La question psychologique : « complexe de Néron » et « portrait du colonisé »
La question psychologique, pour être plus complexe que celles que nous venons d’examiner, n’en est pas moins consubstantielle au rapport de domination coloniale. Que la Corse ait été considérée comme une colonie ou un territoire à coloniser par de nombreux représentants de « l’élite » française ne fait aucun doute. Dans un livre de 1887, Paul Bourde, journaliste et haut fonctionnaire en Tunisie et à Madagascar, « spécialiste des questions coloniales »[42], écrivait :
« Et comment favoriser une immigration de continentaux ? L’île pourrait nourrir trois fois autant d’habitants qu’elle en contient, d’immenses étendues de maquis pourraient être défrichées, la colonisation de la Corse offrirait autant de chances de succès que celle de l’Algérie, toute proportion gardée. Pourquoi s’en détourne-t-on ? Parce que la sécurité n’y est pas assurée »[43].
On observe ici qu’à l’époque, selon un expert en la matière, l’obstacle à une colonisation de peuplement réside dans « l’impossibilité où se trouverait un colon de se défendre contre les maraudeurs et les bergers »[44]. Ne pouvant dans le cadre de cet article recenser les multiples ouvrages traitant de la « colonie corse », nous rappellerons simplement que lorsque Gaston Bonnefont publia en 1890 les Aventures de six Français aux colonies[45], il y fit une bonne place à la Corse, tant le statut de l’île lui apparaissait comme une évidence…
Dans le même esprit et à la même époque, la logique coloniale est clairement présente dans le discours des élus et auteurs français s’agissant des établissements pénitentiaires[46], installés dans l’île comme dans d’autres… colonies ! Ainsi, le sénateur de la Drôme René Berenger, spécialiste des questions pénitentiaires, écrit-il sans ambages dans son rapport sur les pénitenciers agricoles de Chiavari, Castellucciu et Casabianda :
« Dans tous les cas, ils [les pénitenciers agricoles de la Corse] ont donné au pays pour lequel cet exemple n’était pas sans utilité, le spectacle salutaire de ce que peuvent l’esprit de suite, l’énergie dans la volonté et l’âpreté au travail (…) Je n’ai envisagé jusqu’à présent l’institution des pénitenciers corses que comme de vastes entreprises de défrichement, et, si l’on veut, comme d’utiles agents de civilisation… »[47]
On pourrait ajouter cet autre morceau d’anthologie, que l’on doit à la plume de Victor-Eugène Ardouin-Dumazet :
« L’histoire de Casabianda est une des plus navrantes qu’on puisse raconter. Le domaine a été créé pour servir de modèle à la régénération de la Corse ; l’emploi de la main d’œuvre pénale s’imposait dans un pays où l’habitant méprise le travail du sol »[48].
La légende du Corse fainéant fait, on le sait, partie de l’ethnotype[49]. Or, comme le montre Albert Memmi, la fainéantise est également au centre du portrait mythique du colonisé :
« Par son accusation, le colonisateur institue le colonisé en être paresseux. Il décide que la paresse est constitutive de l’essence du colonisé. Cela posé, il devient évident que le colonisé, quelque fonction qu’il assume, quelque zèle qu’il y déploie, ne serait jamais autre que paresseux »[50].
Mais ce prétendu défaut (dont personne n’a jamais trouvé la moindre trace dans la réalité) ne relève pas uniquement de la volonté de dénigrer : il remplit une fonction justificatrice au bénéfice du colonisateur. Albert Memmi décèle chez ce dernier ce qu’il appelle « le complexe de Néron » : comme l’usurpateur Néron, conscient de sa propre illégitimité, est irrépressiblement conduit à persécuter l’usurpé Britannicus, le colonisateur accable le colonisé. Pour tenter de justifier l’usurpation, il s’enferme dans cette double attitude :
« Démontrer les mérites éminents de l’usurpateur, si éminents qu’ils appellent une telle récompense ; ou insister sur les démérites de l’usurpé, si profonds qu’ils ne peuvent que susciter une telle disgrâce. Et ces deux efforts sont en fait inséparables. Son inquiétude, sa soif de justification exigent de l’usurpateur, à la fois, qu’il se porte lui-même aux nues, et qu’il enfonce l’usurpé plus bas que terre »[51].
