La question militaire : de l’annexion sauvage au « poste avancé de la France en Méditerranée »
La brutalité de la conquête de la Corse n’est plus sérieusement discutée aujourd’hui : outre les horreurs communes à toutes les guerres, singulièrement lorsque les forces sont très inégales, on relève de nombreux faits qui seraient aujourd’hui qualifiés de crimes de guerre (contraires aux règles admises sur le plan international) ou de crimes contre l’humanité (attaques systématiques contre les populations civiles). Il n’est pas nécessaire de s’étendre ici sur le sujet, tant la littérature historique est abondante. On trouve chez les officiers français la même vision exterminatrice que celle du général Sherman s’agissant des Sioux[14]. Ainsi, Alexandre de Roux de Laric, officier d’état-major en Corse, dévoile-t-il en ces termes l’état d’esprit des conquérants, dans une correspondance publiée en 1984 par l’une de ses descendantes : « L’on espère que le mois ne se finira pas qu’on soit venu à bout de détruire entièrement cette race »[15]. On peut difficilement être plus clair. Comme le fait observer Guy Pervillé, « La guerre entre colons et “sauvages” est une guerre sans loi ; aucune conscience humanitaire n’impose de ménagements aux adversaires. »[16] Observons toutefois ici que de son côté, le gouvernement de Paoli s’appliqua à respecter scrupuleusement le droit de la guerre, comme le montre notamment l’acte de capitulation de la garnison française à Borgu en octobre 1768.
Toujours dans le registre militaire, on trouve dans l’histoire de la Corse un grand classique des situations de domination coloniale : l’utilisation des colonisés comme « chair à canon ». On connaît le recrutement intensif opéré lors de la Première guerre mondiale en Afrique occidentale française[17]. Dans le même esprit et à la même époque, la Corse fut saignée à blanc. Si le nombre de morts insulaires n’a cessé de fluctuer depuis un siècle[18], il est aujourd’hui largement admis d’une part que les pourcentages de pertes furent plus élevés dans l’île et d’autre part que les conditions de mobilisation des Corses furent très particulières. Michel Rocard faisait d’ailleurs observer dans son article « Jacobins, ne tuez pas la paix » qu’« on a mobilisé en Corse, ce qu’on n’a jamais osé faire sur le continent, jusqu’aux pères de six enfants »[19]. La vérité est encore plus révoltante : on est allé jusqu’à mobiliser des hommes âgés et pères de huit à dix enfants. Un des derniers poilus corses, André Turchini, racontait dans le quotidien Corse-Matin du 12 janvier 2000 qu’il avait été mobilisé en même temps que son père, lequel avait huit enfants ![20]
Par ailleurs, s’agissant d’un événement intervenu quelques décennies plus tard, l’affaire d’Aleria en août 1975, Michel Rocard, toujours lui, faisait observer la disproportion des moyens militaires mis en œuvre par Paris : « Jamais une riposte pareille à une occupation de ferme n’aurait pu avoir lieu dans l’Hexagone »[21].
De la même manière, ce n’est pas dans l’Hexagone qu’au début des années 1960, Paris imagina de réaliser ses essais nucléaires, mais en Algérie, en Corse, puis en Polynésie française. Quel pouvait bien être le point commun entre ces trois pays ? Le premier a été décolonisé au prix d’une guerre, le troisième figure sur la liste de l’ONU des territoires non autonomes, à décoloniser donc. Dans ces deux cas, il est difficile de contester le statut de colonie, révolu pour l’un, actuel pour l’autre. Quant à la Corse, la question fait précisément l’objet de la présente réflexion… Chez nous, une puissante mobilisation populaire avait conduit le gouvernement français à reculer. Les Polynésiens, à qui on avait – comme aux Corses d’ailleurs – assuré qu’il n’existait aucun risque de contamination, souffrent aujourd’hui encore des conséquences de ces essais…
Si les expérimentations nucléaires n’eurent finalement pas lieu sur le site prévu de l’Argentella en Balagne[22], la base militaire de Sulinzara continue en revanche à menacer la sécurité de nos compatriotes. Pour l’actuel président de la République française, la Corse « c’est un poste avancé de la France en Méditerranée »[23]. En cas de conflit armé, cette position affectée à notre pays n’est pas sans danger. On pourrait citer également la base d’Asprettu à Ajaccio et le camp Raffalli à Calvi. La Corse détient une place conséquente au sein du dispositif militaire français. Dans l’histoire de la colonisation, il s’agit là de quelque chose d’assez banal : déjà les Romains installaient de tels points d’appui dans leurs colonies[24].
