« Main basse sur une île », manifeste anticolonialiste. Un régime d’historicité dans l’écriture

La crise contemporaine du temps est fille du « désenchantement du monde »1 Weber Max, Le savant et le politique. La profession et la vocation de savant. La profession et la vocation du politique, (C. Colliot-Thélène, trad.), Paris, La Découverte, 2003 (1917), p. 108.. L’expérience d’incertitude en est elle-même consubstantielle, plongeant les sociétés dans une expérience liminale, le limen, le seuil, la suspension, l’état intermédiaire. Des brèches2 Arendt Hannah, La Crise de la Culture : huit exercices de pensée politique (P. Lévy (dir.), trad.), Gallimard, coll. « Folio / Essais », 1972 (1954), p. 23. naissent de ces moments particuliers de l’Histoire, introduisant une force de commencement, une capacité de réinvention, de création et d’action. Un renouveau de l’expérience surgit à l’aube des années 1970 avec le Riacquistu3 Albertini Françoise, Salini Dominique, « U Riacquistu », In Encyclopaedia Corsicae, Volume III. Famille – Voir, Thierry Sabiani (dir.), Bastia, Éditions Dumane, p. 1068-1075.,donnant naissance à une génération de militants, a leva di u settanta. Le passage de « défense de la périphérie » au « clivage centre-périphérie » y devient manifeste, le clivage régionaliste s’inscrivant comme son expression la plus marquée4 Rennwald Jean-Claude, « Le clivage centre-périphérie dans la perspective de la construction européenne », Annuaire suisse de science politique, 32, p. 167-184.. Il « rassemble en un principe unique les oppositions ethniques, linguistiques, raciales et régionales entre un centre édificateur d’une culture nationale et les populations assujetties de la périphérie »5 Seiler Daniel-Louis, Les partis autonomistes, Paris,Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1982 ; Rokkan Stein, Urwin Derek W., Economy, Territory, Identity. Politics of West European Peripheries, Londres, Sage Publications, 1983 ; Mény Yves, Politique comparée. Les démocraties : États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, R.F.A., Paris, Montchrestien, 1987 ; Badie Bertrand, Le développement politique, Paris, Economica, 1988.. La langue, la défense du territoire, les inégalités sociales et économiques ainsi que la centralisation politique adviennent comme variables inhérentes à son expansion6 Charlot Jean, Charlot Monica, « Les groupes politiques et leur environnement », Traité de science politique, 3, 1985,p. 429-495, p. 445.. En tant que Revival, le Riacquistu incorpore une source de sentiments et d’identifications. Il offre un ensemble de pratiques réunificatrices aux individus qui décident de s’y engager, tout en leur fournissant un système de croyances leur permettant de comprendre la société qu’ils voient évoluer.

Comme le souligne Albert Piette, l’individu n’est pas seulement un « être au monde » mais bien un « homme au temps »7 Piette Albert, Aristote, Heidegger, Pessoa : l’appel de l’anthropologie, Paris, Pétra éditions, 2016, p. 18.. La focalisation sur la fragmentation du temps contribue à la difficulté contemporaine de conceptualiser notre propre temporalité collective, une problématique n’ayant de cesse d’être interrogée par les sciences sociales. Renvoyons à cet effet le lecteur à l’article de Paul Zawadzki sur le « Malaise dans la temporalité » par l’apport des différents paradigmes qui l’ont traversé8 Zawadzki Paul, « Malaise dans la temporalité : dimensions d’une transformation anthropologique silencieuse », op. cit. . La mémoire et l’oubli, au centre des débats, sont en soubassement de l’écriture de l’Histoire. La trace, telle que théorisée par Yves Jeanneret, sera ici notre point de mire. Le texte est un objet incarnant une trace historique et idéologique d’une culture autant que portant les traces de sa production et de sa circulation. Elles sont ces marques matérielles ou discursives laissées par les différents acteurs impliqués dans la création et l’interprétation des écrits, pouvant prendre la forme de choix linguistiques, de références culturelles, d’idéologies sous-jacentes ou de structures narratives. Leur dynamique se caractérise par leur réinterprétation et réappropriation dans de nouveaux contextes de lecture. Dans cette perspective, notre attention se portera sur le Manifeste politique Main basse sur une île9 Front régionaliste corse, Main basse sur une île, Jérôme Martineau éditions, 1971. Cet article s’appuiera sur une réédition : Barretali, A Fior di Carta/Accademia di i Vagabondi, 2019. en privilégiant une approche émique.

