La question économique : un développement déterminé par des intérêts extérieurs

Il est généralement admis que l’économie d’un territoire colonisé est dépendante de la puissance dominante, laquelle en fixe les règles. Elle se reconnaît principalement à ce caractère « hétérocentré ».

À cet égard, la loi douanière du 21 avril 1818 constitue un élément tout à fait significatif. Le régime mis en place par cette loi et qui perdura globalement jusqu’en 1912, consistait à détaxer les importations provenant de France (et non d’autres pays) et à taxer les exportations de Corse, à l’exception de celles figurant sur une liste de produits en franchise de droits (productions agricoles notamment). Comment ne pas comprendre que ce régime en vigueur durant presque un siècle – exclusivement déterminé par les intérêts de la puissance dominante –, devait se révéler extrêmement pénalisant :

« L’île (…) devenait un marché modeste mais captif pour les producteurs provençaux qui embarquaient leurs produits sur les navires dans le port de Marseille. Les producteurs insulaires (…) étaient pour leur part triplement pénalisés : les produits qu’ils fabriquaient étaient désormais inexportables, le marché insulaire était bien trop étroit pour suffire à les écouler et la concurrence des produits qui venaient de Marseille, exempts de toute taxe, était totalement insoutenable »[32].

Ceci sans compter l’effet inhibant de ce régime en matière d’innovations, puisque par définition ces dernières ne pouvaient se trouver sur la liste des produits en franchise et auraient nécessité de longues et aléatoires procédures d’inscription sur cette liste… À l’ère de la révolution industrielle, toute velléité de développement économique était inéluctablement brisée en Corse[33].

Lorsque, dans les années 1970, on élabora le système dit de la « continuité territoriale » (aide aux transports), nombre de professionnels et de syndicalistes agricoles plaidaient pour une démarche sélective favorisant les exportations corses. Pourtant, Paris lui préféra un système uniforme, d’aide tant aux importations qu’aux exportations. Comme les premières étaient incomparablement plus importantes que les secondes, ce sont elles qui, une fois de plus, se voyaient favorisées… La continuité territoriale œuvrait en quelque sorte dans le même sens que la défunte loi douanière. Les méfaits de ce dispositif furent enfin officiellement reconnus en 1984 dans le « rapport Saint-Pulgent » de l’Inspection générale des finances, sans pour autant qu’il y soit porté remède[34].

Une fois de plus, le développement de la Corse était sacrifié. Aujourd’hui encore, ce dernier se fait attendre, l’île ne disposant d’aucun des instruments de rattrapage historique, comme un statut fiscal et social qui permettrait de faire face aux contraintes et inégalités générées par l’insularité et l’orographie.

S’agissant de la question économique, un autre épisode mérite d’être rappelé : à la fin des années 1950 était créée la SOMIVAC (Société pour la Mise en Valeur Agricole de la Corse), dont l’objet était l’achat de terres disponibles, leur remembrement, leur aménagement, leur irrigation, etc. En 1962, lorsque les premières centaines de lots furent mises à la vente, Paris décida d’en réserver 90% aux rapatriés d’Algérie ! Michel Rocard qualifia ce pourcentage d’« incitation à la guerre civile »[35]. Mais la dépossession territoriale au profit de nouveaux arrivants n’est-elle pas l’une des caractéristiques essentielles de la colonisation ? Guy Pervillé rappelle qu’il existe « deux types idéaux de colonies, les colonies d’exclusion et les colonies d’exploitation »[36]. Dans les secondes, les autochtones sont utilisés comme main-d’œuvre. Dans les premières, ils sont simplement écartés de leurs terres, comme le furent en 1962 les Corses au profit des rapatriés d’Algérie. Ces derniers firent appel à une main-d’œuvre qu’ils connaissaient bien : ce fut le début d’une conséquente immigration maghrébine. Cet épisode nous conduit à une problématique contiguë : la question démographique. Le peuplement du territoire est également l’un des traits les plus communs de la démarche coloniale.

