I. L’application réelle des principes civilisateurs hautement affirmés
Indéniablement, le pouvoir colonial français a appliqué les principes de sa civilisation par l’abolition de certaines coutumes ou pratiques, qualifiées de barbares et inhumaines. Deux exemples suffisent à le démontrer : la suppression de la mise à mort des individus reconnus coupables de pratiques de sorcellerie d’une part (A), et l’interdiction des peines corporelles, d’autre part (B).
A. L’interdiction de la mise à mort des individus reconnus coupables de pratiques de sorcellerie
Les philosophes des Lumières, dominés par un versant humaniste, ont cherché à affranchir les peuples de la tutelle religieuse. De la même façon, la puissance coloniale, se présentant comme l’héritière des Lumières, va chercher à libérer les populations indigènes des coutumes religieuses qualifiées d’inhumaines. L’une de ces coutumes est la mise à mort des personnes accusées de sorcellerie.
En effet, les autochtones du Soudan, comme les populations européennes du Moyen Âge et de l’époque moderne, croient qu’il existe dans la société des personnes qui, portant en elles le principe du mal, n’ont comme seul but que de provoquer la mort des hommes[9], causer des épidémies ou des catastrophes. Ces personnes appelées sorciers agissent, selon la tradition, presque toujours dans l’ombre. La population les côtoie sans se douter de leur pouvoir mystique nocif et de leur activité. C’est pourtant elles qui « mangent l’âme des gens » et qui jettent les mauvais sorts provoquant maladies et catastrophes[10]. Nul indigène, même formé à l’école européenne, ne met en doute la réalité du meurtre par fait de sorcellerie[11] qui constitue la plus grave infraction dans la société traditionnelle[12]. Pour débusquer le coupable de cette infraction, on a recours à des preuves irrationnelles[13] ou rituelles complexes, comme la décoction de bois rouge que l’accusé avale, le bain d’huile bouillante dans lequel il trempe sa main, le morceau de fer rougi au feu sur lequel il doit poser la plante des pieds et rester immobile, etc.
Le sorcier ainsi dénoncé et reconnu sur la base des preuves irrationnelles est généralement mis à mort . Considéré comme « une pollution », sa mort purifie la société. En 1942, dans le village de Sindié, canton de Louta, cercle de Tougan, à la suite d’une consultation coutumière Petouye Zango, réputé sorcier, considéré comme responsable de la sècheresse persistante est désigné comme devant servir de victime expiatoire. Amené sur le lieu du sacrifice, il est immédiatement abattu avant que son corps ne soit emporté dans la brousse où il est déposé conformément à la coutume, entre les branches fourchues d’un arbre à environ 3 km du village. En effet, en pareil cas, la coutume veut que le corps de la victime ne soit pas enterré et pour chasser le mauvais sort qui lui est attaché, il doit être porté hors des limites des terrains de culture et vers l’Ouest de façon à ce que même le vent ne puisse ramener son odeur sur le village[14].
Le colonisateur va, dans la perspective du développement de sa civilisation rejeter immédiatement les accusations de sorcellerie (dans son entendement indigène), qu’il considère comme dénuées de toute base légale[15]. Les envoûtements, les incantations ou les pouvoirs magiques permettant, selon la croyance populaire, de provoquer à distance maladie, folie, mort, accident ou autres malheurs ne sont pas répressibles judiciairement, car recouvrant un caractère irrationnel. L’abandon des poursuites pour crimes de sorcellerie en France au siècle des Lumières en est la cause.
En effet, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, après des siècles de pratiques judicaires basées sur l’incrimination de la sorcellerie, on va assister à une remise en cause de la réalité objective de cette infraction[16]. L’Édit de 1682 ne permet de réprimer la sorcellerie qu’indirectement sous les qualificatifs d’empoisonnement, escroquerie et abus de confiance. Cette loi, tout en négligeant la question d’envoûtement et de conjuration, ridiculise « la vaine profession des devins, magiciens, sorciers, tous assimilés à des imposteurs[17]». Au fil des années, le sorcier perd le pouvoir maléfique qu’on lui attribuait, si bien que la plupart des procès de sorcellerie au XVIIIe siècle ne concernaient que les magiciens, les devins, les charlatans et des empoisonneurs impliqués dans des affaires criminelles[18]. Après l’abolition des lois relatives aux poursuites de sorcellerie par la Révolution[19], le législateur de 1810 adopte des dispositions sanctionnant les devins, les interprètes de songes et les charlatans[20]. Les jeteurs de sorts qu’on accusait jadis d’avoir conclu des pactes avec le diable ne sont plus poursuivis, car il est injuste de sanctionner une personne pour un crime dont elle ne peut être la cause. C’est la même logique qui est adoptée dans la colonie du Soudan français. Le colonisateur va transposer dans cette matière les prescriptions du droit criminel français au détriment des coutumes locales en qualifiant de meurtre la mise à mort du sorcier puisque n’étant reposée sur aucune preuve rationnelle.