Les auteurs du Front régionaliste corse repensent la mémoire collective, les récits historiques établis et les mécanismes de domination à la lumière de la notion de colonisation. Ils explorent les dynamiques de pouvoir, les tensions historiques ainsi que les possibilités de repenser et de réinventer la société. Notre démarche n’est pas de proposer une contextualisation de la période environnante – de nombreux travaux s’étant déjà emparés d’un tel objet – plutôt d’en proposer une lecture croisée à quelques théoriciens de leur époque.

Comme tout texte, Main basse sur une île est producteur de sens, de savoir et de pouvoir. Il se donne aussi à lire comme le témoignage de cette période et en un recueil de significations. Colonialisme et résistance sont au fondement des stratégies discursives présentées comme deux invariants propres à la société insulaire. Des réalités s’y dessinent, des systèmes culturels de représentations s’y déploient. Il livre la trace palpable de nouveaux discours et d’images afin de se représenter la société, et finalement celle d’une crise du temps et d’une pluralité de « régimes d’historicité » : 

Formulée à partir de notre contemporain, l’hypothèse du régime d’historicité devrait permettre le déploiement d’un questionnement historien sur nos rapports au temps. Historien, en ce sens qu’il joue sur plusieurs temps, en instaurant un va-et-vient entre le présent et le passé ou, mieux, des passés éventuellement très éloignés, tant dans le temps que dans l’espace. Ce mouvement est sa seule spécificité. Partant de diverses expériences du temps, le régime d’historicité se voudrait un outil heuristique, aidant à mieux appréhender, non le temps, tous les temps ou tout du temps, mais principalement des moments de crise du temps, ici et là, quand viennent, justement, à perdre de leur évidence les articulations du passé, du présent et du futur10 Hartog François, Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2003, p. 27. .

Le contexte de production du Manifeste s’inscrit dans l’essor des mouvements de counterculture et d’ethnic revival, animés par une volonté de s’extraire de situations d’oppression et de domination. L’enjeu de l’argumentaire semble quant à lui insuffler un changement de paradigme au prisme des luttes contemporaines. Des intertextualités avec Aimé Césaire sont perceptibles. À l’instar de la langue française qui, utilisée afin de revendiquer son identité et son histoire, semble emprunter à l’auteur son procédé subversif.

Aussi, l’approche convoque un discours de résistance des colonisés interrogeant de façon critique les systèmes dominants, par une étude des effets de la colonisation sur la culture et la société corse. Deux courants sont convoqués. Marxiste, par l’étude aux chapitres « Une colonie à part entière »11 FRC, op. cit., p. 17-41. et « Pour une voie corse au socialisme : illusions, réalités, espoirs »12 Ibid., 101-109. des dimensions politiques et économiques du colonialisme ainsi que la proposition d’adopter la voie socialiste et l’anticapitalisme comme paradigmes. Postcolonial, bien que le courant soit apparu en tant que tel plus tardivement, en prêtant attention dans l’ensemble de l’ouvrage aux effets culturels, discursifs et psychologiques de l’emprise coloniale européenne. L’anachronisme met au jour, par son préfixe « post » et renvoyant donc à un après, la structure du texte qui se forge sur l’inscription dans le présent en tant qu’évènement historique à construire. Au premier chapitre exposant qu’« Être, pour un peuple, c’est être dans l’Histoire. Saisir la Corse en profondeur, c’est avant tout comprendre par quel enchaînement les faits passés agissent encore sur le présent »13 Ibid., p. 11., s’appose dans les dernières lignes du texte qu’« Aujourd’hui, l’heure du choix décisif est arrivée pour la Corse »14 Ibid., p. 139.. L’état des lieux succède aux voies à emprunter, le passé est revendiqué avant de démanteler l’idéologie dominante. Cette architecture rappelle le processus de décolonisation préconisé par Fanon. La pensée de ce dernier se ressent également par la description de cette conception de soi comme d’un objet, la dévalorisation de l’identité jusqu’au rejet. Memmi se joint dans l’observation d’un complexe d’infériorité envers l’autre venant d’ailleurs, des problèmes d’assimilation que cela induit jusqu’à l’effacement. Pour les militants, les traditions sont reniées car « elles trahissent une origine ». Le « Continent » est ce lieu « où l’on passe du monde des vaincus à celui des vainqueurs » même s’il est toujours « confortable de savoir » que la Corse « existe toujours, que l’on pourra s’y rendre pour montrer que l’on est devenu autre. »15 Ibid., p. 68-69. L’usage de la langue est particulièrement analysé par le FRC, rejoignant finalement Memmi lorsque celui-ci évoque le bilinguisme. En même temps, l’absence de reconnaissance officielle sur ses terres ancestrales amène à un problème d’assimilation. Le colonisé cesse de parler sa langue maternelle, la cache aux étrangers et la dévalorise par cette acceptation de l’interdit au sein de la société. Les militants donnent de nombreux exemples : les Corses « dépossédés de leur langue écrite au profit d’un idiome fraichement importé », les problèmes de prononciation, la traduction des prénoms, la langue censurée à l’école, les écrivains « en langue locale » perçus comme « inadaptés dans le monde moderne », eux-mêmes puisant « les images et le vocabulaire » dans le passé et limitant l’écriture aux « genres mineurs »16 Ibid., p. 48.. Ils y ajoutent le rejet « de la langue maternelle […] indispensable à toute promotion sociale », qualifient les Corses de « complexés, convaincus que leur langue est sans valeur »17 Ibid., p. 64. et insistent sur le fait que « bien des conditions sont aujourd’hui nécessaires pour que deux Corses s’entretiennent dans leur langue. Ils doivent avoir plus de trente ans, être du même village, de la même classe sociale, et souvent aussi du même sexe »18 Ibid., p. 65..