Contrastant avec l’ardeur au travail du colonisateur, la fainéantise du colonisé et son inaptitude à travailler la terre justifient le fait que cette dernière lui ait été volée. Tout comme sa violence atavique le rend incapable de gérer ses affaires et légitime par conséquent la domination coloniale. Albert Memmi relève, parmi les traits mythiques du colonisé, sa méchanceté, sa brutalité[52], accusation également mentionnée – s’agissant du Nord-Africain – par Frantz Fanon, autre écrivain de la décolonisation[53].
Mais cet ethnotype peu flatteur, le colonisé finira par le faire sien, et intégrera le sentiment de sa propre indignité jusqu’à contracter ce trouble mental qu’Albert Memmi appelle « la haine de soi »[54]. En Corse également, ce sentiment d’infériorité fut inoculé à plusieurs générations, jusqu’à celle des années 1970 – celle du Riacquistu (« Réappropriation ») – qui consomma la révolte par « l’affirmation de soi »[55]. Alors que leurs parents et leurs grands-parents avaient fini par croire que leur langue n’était qu’un vulgaire « patois » et la culture qu’elle portait un ramassis d’archaïsmes, ces jeunes insulaires réinvestissaient le vieil idiome. Il s’agit là d’une phase importante dans cette « affirmation de soi », telle que l’a décrite Albert Memmi :
« Le colonisé ne connaissait plus sa langue que sous la forme d’un parler indigent. Pour sortir du quotidien et de l’affectif les plus élémentaires, il était obligé de s’adresser à la langue du colonisateur. Revenant à un destin autonome et séparé, il retourne aussitôt à sa propre langue »[56].
Comme on le voit, les éléments de psychologie collective relevés par les auteurs majeurs de la décolonisation sont loin d’être étrangers à notre pays.
Nous voici arrivés au terme de cette réflexion. Force est de constater que, lorsque l’on prend en compte les différentes définitions de la colonisation et que l’on cherche – par-delà la diversité des angles de vue et des auteurs – à en rassembler les points caractéristiques, on se rend compte que ces derniers se retrouvent systématiquement dans le cas de la Corse. Ici, l’adverbe doit être pris en son sens le plus strict puisque, comme le faisait observer Georges Balandier, il s’agit bien d’un système et non de traits épars. On voit bien, par exemple, comment les agressions militaires, ainsi que les assujettissements politiques et bouleversements démographiques qui en découlent, ont largement pour objectif des intérêts de natures économique et géostratégique. On comprend sans peine que l’abaissement culturel et moral des colonisés vise à conforter ces intérêts politiques et économiques en « légitimant » la domination… Tout cela est d’une grande cohérence, cohérence qui donne à la démarche coloniale son caractère systémique.
Pour en revenir à la Corse et après avoir examiné la question sous tous ces aspects, nous croyons être à présent en mesure de répondre à la question posée, et de le faire sans hésiter : oui, la France a colonisé la Corse et cette situation coloniale n’a pas à ce jour été dépassée. Si, du côté corse, « l’affirmation de soi » (Albert Memmi) a été opérée depuis plusieurs décennies, Paris n’a pas pour l’heure fait le moindre pas, réel et sérieux, en direction d’un règlement politique de la question corse, pas même lorsque les électeurs insulaires affirmèrent par leur vote l’existence de la nation (en 2015 à la majorité relative, puis en 2017 à la majorité absolue). Pour les gouvernements français successifs, tout se passe comme si l’état de fait née d’une conquête militaire sanglante au XVIIIe siècle devait être maintenu coûte que coûte au nom d’un prétendu État de droit, et ce au mépris du suffrage universel et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. On l’a d’ailleurs observé en Nouvelle-Calédonie : le processus d’autodétermination né du drame d’Ouvéa et de l’intelligence de Michel Rocard a fait l’objet, en décembre 2021, d’une confiscation pure et simple[57] par les stratèges parisiens, trop heureux de maintenir une présence française dans cette région du monde dont l’intérêt a été considérablement réévalué ces dernières années. Tout cela au prix d’une escroquerie politique sans précédent. Faudra-t-il une nouvelle tragédie pour que les droits du peuple kanak soient enfin reconnus ?
