Mais, c’est surtout la participation des officiers et sous-officiers français au partage du butin humain qui déroge à la morale républicaine. Sans cet élément, on aurait pu dire que l’entorse faite à la dignité humaine, par la réduction en esclavage des prisonniers de guerre au moment de la conquête coloniale, est le seul fait des auxiliaires indigènes, même si la responsabilité de ceux qui les ont employés aurait pu néanmoins être engagée. Cependant, dans plusieurs campagnes au Soudan, les officiers français ont tiré de leurs victoires les mêmes avantages qu’ils sont venus abolir. En juillet 1894, après avoir vaincu Ali-kari, chef de Bossé au nord de Lanfiera dans le Mossi, tous les survivants de son village, estimé à 1 200 individus, sont devenus des butins de guerre que les officiers et les soldats de la légion étrangère ainsi que les auxiliaires indigènes (c’est-à-dire les tirailleurs réguliers ou non, les palefreniers et les porteurs) se sont partagés[44]. La conquête de Ségou en 1889, de Nioro en 1891, de Macina en 1893, de Tombouctou en 1894, et de Sikasso en 1898 s’est faite selon les mêmes procédés.

 En agissant ainsi, l’administration militaire enfreint l’un des éléments de la mission civilisatrice de la France dont le but primitif, selon William Ponty, avait été précisément de faire « disparaître à jamais [l’esclavage] cette organisation vicieuse, improductive et immorale, si opposée à [ses] grandes idées de liberté[45]. » 

Malgré l’indignation de l’opinion métropolitaine et la nomination d’un gouverneur civil en la personne de Albert Grodet, en décembre 1893, le partage du butin humain ne s’arrête qu’à la fin du XIXe siècle. Apparent pendant les premières phases de la conquête, il devient plus discret après le passage du gouverneur Albert Grodet avant de disparaître logiquement avec l’achèvement de la conquête militaire du Soudan français.  `

Après la conquête, la traite est abolie par le décret du 12 décembre 1905 au Soudan français. Ce texte punit « d’un emprisonnement de deux ans à cinq[46] et d’une amende de 500 à 1000 francs[47] » toute convention ou même des préliminaires de convention ayant pour but d’aliéner la liberté d’autrui. Mais ce texte ne concerne pas l’esclavage domestique. Pour rappel, les esclaves domestiques sont des esclaves nés chez le maître ou qui y vivent depuis très longtemps et qui ne peuvent en principe être vendus[48]. Dans cette matière le pouvoir colonial adopte une toute autre stratégie. Il décide d’assurer la liberté individuelle à tous les esclaves qui le souhaitent, sans obliger « ceux auxquels le bénéfice n’en est point contesté à la prendre quand même »[49]. Autrement dit, l’esclave domestique est libre de son choix. Il peut décider de rester avec son maître, comme il peut faire le choix de le quitter. Si cette politique a fini par s’imposer dans les cercles du sud, il en sera autrement dans les cercles Nord. L’autorité coloniale, pour ne pas compromettre sa situation politique ou diminuer son influence chez les populations nomades du nord de la colonie, permet aux maîtres de garder leurs esclaves domestiques qui souhaitent pourtant échapper à la contrainte de la servitude. La raison avancée est que l’esclavage est une nécessité absolue chez elles.

Mais au fond, l’administration coloniale permet aux nomades maures et touareg de conserver leurs esclaves pour éviter qu’ils ne se soulèvent contre elle. En effet, la France, à son arrivée dans la partie nord de la colonie, trouve en face d’elle des populations guerrières habituées à se soulever les unes contre les autres et qui acceptent difficilement d’être sous la domination d’une puissance étrangère. Bien que soumises, elles gardent une attitude incertaine à l’égard de l’autorité coloniale française. Déclarer les esclaves libres comme au sud de la colonie, c’est prendre le risque de voir les belliqueux nomades, pour qui l’esclavage est une nécessité absolue, rentrer en dissidence.

La libération des esclaves ou des tribus serves chez les nomades n’intervient qu’après des révoltes, en guise de représailles. Ainsi, après la révolte des Touareg Oulliminden en 1916, l’administration, pour punir les insurgés, libère certains de leurs esclaves qu’elle place dans une fraction de Bellah libres (les Zambouroutens)[50]. En dehors de ces mesures de représailles permettant de se conformer à la politique anti-esclavagiste, l’attitude de l’administrateur à l’égard des maîtres dans les régions nomades est plutôt bienveillante. La situation des esclaves domestiques chez les nomades n’évolue qu’avec la loi Lamine Guèye du 7 mai 1946 et la constitution du 27 octobre de la même année qui confèrent la qualité de citoyen français à tous les indigènes[51].