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[1] Weber Max, Le savant et le politique...

Weber Max, Le savant et le politique. La profession et la vocation de savant. La profession et la vocation du politique, (C. Colliot-Thélène, trad.), Paris, La Découverte, 2003 (1917), p. 108.

[2] Arendt Hannah, La Crise de la...

Arendt Hannah, La Crise de la Culture : huit exercices de pensée politique (P. Lévy (dir.), trad.), Gallimard, coll. « Folio / Essais », 1972 (1954), p. 23.

[3] Albertini Françoise, Salini...

Albertini Françoise, Salini Dominique, « U Riacquistu », In Encyclopaedia Corsicae, Volume III. Famille – Voir, Thierry Sabiani (dir.), Bastia, Éditions Dumane, p. 1068-1075.

[4] Rennwald Jean-Claude, « Le clivage...

Rennwald Jean-Claude, « Le clivage centre-périphérie dans la perspective de la construction européenne », Annuaire suisse de science politique, 32, p. 167-184.

[5] Seiler Daniel-Louis, Les partis...

Seiler Daniel-Louis, Les partis autonomistes, Paris,Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1982 ; Rokkan Stein, Urwin Derek W., Economy, Territory, Identity. Politics of West European Peripheries, Londres, Sage Publications, 1983 ; Mény Yves, Politique comparée. Les démocraties : États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, R.F.A., Paris, Montchrestien, 1987 ; Badie Bertrand, Le développement politique, Paris, Economica, 1988.

[6] Charlot Jean, Charlot Monica...

Charlot Jean, Charlot Monica, « Les groupes politiques et leur environnement », Traité de science politique, 3, 1985,p. 429-495, p. 445.

[7] Piette Albert, Aristote, Heidegger...

Piette Albert, Aristote, Heidegger, Pessoa : l’appel de l’anthropologie, Paris, Pétra éditions, 2016, p. 18.

[8] Zawadzki Paul, « Malaise dans...

Zawadzki Paul, « Malaise dans la temporalité : dimensions d’une transformation anthropologique silencieuse », op. cit. 

[9] Front régionaliste corse, Main basse...

Front régionaliste corse, Main basse sur une île, Jérôme Martineau éditions, 1971. Cet article s’appuiera sur une réédition : Barretali, A Fior di Carta/Accademia di i Vagabondi, 2019.

[10] Hartog François, Régimes...

Hartog François, Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2003, p. 27.

[11] FRC, op. cit., p. 17-41.

FRC, op. cit., p. 17-41.

[12] Ibid., 101-109.

Ibid., 101-109.

[13] Ibid., p. 11. 

Ibid., p. 11.

[14] Ibid., p. 139.

Ibid., p. 139.