Déjà, dans les années 1970, Guy Pervillé contestait l’idée, alors très répandue, selon laquelle l’âge de la colonisation était révolu : « Loin d’être un phénomène universel et inéluctable, la décolonisation est un fait contingent et limité. Elle n’affecte que les régions où le rapport des forces s’est montré défavorable à la colonisation… ». En effet, si l’histoire nous enseigne quelque chose, c’est que le rapport des forces – donc la lutte, qu’elle soit militaire ou politique – est toujours décisif. Pour le dire comme Pasquale Paoli : « S’il suffisait de vouloir la liberté, le monde entier serait libre ».
[42] Voir la notice « Bourde, Paul », sur IdRef, Identifiants et Référentiels pour l’enseignement supérieur et la recherche, idref.fr
[43] En Corse, Calmann Lévy, 1887, Paris, p. 303.
[44] Ibid., p. 306. L’auteur précise : « Un touriste ne court pas plus de risques dans l’île que dans n’importe quel autre département. Un touriste, oui, mais non un colon » (p. 304).
[45] Garnier frères, Paris.
[46] Nous remercions le regretté professeur Jean-Yves Coppolani qui a attiré notre attention sur ces propos significatifs.
[47] Annexe au procès-verbal de la séance de l’Assemblée Nationale du 18 mars 1873. Enquête parlementaire sur le régime des établissements pénitentiaires, tome II, Procès-verbaux de la Commission, Paris, Imprimerie Nationale, 1874, p. 250 sq.
[48] Voyage en France. La Corse, 14e série,Paris 1898, p. 306.
[49] Il suffit, pour avoir une idée du volume massif de railleries existant à ce sujet, d’effectuer une recherche sur Google du type « Corse fainéant »… Il y a quelques années, un commentateur de radio évoquait en ces termes une victoire du STC aux élections prud’homales : « La première fois que j’ai entendu parler d’un Syndicat des Travailleurs Corses, j’ai cru à une plaisanterie… »
[50] Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Payot, 1973, (1ère éd. 1957), p. 111. Sur la vision qu’avait Albert Memmi de la question corse, on lira avec profit la préface qu’il avait écrite pour mon ouvrage de 2001, Ce que nous sommes, Ajaccio, Paris, DCL/Ramsay, texte qu’il avait repris dans son Dictionnaire critique à l’usage des incrédules, Paris, Editions du Félin, 2002, article « Corses », pp. 51-56.
[51] Portrait du colonisé, op. cit., p. 82 sq.
[52]Portrait du colonisé, op. cit., p. 112.
[53] « Le Nord-Africain est un criminel, son instinct prédateur est connu, son agressivité massive perceptible à vue d’œil. (…) Le Nord-Africain est un violent, héréditairement violent. » (Les damnés de la terre, op. cit., p. 355). Observons que l’on retrouve déjà ce portrait mythique du colonisé violent – ainsi que sa réfutation – dans les polémiques du XVIIIe siècle opposant les responsables de Gênes, puissance dominante, et les révolutionnaires corses. (Voir à ce sujet J.-G. Talamoni, Littérature et politique…, op. cit., p. 110 sqq.)
[54] Portrait du colonisé, op. cit., p. 148 sq.
[55] Ibid., p. 160 sqq.
[56] Ibid., p. 162.
[57] Alors que le pays était dévasté par la crise sanitaire du Covid qui se développait de façon exponentielle depuis l’automne et marqué par le deuil collectif qui en résultait, les indépendantistes avaient demandé un bref report du troisième référendum d’autodétermination prévu par les accords, dont tout indiquait qu’il pouvait se conclure, dans un contexte normal, par un résultat favorable à l’indépendance. Ils avaient prévenu que si la date du scrutin était maintenue, ils appelleraient à l’abstention. Paris a vu dans cette situation le moyen de clore juridiquement le processus : si les indépendantistes ne votaient pas, le résultat était prévisible. La date du 12 décembre 2021 fut donc maintenue et le « non » à l’indépendance recueillit 96,50 % des voix. L’abstention avait été massive. Le résultat du référendum, n’ayant évidemment aucune signification politique, n’a pas été reconnu par les indépendantistes.