Les droits linguistiques comme révélateurs des droits de l’Homme?

Si le salut vient du statut, alors les dispositifs sociolinguistiques sont-ils des opérateurs des dispositifs politiques ? Autrement dit, avec davantage de grandiloquence, les droits linguistiques sont-ils des révélateurs des droits de l’Homme ? À tout le moins, que nous apprennent-ils des relations de pouvoir et de domination ?

Pour Pierre Bourdieu (1979, 316), dont l’analyse ne se situe pas dans le champs des colonials studies, bien qu’il ait passé cinq ans en Algérie et publié une sociologie de l’Algérie (1958) : 

« celui qui veut « parvenir » doit payer son accès à tout ce qui définit les hommes proprement humains d’un véritable changement de nature (ce serait l’occasion ou jamais de parler de metabasis eis allo genos), « promotion sociale » vécue comme une promotion ontologique ou, si l’on préfère, comme un processus de civilisation (Hugo parle quelque part de « puissance civilisatrice de l’art »), un bond de la nature dans la culture, de l’animalité dans l’humanité ; mais, ayant importé en lui-même la lutte des classes, qui est au cœur même de la culture, il est voué à la honte, l’horreur, voire la haine du vieil homme, de son langage, de son corps, de ses goûts, et de tout ce dont il était solidaire, le genos, l’origine, le père, les pairs, parfois même la langue maternelle et dont il est désormais séparé par une frontière plus absolue que tous les interdits ».

Considéré comme un sous-homme, l’individu diglotte et minoré doit changer de peau, d’être, de langue. Héritier de la langue de ses aïeux, le colonisé bilingue et diglossique doit demander une reconnaissance de paternité au colonisateur. Il lui faut montrer patte blanche. C’est ce dont témoigne le prix Nobel Jean-Marie Gustave Le Clézio, Niçois, Breton et Mauricien (Le Clézio 2020). L’idéologie linguistique est telle que ce sont les locuteurs eux-mêmes qui dans le cas du breton auraient choisi de dénigrer leur propre langue :

« La génération qui a renoncé à sa langue maternelle (cette langue qu’on parlait en Basse Bretagne à la naissance et dans laquelle on grandissait) fut souvent celle qui se retrouva aux premières lignes des conflits, en particulier dans la dernière expédition coloniale imposée aux ruraux, la guerre d’Algérie. On avait besoin de rustres pour faire les sales boulots, les corvées de bois : ce furent les Bretons et les Alsaciens. »

Salvatore Viale témoigne en ce sens, lorsqu’il pointe en 1858 et en toscan, les risques liés au choix de « nombre de mes compatriotes (qui) abandonnent de bon gré leur propre langue pour le français » par-delà les difficultés rencontrées car « à la maison les mots français de l’enfant ou du jeune séminariste ne sont pas ou peu compris, et à l’école pour tout mot de chez nous qui lui échappe, il se voit infliger un centième de punition » (2021, 116‑22). Peut-être alors nous faut-il convoquer sur Althusser et sa critique de « l’appareil idéologique d’État » (1970). Axel Honneth (2020, 66) constate à cet égard que :

« La « reconnaissance » signifie ici que l’on se trouve interpellé, requis, exhorté, à travers un faisceau de rituels organisés par l’État, en tant que sujet doté de certaines qualités, jusqu’à ce que l’on se soit approprié d’une manière ou d’une autre — comment exactement, l’auteur ne nous le dit pas — les qualités en question. Une fois ces qualités intériorisées, on est devenu selon Althusser un sujet socialement conforme, qui croit avoir librement choisi d’exercer les activités prescrites. On s’aperçoit sans peine que le concept de reconnaissance, au terme d’un long processus de réduction et d’appauvrissement, perd ainsi son dernier aiguillon moral ».

Le processus évoqué, processus de glottophagie, repose sur la transformation des représentations sociolinguistiques et la création d’instances de légitimation du nouvel ordre linguistique qui vont conduire à des formes de mépris linguistiques allant jusqu’à la haine de soi, « l’auto-odi » (Memmi 1957) ou bien encore jusqu’à des phénomènes de ségrégation (Quenot 2010).