[15] Ibid., p. 68-69.

Ibid., p. 68-69.

[16] Ibid., p. 48.

Ibid., p. 48.

[17] Ibid., p. 64.

Ibid., p. 64.

[18] Ibid., p. 65.

Ibid., p. 65.

La distinction qu’opère Saïd entre l’impérialisme et le colonialisme se ressent dans l’argumentaire des militants. L’impérialisme s’attache aux pratiques et aux attitudes du centre dominant envers un territoire éloigné dans un processus de construction d’un empire et se fonde ainsi sur l’idéologie de l’expansion. Le FRC le souligne par les dénominations que l’on confère à la Corse tels que le « prolongement de la Côte d’Azur », le « morceau détaché du massif de l’Estérel », « Corse et Algérie », « Le plus proche des pays lointains »19 Ibid., p. 58-59. ou un « département-comme-les-autres »20 Ibid., p. 71.. Aussi, « l’installation de cadres colonisateurs et l’appel parallèle à la main-d’œuvre étrangère sont un procédé habituel de l’impérialisme », évoquant que « la population s’est accrue de 10 000 rapatriés européens d’Afrique du Nord et 5 000 fonctionnaires militaires et leurs familles au cours des récentes années »21 Ibid., p. 85.. Et « les politiciens corses des “clans” sont-ils directement associés au schéma d’expansion »22 Ibid., p. 94.. Pour Saïd, le colonialisme est la conséquence de l’impérialisme, par l’implantation de colonies sur un territoire éloigné dans une logique de domination et de civilisation. Par exemple, les militants rappellent dès les premières pages les expéditions des Grecs, des Carthaginois, des Romains, puis les conquêtes vandale, byzantine, arabe, pisane, aragonaise, génoise et française23 Ibid., p. 11-12. ou indiquent plus loin que « la fragile économie corse va se buter sur la mise en œuvre de l’impérialisme. Le rôle de la Corse sera réduit désormais à fournir des hommes pour les besoins de celui-ci », appuyé quantitativement par « 35 000 morts sur une population de 250 000 personnes environ » durant la guerre de 1914-191824 Ibid., p. 15..

Enfin, nous retrouvons pour les Cultural studies, Horkheimer et Adorno quant à leur analyse de l’industrie culturelle, considérée comme une méthode de contrôle et d’exploitation des masses. Les notions de pouvoir, de contrôle, de domination, d’exploitation et de résistance potentielle sont également utilisées. L’inspiration chez Foucault et Gramsci comme Hall semble palpable quant à cette ethnicité forgée par le soi et par l’autre. Derrière l’observation des militants quant à la folklorisation de la culture, nous retrouvons l’idée d’une consommation par le tourisme des récits des voyageurs et des images romantiques du XIXe siècle, intrinsèque à une logique de recherche de divertissement et orientant l’imaginaire contemporain vers la plus proche des îles lointaines. L’avènement de la modernité émane ici de la préservation d’un monde archaïque par un glissement des lieux anthropologiques en ceux d’une mémoire figée25 Castellani Jean-Pasquin, Performance de la culture et identité insulaire : l’exemple de la Corse, [Thèse de doctorat, Université de Corse], 2005.. Les auteurs de Main basse indiquent que : « Rien n’échappera plus aux fabricants de l’histoire, aux modeleurs d’une Corse de convention, aux marchands de folklore. L’art corse subira à son tour leurs atteintes. Car ce qui a été dit plus haut du mécanisme de l’aliénation littéraire se vérifie aussi pour les autres formes d’expression artistique »26 FRC, op. cit., p. 59-60.. Ils parcourent ainsi la musique, les arts plastiques (sacrés) ou les monuments. Le développement du tourisme a provoqué quant à lui l’appropriation du littoral corse « par les grands trusts touristiques »27 Ibid., p. 90.. Le touriste s’adonne à une quête des formes d’authenticité dites traditionnelles chargées d’une valeur symbolique par des rites de confirmation. L’authenticité, en tant que construction sociale, est le résultat d’un processus idéologique et politique de représentation de la culture. Cette dernière, soumise au pouvoir de consommation, subit une domination. Un univers fictionnalisé se juxtapose à la vie quotidienne des individus à l’épreuve d’une « vie liquide », pour reprendre l’expression de Richard Bauman, dans ce passage de la société traditionnelle à la société moderne. Le Corse apparaît comme l’Autre, figure édifiée par « un système de représentation encadré par toute une série de forces »28 Saïd Edward, L’orientalisme. L’orient créé par l’Occident (C. Malamoud, trad.), Points, 1978, p. 349-350. sous l’emprise de la relation pouvoir-savoir. Il arbore parfois lui-même le rôle social d’agent sur-ethnicisé dans une « mise en spectacle »29 Augé Marc, L’Impossible voyage. Le tourisme et ses images, Paris,Payot et Rivages éditions, 1997..

