Témoignage d’un musicien

Jeune appelé du contingent, à une époque où existait encore le « service militaire », je me retrouvai, après quelques péripéties, membre « supplémentaire » de l’Orchestre de la Garde Républicaine. C’est là, qu’étonnamment, pour la première fois, j’allais rencontrer ce Napoléon d’Abel Gance. Armé d’un courage certain, l’orchestre allait partir en tournée dans le but d’accompagner le visionnage de ce film dans la version musicale composée et dirigée par Carmine Coppola (père de Francis Ford). Un poème ! Italie, île d’Elbe etc… Souvenirs épiques de voyage, d’annulations dues aux orages, de nuits en casernes italiennes. Et ce film incroyable ! Ces visages, ces cavalcades, ces émotions ! Première expérience du « ciné-concert ». Sur telle place à Bologne, telle barge mouillée au port. Atmosphère étoilée où le déchaînement des images faisait « entendre » le moindre détail de cette épopée. Comme si, nos sens, soudain, s’aiguisaient à l’imaginaire. Une révélation quasi sensuelle. Puis le temps a passé. L’Orchestre National, une vie de musicien vagabond, le festival « Sorru in Musica » entre autres projets… Et très vite, au sein de ce festival corse, s’est imposée l’idée de faire d’une soirée un « ciné-concert » avec en tête, toujours, ce souvenir du Napoléon. Avec l’aide de Jean-Pierre Mattei, créateur de la Cinémathèque de Corse, ami d’enfance de ma mère et issu du même village, Rennu, nous avons œuvré chaque année à la découverte d’œuvres emblématiques du cinéma muet. Improvisant, composant, réécrivant des partitions et créant ainsi des moments suspendus et uniques. Le ciné-concert est ce mélange d’émerveillement et de concentration extrême dans la réalisation du suivi musical. L’image et le temps qui s’écoulent imperturbablement en font une performance très particulière. Et nous arrivons enfin à notre sujet et à cette nouvelle révélation de l’enregistrement de la bande-son de ce « nouveau » Napoléon. Un tout autre travail pour un orchestre comme l’Orchestre National. Voir défiler des séquences du film tout en jouant les extraits choisis s’est révélé passionnant. Enregistrer une musique de film revient à entrer physiquement dans l’image. Je parle bien de l’image. Nous n’entrons pas dans le film. Nous n’avons aucune idée (ou presque) de la séquence précédente ou suivante. Seul compte l’image présente et les quelques secondes à enregistrer. Et c’est là que, pour ce film particulièrement, la magie a opéré. Quelle beauté ! Quelle esthétique ! Le temps d’enregistrement d’une séquence peut être long. Répétitions, calages, prises nombreuses. Laissant la possibilité de disséquer chaque plan, chaque mouvement, geste, regard, attitude. Et sans être du tout un cinéphile averti, il me semble qu’Abel Gance a tout inventé. À une époque où l’ingéniosité devait remplacer ce qui maintenant est du domaine d’une technicité pointue. Ce cheval au galop, filmé à le toucher et le sentir. Cette arrivée de Bonaparte devant l’armée d’Italie. Ces postures héroïques qui nous font frissonner ! J’ai au cours de ma vie de musicien de « studio » eu la chance de travailler avec de grands metteurs en scène ou compositeurs de musique de film. De Michel Legrand à Claude Lelouch en passant par Alexandre Desplat ou Guillermo Del Toro. La force de ces « grands » est non seulement de colorer mais aussi d’« augmenter » l’image et les sensations grâce au son. De ce que j’ai pu voir ou entrevoir de ce Napoléon, il est une réussite musicale incontestable. Et participer de ma modeste chaise de musicien d’orchestre à ce fantastique projet de réhabilitation fut un honneur et un moment artistique inoubliable.

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