2.     Comment engager un processus de glottophagie?

L’idéologie linguistique de l’État-nation produite depuis la Révolution française, consiste à accorder, concorder et conditionner la liberté avec et à l’identité (Michelet 1875; Balibar 1985; Hagège 1998). « Pour être libres, soyons identiques » clament ceux qui veulent que les autres deviennent identiques à eux-mêmes. Puisqu’il faut bien choisir une mêmeté particulière : « choisissons celle du pouvoir » disent les plus puissants. Choisissons donc celle de Paris. Talleyrand (1791), Condorcet (1792), Barère (1794) et Grégoire (1794) ne me feront pas mentir sur ce point. Liberté et identité sont deux concepts dont je recherche encore toutes les dimensions. Évoquant, une « indestructible identité », dans son discours de Bastia (1993), le Président Mitterrand élevait la culture des Hommes dans l’éternité du Ciel. Depuis les peintures rupestres et les hiéroglyphes, Auschwitz et Hiroshima, les conquistadores et Levi-Strauss, on sait pourtant bien que tout est destructible et plus encore, que toute identité n’est qu’éphémère. Les identités culturelles collectives le sont tout autant que les identités individuelles. Au lieu d’apaiser mon angoisse, Mitterrand m’interrogeait à savoir pourquoi cet indestructible avait-il été largement affaibli et presque anéanti en quelques années, de l’enfance à l’adolescence, par qui, pourquoi, comment ?

Transformer les représentations

Nous avons vu chez Salvatore Viale le pressentiment d’un changement profond, de l’anxiété linguistique liée à un shift language. La génération suivante ou les générations suivantes ne parleraient plus la langue de leurs anciens. Et si la langue est le trait principal d’identification et de désignation de soi ou du groupe, alors en perdant leur langue, les Corses ne seraient plus vraiment les mêmes, ils ne seront plus vraiment eux-mêmes.

« Corses, mes amis, soyez donc vous-mêmes » avait lancé le Président Mitterrand à Bastia lors de la célébration du cinquantième anniversaire de l’insurrection et la Libération de la Corse (1993). Savait-il qu’il répondait alors à Saveriu Paoli, fondateur avec Ghjacumusantu Versini de la revue A Cispra où l’on pouvait lire en 1914 : « La Corse ne souffre que d’un mal : celui de n’être pas elle » (1914, VI). C’est pourtant dans A Muvra (1921) que l’on demande l’application à la Corse des « avantages économiques déjà concédés aux plus lointaines colonies africaines ou océaniennes », et « que le dialecte corse soit enseigné dans toutes les écoles de Corse, conjointement aux langues italiennes et françaises ». La revendication ne s’affranchit pas encore de certaines représentations de la minoration. Il faudra attendre encore cinquante ans et la publication de Main basse sur une île (Front Régionaliste Corse 1971) pour lire sous la plume de Pascal Marchetti, une dénonciation aussi lumineuse qu’argumentée de la colonisation de la Corse :

« le rejet – et non plus le seul oubli – de la langue maternelle apparaît-il à beaucoup d’entre eux comme la condition indispensable de toute promotion sociale. Les prétextes en sont puisés, bien sûr, dans l’arsenal des arguments fallacieux utilisés par le civilisateur : la langue locale est pauvre, incapable de rendre les nuances de la pensée, sa pratique est nuisible et constitue une entrave à l’apprentissage et au bon usage du français ; c’est un « patois » qui laisse un accent – ridicule quand il n’est pas parisien ou marseillais à la rigueur pour le Corse moyen. C’est un « charabia » et ses utilisateurs risquent de passer pour des « étrangers » (Italiens ? Arabes ?). Et comme si la langue était responsable de la misère supportée au temps où on la parlait, on la chasse des foyers où le progrès, les sacrifices et l’exil ont permis d’introduire quelque mieux-être ! L’école avalise cette copieuse accumulation de sornettes, en ne faisant aucune place à la langue locale. On en conclut que le corse ne s’écrit pas. L’écrirait-on qu’il serait, paraît-il, illisible. Et puis quel corse d’ailleurs ? Les variantes locales, la prodigieuse étendue du lexique, qui n’ont jamais été des entraves à la communication, sont présentées comme des tares, alors qu’elles témoignent en revanche de la richesse et de la souplesse de l’idiome. »

Cet extrait précise les étapes, rappelle les arguments employés, désigne les instances de légitimation, ainsi que les conséquences et conclusions du dispositif de glottophagique de substitution. 

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