Le système légal français imposé ne convient évidemment pas à l’indigène qui ne comprend pas pourquoi l’administration s’efforce de protéger les malfaiteurs au détriment des coutumes. Mais ce qu’il ignore, c’est qu’en marge du principe du respect des coutumes, la France s’est donnée comme tâche de substituer à l’organisation sociale préexistante l’évolution des mentalités. La volonté de faire évoluer les idées apparaît clairement dans d’innombrables affaires de sorcellerie au Soudan français.
Citons, pour illustrer notre propos, cette décision de la chambre d’homologation de la Cour d’Appel de l’AOF[21], en du 14 septembre 1909, qui condamne à vingt ans d’emprisonnement le féticheur Kalley, auteur de l’administration du poison d’épreuve provoquant la mort de Guéro, accusé de sorcellerie :
Attendu que si les tribunaux indigènes doivent appliquer en toute matière les coutumes locales, c’est à la condition qu’elles n’aient rien de contraire aux principes de la civilisation française ; Attendu qu’il est contraire à ces principes qu’un attentat à la vie humaine puisse rester impuni, fut-il ordonné par l’autorité religieuse ; qu’il y a là un acte criminel qu’il importe de réprimer avec rigueur dans l’intérêt même de nos populations ; (…)[22].
L’examen des jugements rendus par les juridictions indigènes permet de constater trois phases de répression. D’abord, jusqu’en 1904, c’est-à-dire la période des débuts de la colonisation, on remarque que les sanctions prononcées contre les bourreaux des personnes accusées de sorcellerie sont très légères. Cette légèreté s’explique par le fait qu’il fallait tout d’abord faire comprendre aux indigènes que la pratique de mise à mort des personnes accusées de sorcellerie, qu’ils considèrent comme légale et nécessaire au maintien de l’ordre social, n’est ni plus ni moins qu’un crime. Ensuite, de 1904 à 1940, on observe que les sanctions deviennent de plus en plus lourdes. Tout en se basant sur les différents textes qui régissent la justice indigène (décrets du 16 août 1912, du 22 mars 1924 et du 3 décembre 1931), les tribunaux s’efforcent, durant cette période, de tenir compte de la « mentalité primitive » des populations. Enfin, à partir de 1941, considérant que les indigènes ont été mieux avertis de la gravité de leur acte, les juridictions indigènes, présidées par des magistrats européens, prononcent les peines de mort contre des personnes responsables de la mise à mort des prétendus sorciers.
Outre la mise à mort des individus considérés comme des sorciers, le colonisateur interdit aussi les peines corporelles, une autre pratique reprouvée par les Lumières.
[9] Joseph Pic, Justice répressive indigène au Togo, plus particulièrement sous le régime du décret du 22 novembre 1922, thèse, faculté de droit de Bordeaux, 1936, p. 13 [disponible en ligne sur Gallica].
[10] ANS 17G 92 (17) : Rapport politique annuel de la Côte d’Ivoire, 1940.
[11] Robert Randau, « La Magie et sorcellerie africaines au contact de la civilisation européenne », Outre-Mer, revue générale de colonisation, n°1, 9e année, Mars 1937, p. 3-20, p. 5.
[12] Maryse Raynal, Justice traditionnelle, justice moderne : le devin, le juge et le sorcier, Paris, l’Harmattan, 1994, p. 125.
[13] Ibid.
[14] ANM 3 E-12 N4 : Rapport du commandant de cercle de Tougan sur l’affaire Moussa Zogomé et consorts, Tougan, le 24 avril 1942.
[15] Voir à ce propos Papa Oko Seck, « La justice et la sorcellerie en Afrique Occidentale et Centrale (1900-1960) », Droits et cultures. Revue semestrielle d’anthropologie et d’histoire, n°46, 2, 2003, p.117-144, p. 133 et s.
[16] Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, une analyse de psychologie historique, Paris, Seuil, 1980, p. 14.
[17] Guy Bechtel, La sorcière et l’occident : la destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, La flèche, 2000, p. 828.
[18] Jean Palou, La sorcellerie, Paris, Presses universitaires de France, (Collection Que sais-je ?), 9e édition, 1995, p. 108.
[19] Jean Palou, op. cit., p. 111.
[20] L’article 479, alinéa 7 du code pénal français de 1810 punit les individus qui pratiquent le métier de devin et d’interprète des songes d’une peine d’amende allant de 11 à 15 francs.
[21] Juridiction suprême en matière indigène.
[22] ANS M96 : Affaire Ango, Kalley, Taddo, jugement n°105 de la chambre spéciale d’homologation de la Cour d’Appel de l’AOF, le 14 septembre 1909.