Main basse sur une île porte la trace d’un moment critique. Il circule dans une traversée des temps. La médiation du texte est quant à elle conditionnée par sa reproductibilité. Des décennies plus tard, sa convocation atteste de la fabrique des traces de ses interprétations en convoquant dans le présent son passé30 Jeanneret Yves, « Complexité de la notion de trace : de la traque au tracé », In L’Homme trace : perspectives anthropologiques des traces contemporaines, Béatrice Galinon-Melénec (dir.), Paris, CNRS éditions, coll. « CNRS Alpha », p. 59-86, p. 61.. Le Manifeste dérange autant qu’il inspire31 Stagnara Vincent, Minorité et statut : l’exemple de la Corse, regard sur l’Europe, problématique constitutionnelle, Crosne, Cismonte è Pumonti edizione. 1991, p. 9 ; Poggioli Pierre, Journal de bord d’un nationaliste corse, Saint-Étienne, Éditions de l’aube, 1996, p. 15.. La récusation progressive des partis nationalistes du terme de colonisation pose certains questionnements. Celui-ci, pourtant pensé dans Main basse sur une île par le rapport de force entre dominant et dominé, est apparu au fil du temps comme vidé de sa substance. Si le concept de colonisation est soumis au débat, pensons seulement à ceux de dominant et dominé. Il se pourrait que l’expansion d’une violence symbolique, pour reprendre Bourdieu, impose une dissimulation du pouvoir qui s’exerce. Dans cette perspective, nous pourrions de nouveau convoquer Memmi : « chacun, socialement opprimé par un plus puissant que lui, trouve toujours un moins puissant pour se reposer sur lui, et se faire tyran à son tour »32 Memmi Albert, Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur,Paris, Payot, 1973 (1957), p. 46. (Memmi, 1957, 1973, p. 46). L’aventure coloniale ou l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère surviennent comme deux exemples probants. Toutefois, une autre hypothèse s’ajoute ou supplante la première, du moins dans cette lecture de la société actuelle. La résistance, l’engagement serait-il des invariants, comme les auteurs du Manifeste le soulignent ? Rappelons un autre passage que nous n’avions pas encore évoqué : 

On veut persuader aux Corses que ce n’est pas par hasard si ce dieu français est un des leurs. N’est-ce pas là le signe de l’immanence, de la prédestination ? Volens aut nolens, tout Corse portera désormais en lui la forme entière de la napoléonienne condition : il sera Napoléon, avec toutes les conséquences psychopathologiques que l’on devine33 FRC, op. cit., p. 57..

Napoléon ou Paoli, l’édification mythique émanant d’un storytelling politique continue d’exercer une force non seulement dans la production des discours et des représentations sur la Corse, mais également dans les sphères culturelles et perceptuelles de soi. Les traces historiques se sont édifiées en un système contemporain de représentation s’étendant jusqu’aux pratiques induites par la mise en scène et mise sur scènes d’un univers fictionnalisé. L’efficacité symbolique à l’œuvre est le fruit d’un processus de transfiguration. La situation liminale persistante plongerait-elle les individus au sein d’une île vécue comme un autre lieu hors du temps ? Le concept d’ « hétérochronie » poursuit cette idée : ils vivent une forme « de rupture absolue avec leur temps traditionnel »34 Foucault Michel, Dits et Écrits II, 1976-1988, 2001 (1984), Paris, Quarto – Gallimard, p. 1578.. Ils adhèrent aux règles, en même temps qu’une force s’exerce ne pouvant les amener qu’à jouer le jeu. Et c’est dans cette lecture de la situation que le concept de cadre d’Erving Goffman est à même de s’emparer du processus sous-jacent. Ce concept – dont nous pourrons retenir deux aspirations majeures, la théorie du jeu de Gregory Bateson et le legs pragmatiste de William James quant à la question de l’expérience – s’applique ici. Plus précisément, elle se présente à travers une modalisation construite à partir d’activités au sein desquelles nous participons à travers un effet « comme si » qui propulse l’habitant dans le rôle de héros mythique. La vie quotidienne se donne à vivre dans l’existence continue d’un cadre primaire. Néanmoins, chacun entre dans l’activité circonscrite dans cet espace-temps en voulant y croire : « On “joue”, certes, mais ce jeu rituel dépasse de loin la simple fonction ludique : on rejoint alors le “jeu profond” de C. Geertz faisant “comme si”, en sachant que cette simulation vraie exercera une action symbolique »35 Lardellier Pascal, Sur les traces du rite. Institution rituelle de la société. Londres, Iste édition, 2019, p. 75.. L’île serait-elle ce miroir décrit par Foucault, à la fois réel et irréel, utopique et hétérotopique en étant « en liaison avec tout espace qui l’entoure » et obligeant pour être saisi, « de passer par ce point virtuel qui est là-bas »36 Foucault Michel, op. cit., p. 1575. ?

