Restreindre les conditions d’accès aux pouvoirs
La maîtrise de la langue française est la première condition d’accès aux places sociales les plus privilégiées. L’École de la République apparait donc comme l’instance permettant l’égalité des chances. Or Pierre Bourdieu (2002, 35) observe l’exercice d’une violence symbolique dans la mesure où les inégalités scolaires sont telles que :
Le rapport qu’un individu entretient avec l’École, avec la culture qu’elle transmet et avec la langue qu’elle utilise et exige dépend dans sa modalité de la distance entre son milieu familial et l’univers scolaire et de ses chances génériques de survie dans le système, c’est-à-dire de la probabilité d’accéder à une position scolaire déterminée qui est objectivement attachée à son groupe d’origine.
Selon Bourdieu, « l’ “appréciation” scolaire, fonctionne comme un relais-écran qui établit et occulte à la fois la relation entre l’origine sociale des élèves et la note décernée ». La distribution des places est prédéterminée par les origines des élèves.
À cela, rappelons dans le cas de la France, le corpus juridique relatif à l’interdiction de l’usage des autres langues qualifiées de langues régionales ou de langue de France après avoir été reléguées du temps de leur vitalité au rang de dialectes et de patois… L’histoire de l’éducation nous fait voyager dans un catalogue allant de la circulaire du ministre de l’Instruction publique Anatole de Monzie (1995; Fusina 1994; Ottavi 2004; Gherardi 2011), à la censure du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse par la tribunal administratif de Bastia (Quenot 2023), en passant par la dernière censure de la loi Molac par le Conseil constitutionnel, en mai 2021 (Molac et Assemblée nationale 2021), malgré la dernière circulaire Blanquer de décembre 2021 (Ministère de l’Education nationale 2021).
Ainsi, dans Chanson bretonne, Le Clézio revient sur le rôle de l’Ecole, de l’emploi et de l’ascension sociale dans la diglossie ayant conduit à l’enfouissement (Coti 1978) de leur langue et de leur culture (2020, 25) :
Ils parlaient tous breton, comme leurs parents et leurs grands-parents. Ensuite, en grandissant, ils ont perdu l’usage de la langue, non parce qu’ils l’oubliaient, mais parce que c’était leur langue d’enfance, la langue d’avant, quand on n’a pas besoin de gagner sa vie ni de réussir ses études. Je me souviens d’eux tous, et qui ont à un certain moment de leur vie décidé d’arrêter de parler leur langue pour devenir français.
Minoriser la langue pour exclure les locuteurs et étendre son empire
La généalogie de la minoration linguistique ou de la colonisation linguistique nous ramène à la Révolution. Le décret du 7 brumaire an II stipule : « Dans toutes les parties de la République, l’instruction ne se fait qu’en langue française. » Ainsi, « la politique linguistique de l’Assemblée constituante ne diffère guère de celle de l’Ancien Régime finissant » observe néanmoins Francis Favereau (1994). Peut-être pourrait-on remonter plus loin encore, en 1635 avec le Cardinal Richelieu qui fonde l’Académie française, en 1539 avec François 1er qui signe l’ordonnance de Villers-Cotterêts ou bien sept siècle plus tôt, en 842 avec les Serments de Strasbourg de Charles le Chauve et Louis le Germanique au sujet desquels René Balibar considère, avec Jules Michelet, que « l’histoire de France commence avec la langue française » car poursuit-il, « la langue est le principal signe d’une nationalité » (1875, 1). Pour l’historienne Mona Ozouf, « plus encore que la guerre, c’est, dans le printemps et l’été 1793, la répression de l’insurrection fédéraliste qui vient sceller le sort des particularités régionales » (2009, 188).