La question politique : une totale hétéronomie
S’il est un caractère incontournable de la démarche coloniale, c’est bien l’administration du territoire concerné par une entité politique extérieure. S’agissant de la Corse, on pourrait objecter que les insulaires, participant aux élections des responsables politiques français, n’ont jamais vu leurs droits civiques niés ou bridés, à la différence per exemple des « Français musulmans » d’Algérie. Sur un plan juridique et purement formel, l’argument paraît recevable. Mais dans la réalité, la légitimité du suffrage universel était rendue illusoire par la pratique du clientélisme et d’une fraude électorale débridée, légendaire bien au-delà des rivages de l’île[25]. Bien entendu, Paris couvrait toutes les turpitudes de ces « élus » corses moyennant leur allégeance inconditionnelle. Celle-ci prit notamment la forme d’une opposition radicale au mouvement national corse contemporain, dès sa naissance dans les années 1960. Une opposition qui se manifesta de différentes façons : création de la « Corse Française et Républicaine »[26] et de groupes barbouzards, notamment « Francia »[27], interdiction de représentation de groupes culturels comme I Muvrini dans certaines communes, etc. Il est tout à fait significatif d’observer que ces élus s’opposaient, paradoxalement, à tout accroissement des pouvoirs locaux qu’ils exerçaient eux-mêmes, y compris au maigre statut particulier octroyé à l’île en 1982 ! Si l’on a depuis longtemps parlé d’autonomie s’agissant de la Corse – le président Millerand l’avait fait dès l’entre-deux-guerres ![28] –, c’est bien une totale hétéronomie qui demeura la règle, hétéronomie imposée par les gouvernements français successifs et défendue par ses relais dans l’île. L’adhésion à l’ordre colonial d’une partie des « élites » autochtones est aussi, du reste, un trait commun aux situations de domination[29].
La question culturelle : une conversion à marche forcée
Après que l’annexion a été réalisée dans les conditions que nous avons vues précédemment, la francisation linguistique et culturelle de la Corse a été entreprise. Jusqu’à lors, il existait dans l’île une diglossie entre deux langues de la même famille italo-romane, la corse et l’italienne, la première étant pratiquée dans la vie quotidienne, la seconde utilisée dans la vie publique, administrative et culturelle. Le XIXe siècle fut en Corse un siècle de transition : au moyen, notamment, de l’éducation publique, on fit passer la Corse d’un monde culturel à un autre, avec une brutalité parfaitement décrite dans l’ouvrage qu’Eugène Gherardi et Didier Rey ont consacré à cette époque, Le grand dérangement[30]. Observons que l’assimilation linguistique constitue l’une des caractéristiques essentielles de la colonisation.
L’objectif affiché par les autorités françaises était d’aboutir à la conversion des Corses, non seulement sur le plan linguistique et culturel, mais également s’agissant des mœurs, celles des insulaires étant considérées comme brutales et archaïques. Le romantisme français sur la Corse a apporté une contribution déterminante à la diffusion de l’ethnotype du Corse violent. Parmi de nombreux auteurs, nous choisirons de citer Mérimée dont le talent littéraire fut mis au service de cette sombre cause, à travers les immenses succès que furent Colomba et Mateo Falcone. Nous reviendrons ultérieurement sur l’utilisation d’un tel ethnotype en situation coloniale.