La question démographique : les prescriptions de l’Hudson Institute mises en œuvre

En 1970, la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) commandait un travail de prospective à un organisme américain, l’Hudson Institute. Ce rapport, qui avait vocation à demeurer secret, fut finalement rendu public à l’initiative de l’ARC. Le point de vue des américains était clair : laisser les choses évoluer à leur rythme aurait pour effet de susciter frustration et « violence irrationnelle »[37]

« Un changement décisif de politique est nécessaire. Il semble qu’il n’y ait que deux options :

  1. Accélérer l’érosion de l’identité culturelle corse, par exemple en encourageant une nouvelle immigration massive en provenance de la Métropole. Ainsi, la période de transition serait aussi courte que possible et la Corse atteindrait rapidement un niveau élevé de peuplement (environ 500 000) en majorité non corse.
  2. Conserver et restaurer l’identité culturelle et les traditions corses en développant le potentiel de l’île dans le contexte corse (…) »[38].

Entre les deux scénarios proposés par les prospectivistes américains, l’Administration française n’a pas longtemps hésité : l’année suivante, le Conseil des ministres adoptait un schéma d’aménagement allant largement dans le sens de la première option. Ce schéma entraînera dans l’île une levée de boucliers suivie d’années de lutte. Une lutte d’autant plus énergique que le rapport secret de l’Hudson Institute, et son sinistre scénario n°1, avaient été dévoilés… Noyer le problème corse sous le flot de nouveaux arrivants : la suggestion de l’institut américain avait bien été retenue par Paris. Aujourd’hui, on compte un nombre massif d’arrivées annuelles dans l’île. Les chiffres de l’Insee sont éloquents :

« Au 1er janvier 2020, la Corse compte 343 700 habitants, soit une croissance moyenne annuelle de 1,0 % sur les six dernières années. L’île est la région de France métropolitaine où la population augmente le plus fortement. La dynamique démographique insulaire est tirée exclusivement par l’apport migratoire… »[39]

Ajoutons que cette question ne doit pas uniquement être abordée sous l’angle quantitatif, mais également sous celui des responsabilités occupées par les non-autochtones. Ces derniers, dans les sociétés de type colonial, contrôlent toujours l’essentiel du pouvoir politique, administratif et économique[40]. De fait, on constate en Corse un faible nombre de cadres supérieurs de l’Administration d’État originaires de l’île. On peut à titre d’exemple citer le cas des magistrats corses qui ont, depuis plusieurs décennies, quasiment disparu de la Cour d’appel de Bastia. Observons que cette démarche de « décorsisation » des postes à responsabilités a été publiquement assumée dans le rapport de la commission d’enquête parlementaire dit « rapport Glavany » :

« Il ne s’agit pas pour la Commission d’enquête de dire, comme elle a pu l’entendre, qu’il ne faut plus nommer de Corses en Corse et jeter ainsi le soupçon sur un certain nombre de nos concitoyens (…) Cependant, il est des domaines où les conditions d’exercice sont telles que le principe de prudence s’impose dans certains cas »[41].

Par-delà une délicate précaution rédactionnelle (« Il ne s’agit pas… »), le message délivré dans la phrase suivante est parfaitement clair : il constitue un appel à écarter les Corses des fonctions les plus importantes. Cela se faisait bien avant le rapport Glavany, mais ce qu’il y eut de nouveau avec ce document officiel, c’est qu’une telle démarche, raciste et radicalement anti-républicaine, n’était même plus dissimulée…

[32] Sampiero Sanguinetti, « Pourquoi la Corse a cessé de produire », Rivista Robba, 25 mars 2022, m.rivistarobba.com

[33] Voir notamment : Roger Simoni, L’indispensable vérité, éditions U Ribombu, 2000.

[34] Noël de Saint-Pulgent, « Le régime fiscal de la Corse. Bilan et orientations de réforme », Inspection générale des finances, février 1984.

[35] « Corse : jacobins, ne tuez pas la paix ! », art. cit.

[36] Guy Pervillé, « Qu’est-ce que la colonisation ? », art. cit., p. 352.

[37] P. 69 du rapport.

[38] « XV – Conclusions fondamentales », p. 75 du rapport.

[39] Isabelle Tourtin Battini, Antonin Bretel (Insee), « En Corse, 343 700 habitants au 1er janvier 2020 », paru le 29 décembre 2022, insee.fr, consulté le 31 janvier 2022.

[40] Voir notamment : Guy Pervillé, « Qu’est-ce que la colonisation ? », art. cit., p. 352.

[41] Corse : l’indispensable sursaut, Rapport, Assemblée nationale, Paris, 1998, p. 471.

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