paris, éd. Passés-Composés, 2023, Prix du Mémorial de la ville d’Ajaccio 2023.

[1] Voir Michel Vergé-Franceschi (sous la dir. de), Noblesse et élites corses, Actes du 24e colloque de Bonifacio, éd. Piazzola, 2023, les Quartiers de Napoléon 1er.

[2] En 1743, Genovesi publie ses Éléments de métaphysique. Paoli est à Gaète.

[3] L’enseignement dispensé par Genovesi à Paoli est en partie légendaire. Voir les premières pages du tome 1 de la Correspondance de Paoli éditée par A.-M. Graziani et C. Bitossi chez Piazzola, pages d’une parfaite objectivité.

[4] Correspondance de Paoli, 11 septembre 1751.

[5] Bulletin de la société des sciences historiques & naturelles de la Corse, fasc. 227-228, Bastia, Librairie Ollagnier, 1899.

[6] Abbé A. Rossi, Osservazioni Storiche sopra la Corsica, Livre XV, Osserv. VIII n° 103. Voir aussi « Discours à la valeureuse jeunesse », in BSSHNC, 1899.

[7] Bibl. nationale, Ln 27 45 184.

[8] Biblioteca nazionale di Roma, manuscritto fondo gesuistico, 204 n°3, p. 19 et 20.

[9] Mémorial, 16-21 août 1815.

[10] Napoléon, 16-20 août 1815.

[11] Mémoires de Sebastiano Costa, cousin du grand-père de Napoléon, t. I, p. 349.

[12] Voir l’Armorial de la Corse de François Demartini, préface de Michel Vergé-Franceschi.

[13] Edités par Mme Luciani.

[14] Voir notre Pozzo di Borgo, éd. Payot, Prix de la Fondation Napoléon et les Mémoires de Dumouriez.

[15] Anne (-1793) est fille de Thomas, lord Clifford (1687-1718) et de Charlotte-Mary Livingstone, comtesse de Newburgh (v.1694-Londres 1755) elle-même fille et héritière du 2e comte de Newburgh (v.1664-1694).

[16] Fils du général irlandais Daniel Mahony (1640-1714) né en Irlande, mort en Andalousie (Espagne) et de Cecilia Weld.

[17] Mariage célébré le 24 juin 1724, jour de la Saint-Jean d’été, en l’église Sainte-Marie de Bruxelles.

[18] Michel Vergé-Franceschi et Antoine-Marie Graziani, Sampiero Corso (1498-1567), un mercenaire européen, éd. Piazzola, 1998, Prix du Livre corse.

[19] Francis Beretti, Correspondance de Paoli et de Maria Cosway, Voltaire Foundation, 2003.

[20] Marlies K. Danziger, « Le jeune Boswell en voyage et ses rapports avec la franc-maçonnerie », Franc-maçonnerie. Avenir d’une tradition. Chemins maçonniques, Catalogue de l’exposition du musée des Beaux-Arts de Tours, 1997, Tours, Alfil, p. 57. – Et Irma S. Lustig éd., Boswell : Citizen of the world, man of letters, Lexington, The University Press of Kentucky, 1995).

[21] Francis Beretti, op. cit., p. 43.

[22] Daniel Ligou, Dictionnaire de la franc-maçonnerie, p. 1279.

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