Napoléon mythe cinématographique

Plus de mille films consacrés à Napoléon et à son époque avaient déjà été recensés par la cinémathèque de Lausanne, il y a vingt ans. Depuis la liste n’a cessé de s’allonger jusqu’au Napoléon de Ridley Scott, en 2023.

Aucun personnage historique n’a inspiré autant d’œuvres cinématographiques.

Comment l’expliquer ?

Napoléon a anticipé l’avènement du cinéma en créant sa propre légende fondée sur l’image.

Ainsi de la traversée des Alpes en 1800, peinte par David : Bonaparte franchit le Grand Saint-Bernard sur un cheval fougueux en uniforme de Général en chef, habit bleu et culotte de peau, sabre au côté, enveloppé d’un manteau rouge qui semble vouloir être emporté par le vent. Du doigt, Bonaparte montre la direction de l’Italie. En arrière-plan on découvre des soldats gravissant les flancs d’une montagne en tirant des canons. Du grand spectacle. La réalité fut différente : le Premier Consul franchit les Alpes sur un mulet, couvert d’une modeste redingote.

Napoléon gouverne par l’image : le pont d’Arcole peint par Gros, le sacre immortalisé par David, l’Empereur en majesté évoqué par Ingres. Représentations officielles que prolonge en les adaptant à une culture populaire, l’imagerie d’Epinal.

Napoléon façonne son personnage. C’est Bonaparte, jeune général de la campagne d’Italie : longue silhouette maigre, regard ardent, cheveux au vent, sabre toujours au côté. Puis c’est l’Empereur Napoléon, cheveux courts et visage rond, petit chapeau noir tourné à l’envers, redingote grise tranchant sur les uniformes rutilants des maréchaux, et souvent, dans une posture familière, la main dans le gilet. C’est créer un personnage facilement identifiable.

L’histoire du Consulat et de l’Empire est riche en batailles spectaculaires : Austerlitz avec son étang glacé craquant sous le poids des fuyards russes (Eisenstein s’en souviendra dans son film Alexandre Nevsky), une armée ensevelie sous la neige lors de la retraite de Russie, les charges désespérées de Ney se brisant sur les carrés anglais à Waterloo. L’héroïsme est le plus beau des ressorts dramatiques.

Et pourrait-on concevoir une épopée sans figure féminine ? Voici Joséphine, épouse répudiée au milieu des larmes, Pauline, la sœur dévergondée, la douce et sensible maîtresse, Marie Walewska, Marie-Louise, l’infidèle autrichienne et Madame de Montholon, la dernière consolation à Sainte-Hélène.

Indispensables sont les traîtres qui précipitent la chute du Héros. Peut-on trouver mieux que Talleyrand et Fouché, « le vice appuyé sur le bras du crime », écrira Chateaubriand.

Le malheur est indispensable à la gloire : Napoléon finit à Sainte-Hélène, tel Prométhée cloué sur son rocher tandis que son fils, l’Aiglon, agonise dans sa cage dorée de Schönbrunn.

Tous les ressorts dramatiques se retrouvent dans cette épopée.

Comment le cinéma aurait-il pu négliger Napoléon ? Dès 1897, Lumière met en scène la rencontre de Napoléon et du Pape à Fontainebleau. Suivront des Napoléon : américain (The Man of Destiny), russe (1812), anglais (The Battle of Waterloo), allemand (La Reine Louise), italien (Napoléon et Murat), suédois (Napoléon à l’Ile d’Elbe, où Viggo Larsen, le metteur en scène, compose un Napoléon très crédible) et belge (Le baiser de Napoléon de Machin qui va se spécialiser dans le genre avec notamment un Waterloo). C’est un déferlement au temps du cinéma muet.

Avec le parlant, Hollywood s’empare du personnage : les stars se réservent le rôle, de Charles Boyer à Marlon Brando. En France, Guitry fait rencontrer Bonaparte et Napoléon sur les Champs-Elysées (Remontons les Champs-Elysées), raconte Le destin fabuleux de Désirée Clary, met en scène les mots d’esprit de Talleyrand (Le Diable boiteux) et finit par une vie de Napoléon.

Les dictateurs du XXème siècle s’emparent de Napoléon. Mussolini qui le prend pour modèle, mais sans son génie militaire, inspire le film Les Cent-Jours en 1931. Staline dans Koutousov, en 1943, l’assimile à Hitler lorsque celui-ci envahit la Russie. À son tour Hitler, l’année suivante, dans Kolberg, évoque la résistance de la ville aux canons de Napoléon, en parallèle avec le bombardement de Dresde par l’aviation alliée.

Franco exalte le patriotisme espagnol en 1950, à propos du siège de Saragosse par les soldats de Napoléon dans Agustina de Aragon. Un défi aux démocraties qui le boycottent.

Tous les épisodes de la vie de Napoléon sont évoqués, de l’Egypte dans Adieu Bonaparte de Chahine à Sainte-Hélène reconstituée dans Monsieur N. d’Antoine de Caunes, en passant par les diverses versions de Guerre et Paix et le Waterloo de Bondartchouk.

Parmi ces innombrables films, souvent remarquables, un chef-d’œuvre occupe une place à part, Napoléon vu par Abel Gance, une œuvre muette de 1927. Gance y invente le triple écran pour donner l’ampleur nécessaire à l’épopée et prévoit l’avènement du parlant en imposant à ses interprètes de prononcer les paroles exactes du scénario, ce qui lui permettra de donner du film une version sonore dans les années 30. La force de l’œuvre d’Abel Gance est de s’arrêter à la campagne d’Italie, au moment où tout commence. Après ce Napoléon, place aux mille films qui vont suivre.

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