Toujours dans le domaine culturel, notons un fait essentiel : la fermeture de l’Université qui avait été fondée par Paoli et le refus opiniâtre de la rouvrir durant presque deux siècles malgré les demandes incessantes des Corses. Déjà, l’Encyclopédie exposait sans ambages qu’afin de maintenir les liens de dépendance à l’égard de la métropole, il était nécessaire de « restreindre les arts et la culture dans une colonie (…) suivant les convenances du pays de la domination »[31]. L’Hexagone avait retenu cette leçon et ne céda qu’au début des années 1980 sous la pression d’une revendication qui avait pris des formes plus énergiques.
[14] « Nous devons répondre aux Sioux avec une ardeur agressive, même s’il faut aller jusqu’à les exterminer, hommes, femmes et enfants. » Cité par Guy Pervillé, « Qu’est-ce que la colonisation ? », art. cit.
[15] Christine Roux, Les « makis » de la résistance corse. 1772-1778, Editions France Empire, 1984, p. 133.
[16] « Qu’est-ce que la colonisation ? », art. cit.
[17] Patrick Dramé, « Des soldats à tout prix ! Les sociétés du Haut-Sénégal et Niger et le recrutement de tirailleurs durant la Grande-Guerre (1915-1918) », Outre-Mers, vol. 390-391, n° 1, 2016, pp. 65-86.
[18] Sur les différents chiffres avancés, voir notamment : Didier Rey, « La Corse, ses morts et la guerre de 1914-1918 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 121, n° 1, 2014, pp. 49-59.
[19] « Corse : jacobins, ne tuez pas la paix ! », art. cit.
[20] Voir notamment sur ce sujet l’entretien avec Petru d’Orazio, professeur d’histoire et responsable du service éducatif des Archives de la Corse-du-Sud, sur le site Corsicatheque.com, le 4 avril 2016 qui confirme clairement l’existence d’un traitement particulier réservé aux Corses, et des pourcentages de pertes largement supérieurs dans l’île. Article consulté le 31 décembre 2022.
[21] « Corse : jacobins, ne tuez pas la paix ! », art. cit.
[22] Dans le même registre, on pourrait également citer la passivité des autorités françaises dans l’affaire des « boues rouges », hautement cancérigènes, déversées par la société italienne Montedison à proximité de la Corse. Pour qu’il soit mis fin à ce scandale révélé en 1972, il fallut une mobilisation populaire et un attentat contre un navire de la Montedison.
[23] Discours de Bastia, centre culturel Alb’oru, 7 février 2018.
[24] Guy Pervillé, « Qu’est-ce que la colonisation ? », art. cit., p. 337.
[25] On trouve la marque de ce trait ethnotypique dans d’innombrables plaisanteries (voir par exemple Astérix en Corse). Plus sérieusement, la jurisprudence française en la matière fut de tout temps largement alimentée par les dossiers corses, témoignant d’un redoutable savoir-faire et d’une imagination sans bornes. Mais pour une affaire traitée en audience correctionnelle, combien d’autres impunies du fait de la bienveillance parisienne ?
[26] Voir : Danielle Rouard, « La Corse française et républicaine parle par d’autres voix », Le Monde, 13 août 1984.
[27] Front d’action nouvelle contre l’indépendance et l’autonomie, organisation clandestine. Lors de l’arrestation de certains de ses membres, le secrétariat général du comité pour l’indépendance et l’unité de la France, présidé par Michel Debré, avait ouvertement pris leur défense en ces termes : « Alors qu’il semble qu’à l’égard de ceux qui détruisent l’unité française l’indulgence soit trop souvent la règle, des poursuites sont engagées, de Paris, contre des Français qui, en Corse, exprimant le vœu de l’immense majorité de la population, défendent ouvertement la cause nationale ».
[28] Lors d’une visite en Corse, en mai 1922.
[29] Benjamin Stora insista particulièrement sur ce point dans sa conférence inaugurale au colloque « Colonisation(s) » des 28 et 29 septembre 2022 à Corte, Université de Corse.
[30] Albiana, Ajaccio, 2014.
[31] Article « Colonie ».