Dans son discours devant le comité de salut public, Bertrand Barère ne déclare-t-il pas que « chez un peuple libre, la langue doit être une et la même pour tous » (1794) ? II est néanmoins précédé en cela par Condorcet pour lequel l’éducation a pour objectif de « réunir par le lien d’une raison commune, d’une même langue, les hommes que leurs occupations séparent le plus » (1792). Pour les révolutionnaires, l’identité est donc une condition de la liberté. C’est sa face cachée. Dans Linguistique et colonialisme, Louis-Jean Calvet observe ainsi que « le combat contre les langues locales de l’hexagone apparait comme un combat pour la culture et contre l’ignorance, comme un combat laïc et républicain. » (1975, 223). Pour libérer le genre humain, il faudrait parvenir à rendre les barbares identiques à nous-même. Il faut les éduquer, les civiliser et les rendre patriotes. Le monolinguisme devient la condition du patriotisme. Dès lors, la substitution linguistique et la glottophagie deviendront l’alpha et l’oméga de la politique linguistique de l’État-nation.
En pleine colonisation et avec la mise en place des lois Ferry (Assemblée nationale 1881a; 1881b; 1882), les pédagogues innovent. C’est le cas avec la méthode directe d’Irénée Carré présentée en 1888 (Puren 2003; Boutan 1998). Pascal Ottavi présente son application en Corse dans sa thèse portant sur le bilinguisme dans l’école de la République (2004). Quelques années plus tard, le Rapport de l’Inspecteur Jamais en poste en Corse énonce la doctrine :
« Il a donc été décidé dans ces conférences : 1er que les maîtres et maîtresses s’astreindraient à ne jamais faire usage avec leurs élèves et leurs anciens élèves, en classe, pendant les récréations, dans les rues… que du français, sauf dans des cas très rares avec les petits lorsqu’ il serait impossible de se faire comprendre d’ eux autrement qu’ en parlant corse ; 2° qu’ils s’adresseront aux bons sentiments de leurs élèves pour leur faire comprendre que, le jour où ils se décideront à parler volontairement français, … ils se rendront service et deviendront plus français… sans pour cela cesser d’être corses ; 3° qu’ils donneront eux-mêmes le bon exemple en renonçant à se servir du corse dans les relations qu’ ils ont entre eux et dans leurs familles, tout au moins avec leurs enfants[3] ».
Il faut attendre encore cent ans pour que le français devienne officiellement la langue de la République, en 1992, lorsque les langues historiques des nations sans État, langues dites régionales puis dénommées langues de France, soient au bord du précipice éternel.
Cet objectif de francisation demeurait pourtant illusoire pour Viale. Celui-ci conclut son discours sur la lingua patria[4] sur un mode sentencieux et prophétique : « Si chaque phrase prise séparément sera française, l’ensemble ne pourra pas s’appeler français. Et le dernier des Parisiens pourra dire en toute vérité : Ce n’est pas mal pour un étranger, mais ce n’est pas français. » Pourtant, l’observation de discours corses des années soixante indique combien le sentiment d’appartenance à la France est fort chez les Corses. L’entreprise de francisation étant alors achevée comme l’indique Michel Wieviorcka dans La différence, Le Clézio s’étonne d’observer non sans amertume que la situation de domination linguistique perdure de nos jours :
Le français était la langue de la République. Cela n’a pas changé, de récentes déclarations du gouvernement ont affirmé la même hostilité à l’égard des autres langues régionales, le corse, l’alsacien, l’occitan (la langue créole, la plus parlée des langues régionales, n’est même pas mentionnée dans la future charte).