L’écriture et la circulation de l’histoire du nationalisme corse témoignent aujourd’hui de lectures hétérogènes et d’une pluralité de régimes d’historicité. Des traces aujourd’hui encore se dessinent par la sélection, la capitalisation et la reconnaissance de l’acte fondateur, des origines. La société semble plongée dans un « présentisme »37 Hartog François, op. cit., chacun élisant sa propre représentation de l’absent passé afin de revendiquer ce qu’il est aujourd’hui. Ni guide ni intelligible, l’histoire ne servirait-elle plus qu’à légitimer ?

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[19] Ibid., p. 58-59.

Ibid., p. 58-59.

[20] Ibid., p. 71.

Ibid., p. 71.

[21] Ibid., p. 85.

Ibid., p. 85.

[22] Ibid., p. 94.

Ibid., p. 94.

[23] Ibid., p. 11-12.

Ibid., p. 11-12.

[24] Ibid., p. 15.

Ibid., p. 15.

[25] Castellani Jean-Pasquin, Performance...

Castellani Jean-Pasquin, Performance de la culture et identité insulaire : l’exemple de la Corse, [Thèse de doctorat, Université de Corse], 2005.

[26] FRC, op. cit., p. 59-60.

FRC, op. cit., p. 59-60.

[27] Ibid., p. 90.

Ibid., p. 90.

[28] Saïd Edward, L’orientalisme. L’orient...

Saïd Edward, L’orientalisme. L’orient créé par l’Occident (C. Malamoud, trad.), Points, 1978, p. 349-350.

[29] Augé Marc, L’Impossible voyage. Le...

Augé Marc, L’Impossible voyage. Le tourisme et ses images, Paris,Payot et Rivages éditions, 1997.

[30] Jeanneret Yves, « Complexité de la...

Jeanneret Yves, « Complexité de la notion de trace : de la traque au tracé », In L’Homme trace : perspectives anthropologiques des traces contemporaines, Béatrice Galinon-Melénec (dir.), Paris, CNRS éditions, coll. « CNRS Alpha », p. 59-86, p. 61.

[31] Stagnara Vincent, Minorité et statut...

Stagnara Vincent, Minorité et statut : l’exemple de la Corse, regard sur l’Europe, problématique constitutionnelle, Crosne, Cismonte è Pumonti edizione. 1991, p. 9 ; Poggioli Pierre, Journal de bord d’un nationaliste corse, Saint-Étienne, Éditions de l’aube, 1996, p. 15.

[32] Memmi Albert, Portrait du colonisé...

Memmi Albert, Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur,Paris, Payot, 1973 (1957), p. 46.

[33] FRC, op. cit., p. 57.

FRC, op. cit., p. 57.

[34] Foucault Michel, Dits et Écrits II...

Foucault Michel, Dits et Écrits II, 1976-1988, 2001 (1984), Paris, Quarto – Gallimard, p. 1578.

[35] Lardellier Pascal, Sur les traces...

Lardellier Pascal, Sur les traces du rite. Institution rituelle de la société. Londres, Iste édition, 2019, p. 75.

[36] Foucault Michel, op. cit., p. 1575.

Foucault Michel, op. cit., p. 1575.

[37] Hartog François, op. cit.

Hartog François, op. cit.

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