Conclusion

La mission civilisatrice, qui a été centrale pour la légitimation de l’expansion coloniale au Soudan occidental à la fin du XIXe siècle, s’appuie sur les Lumières, considérées comme un mouvement de combat pour les droits de l’homme. Pour les partisans de l’expansion coloniale sous la troisième République, il était primordial d’apporter cet héritage, difficilement acquis après des siècles d’efforts et de rudes épreuves, aux indigènes, jugés inférieurs. L’analyse des sources d’archives coloniales permet de constater que, dans les territoires du Soudan occidental, le pouvoir colonial français était largement imprégné par l’idéologie des Lumières. Les décrets, les circulaires ainsi que les décisions de justice abrogeant les coutumes ou pratiques, qualifiées de barbares et inhumaines, se basaient tous sur les principes de la civilisation française. Or, ces principes, comme nous l’avons souligné plus haut, ne sont rien d’autre que les principes de liberté, de l’égalité et de la justice issus des Lumières et de la Révolution de 1789. Dès lors, on peut affirmer que les Lumières ont exercé une réelle influence sur les politiques coloniales du second empire colonial (XIXe – XXe siècle).

Cependant, le pouvoir colonial français n’a pas hésité à transgresser ces mêmes principes lorsque ses intérêts étaient en jeu. La colonisation du Soudan occidental permet, en effet, de saisir les antinomies entre le discours et la réalité. Loin de vouloir délivrer à tout prix les populations autochtones de l’injustice et de la barbarie pour le bien de la civilisation, la présence de l’autorité coloniale française se justifie d’abord par des raisons économiques et politiques, le Soudan français étant considéré comme une colonie d’exploitation[52]. Le fait que la mise en œuvre des principes civilisateurs cède le pas à l’impératif de stabilité économique etpolitique montre que le véritable motif de la colonisation du Soudan occidental n’est pas la mission civilisatrice bien que celle-ci soit mise en avant.

Mots-clés : Lumières, Colonisation, Soudan Occidental, Principes de la civilisation française, Coutumes indigènes.

[44] Édouard Guillaumet, Le Soudan en 1894 ; la vérité sur Tombouctou ; l’esclavage au Soudan, Paris, A. Savine, 1895, p. 155 [disponible sur Gallica].

[45] ANS 1G 297 : Rapport sur le Haut-Sénégal et Moyen-Niger, William Ponty, 1903, p. 5 ; voir aussi Gouvernement général de l’AOF, Territoires du Haut-Sénégal Moyen-Niger, 1900-1903, Paris, Imprimerie Firmin-Didot et Cie, 1904, p. 3 [disponible sur Gallica].

[46] Cette peine est portée de 5 à 10 ans de travaux forcés par le code pénal indigène de 1944. Décret du 17 juillet 1944 instituant un code pénal indigène applicable aux indigènes de l’AOF, de l’AEF, du Cameroun et du Togo, Douala, Imprimerie commerciale du Cameroun, 1944 [disponible en ligne sur fr.calameo.com].

[47] En 1920, le ministre des colonies, Albert Sarraut, jugeant insuffisante la marge laissée à l’appréciation du juge pour ce qui concerne l’amende prévue à l’article 1er du décret du 12 décembre 1905, décide d’élever le maximum de cette peine à 5000 francs. L’article 1er du décret du 8 août 1920 modifiant les peines prévues pour la répression de la traite en Afrique occidentale et en Afrique équatoriale, Recueil Dareste,1921 (A24, N1),  p. 135.

[48] Au contraire des esclaves de traite qui sont acquis récemment et qui peuvent être vendus à tout moment, car considérés comme des marchandises.

[49] ANOM 14 MIOM 1191 : Rapport du gouverneur général à Monsieur le ministre, Gorée, 10 juin 1905.

[50] ANS 2K15 (174) : Capitaine Forgeot Abel, Monographie régionale de Menaka.

[51] Le projet qui va donner naissance à la constitution du 27 octobre 1946 prévoyait de conférer la qualité de citoyen français à tous les indigènes des colonies françaises.  Adopté par l’Assemblée nationale le 19 avril, le projet devait encore passer par voie référendaire. S’inquiétant de la conséquence d’un probable échec du projet sur l’octroi de la citoyenneté française aux indigènes, le député sénégalais, Amadou Lamine Guèye, propose une loi spéciale qui sera adoptée à l’unanimité le 25 avril 1946 et promulguée le 7 mai 1946. Voir Philippe Cocâtre-Zilgien, « Quand la France était la colonie de ses anciennes colonies », Les colonies, approches juridiques et institutionnelles de la colonisation de la Rome antique à nos jours, Éric Gojosso, David Kremer et Arnaud Vergne (dir.), Paris, LGDJ, 2004, p. 381-447, p. 392.

[52] Dans le projet d’organisation politique, administrative et défensive de l’Afrique occidentale française réalisé par le commandant Destenave en 1895, il est écrit que « sur le fait de ces circonstances le Soudan français, à l’état actuel, est une colonie d’exploitation. » ANS 18G2.

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