La persistance de l’idéologie monolingue est palpable dans le discours du Président Macron. La langue étant l’un des principaux éléments de l’identité, dans le cas de la Corse, le trait principal d’identification, il ne s’y trompe pas, lorsque dans son discours du 7 février 2018 donné à Bastia (2018), il situe la langue tout en haut de l’échelle des figures signifiantes de l’île :
« La Corse, c’est une Histoire, une langue, des traditions et des savoirs ; c’est aussi un territoire particulier, une île-montagne faiblement peuplée où il n’est pas aisé de circuler ; c’est un poste avancé de la France en Méditerranée, un carrefour de l’Histoire au sein de ce berceau de la civilisation européenne qui nous unit et nous nourrit encore. »
Il sait l’importance que les Corses donnent à leur langue, tout en feignant d’ignorer sa situation de langue en danger décrite comme telle par le rapport de l’Hudson Institute en 1972 (DATAR 1972), établie par l’UNESCO (UNESCO 2010) comme par l’enquête sociolinguistique de 2013 réalisée par la Collectivité territoriale de Corse (Quenot 2013).
« La langue corse est présente dans le cœur des Corses, dans leur mémoire, dans leur vie quotidienne et elle doit bien entendu être préservée et développée. Et d’ailleurs, elle l’est. »
Le rapport du président à l’identité relève en revanche sa vieille idéologie linguistique monolingue et de ce que Pierre Bourdieu qualifie de « stratégies de condescendance » (1979, 320). Bien qu’il défende l’intérêt du bilinguisme, il ramène le corse à une logique d’entre-soi et d’exclusion quand le français apparait comme la langue de la nation, de l’élévation.
« Le bilinguisme, c’est le contraire de ce qui exclut ou ce qui discrimine. C’est le fait de voyager entre plusieurs univers linguistiques. C’est un enrichissement, une ouverture. La défense légitime de la langue corse ne doit donc pas relever d’une logique de l’entre-soi qui pourrait mener, par exemple, à la fermeture du marché du travail à qui n’est pas Corse ! Mais elle doit permettre de mieux s’enraciner à bon escient.
Dans la République française, et d’avant même la République, il y a une langue officielle, et c’est le français. Et nous nous sommes faits comme ça. (…) C’est la langue qui a été le premier sédiment de la nation française. C’est la langue. »
Insistant sur le mode de la répétition, omet-il pourtant de préciser qu’en excluant le corse du marché du travail, il exclue toute possibilité de bilinguisme durable et de transition vers une normalisation de la langue corse. En tous cas, nous sommes loin des préconisations formulées par le conseiller de François Mitterrand, Henri Giordan, qui dans son rapport de 1984 « Démocratie culturelle et droit à la différence », défendait l’idée d’un « principe de réparation historique vis-à-vis des langues et cultures minoritaires. » Le rapport de l’Hudson Institute va lui aussi beaucoup plus loin que l’actuel Président. Les auteurs déclaraient d’abord :
Pour renforcer l’identité culturelle, il semble opportun et appréciable de stimuler la création d’une station radiophonique diffusant des émissions en langue corse. La France se doit de jouer un rôle majeur dans la lutte pour la protection de « cette ressource particulière » (DATAR 1972, 66).
Puis, dans un scénario ayant leurs faveurs:
le Gouvernement devient le principal protecteur de l’identité culturelle de la Corse, de son histoire, de sa langue et de ses traditions (DATAR 1972, 84).
Dès lors que la langue corse apparait comme un obstacle à l’identité-mêmeté (Ricœur 1990) du point de vue de l’ensemble français, que les locuteurs ressentent un risque de disparition en même temps qu’un fort sentiment d’appartenance, qu’en est-il de leur propre désir de langue et de leur responsabilité sociolinguistique ? Dans l’enquête sociolinguistique de 2013, 90% des sondés déclaraient désirer une société bilingue et dans le discours public, plus aucun parti politique insulaire ne s’oppose au bilinguisme voire à la coofficialité.
[3] BD N° 1, Février 1896, ADCS, PER 1969. Rapport de M. Jamais, Inspecteur primaire d’Ajaccio sur les conférences pédagogiques de 1896.
[4] Salvatore Viale, Coutumes et mœurs des Corses, traduction de Jacques Thiers, Ajaccio, Albiana-CCU, coll. Isule Literarie, 2021, p.116-122.