3.     Les réactions inattendues : attitudes, discours et praxis de la minoration linguistique

Face à la situation de non-reconnaissance du corse, de danger vital, le locuteur pourrait faire preuve de raison, de fatalisme ou de résilience. La première attitude est observée par les auteurs du rapport de l’Hudson Institute :

L’existence d’une langue corse représente un facteur positif pour le développement du potentiel, mais il y a érosion de l’identité culturelle de l’île. Moins nombreux, les habitants emploient peu la langue corse. Certains d’entre eux ont déclaré que la langue disparaîtrait en l’espace d’une génération. Ce phénomène d’érosion, en raison de l’incapacité des Corses à l’arrêter ou le ralentir, constitue un élément désespérant (DATAR 1972, 55).

Le miracle du Riacquistu

« L’affari sò in francese[5] » dit-on en corse, dans ce genre de situation. Le Riacquistu choisit une autre attitude. C’est une rupture et un espoir. Chez Geronimi (1976), il s’en explique dans l’article U Portacultura publié dans Rigiru, la revue qu’il fonde en 1974 avec Rinatu Coti, l’appartenance engage la responsabilité de l’individu qui se veut authentique, qui veut s’appartenir, être lui-même. Il nous renvoie à l’approche française de la théorie de la reconnaissance développée par Axel Honneth :

« a respunsabilitai. Serà chè no possamu assume a nostra sputichezza senza chè no piglimu à contu nostru ancu ciò chì dà fastidiu, vene à dì chì no mettimu tuttu in collu ad elli ch’elli sianu in parechji i nostri maiò chì duvetenu o chì li parse di duvè abbandunà a so lingua è ùn amparà la micca à i so figlioli ? Ùn sarà micca una bella parte di u nostru datu sociologicu è culturale ? »

Si pour Fernand Ettori le Riacquistu apparait comme un miracle, Louis-Jean Calvet (1975, 206) considère en revanche que le militantisme linguistique comme lutte contre la diglossie de substitution est une conséquence de la tentative de glottophagie :

 « La glottophagie réussie est, l’aboutissement d’un long processus au cours duquel une partie des communautés humaines en jeu sont peu ou prou ramenées au rang d’objet d’histoire. Nulle part, jamais, des locuteurs n’ont tué leur langue : on la tue pour eux, à leur corps défendant, et du même coup on tue un peu d’eux-mêmes. (…) Se réfugier dans sa propre langue devient alors acte militant, inconscient souvent, mais subversif tout de même. »

Dès lors, le Riacquistu propose une identité-projet vécue comme une contre-légitimité pour combattre la légitimité culturelle acquise par le français (Castells 1999). L’émergence d’un nouveau prescripteur, par la chanson, la littérature et le militantisme politique va permettre de proposer à l’opinion corse de nouvelles valeurs et d’un nouveau style de vie en débat au sein de l’espace public. Engageant ainsi une lutte pour la légitimité, pour l’exercice du pouvoir symbolique, va s’engager une lutte pour la reconnaissance dans laquelle la langue apparait comme un élément clé d’analyse des postcolonials studies.

Filiation, responsabilité et authenticité des locuteurs et néolocuteurs

Comme d’autres attributs identitaires, la langue renvoie aux héritages de chacun. « A lingua hè ancu più mamma chè figliola di a razza[6] » déclarent Saveriu Paoli et Ghjacumu Santu Versini dans A Cispra (1914). Pour Ghjacumu Fusina également, la langue est une mère (1996). Elle a enfanté d’une île.

Più chè u sole è più chè u mare

A lingua st’isula l’hà fatta

À tempu à una sorte matta

Chì pare lu so bellu sole


Più chè u sole è più chè u mare.

Da la so lingua hè cum’è nata

Da le so voci è li so canti

Da li so scritti tutti quanti

Chì l’anu vestuta da fata

Da la so lingua hè cum’è nata.

De filiation et de communauté linguistique, il en est également question dans la chanson Trà noi de Marcellu Acquaviva interprétée par A Filetta (2003).

Issa lingua di i mei grazia à voi fù quella

Chì incantava le sere di a mio zitellina

Issa lingua di i mei grazia à voi fù bella

Quant’un’alba di maghju, un sfogu d’albaspina

Trà noi ci fù lu mare è u tempu chì u face

Trà noi li bisesti di e guerre orrende

Ma ci fù da fà ponte a musa ch’ùn si tace

E parolle di focu, e splendite lucende

A lingua di i mei des Chjami Aghjalesi écrite par Patriziu Croce (1993) aborde également la thématique de l’appartenance :

In casa di i mei, ci canta una lingua

Vechja quant’è a terra induve elli sò nati.

Chez Mona Ozouf, bretonne et professeure spécialiste de la Révolution française, l’appartenance héritée apparait certes comme une forme de condamnation, mais plutôt qu’une faute à expier ou qu’un châtiment de la nature, dans Composition française, elle y voit une opportunité et un devoir :

« Notre condition de Breton, nous le savons bien, nous n’avons eu que la peine de naitre pour la trouver à notre berceau. C’est la part non choisie de l’existence, sa première et inéluctable donnée. Mais cette part non choisie appelle des devoirs. Il nous revient d’approfondir nos appartenances, de les cultiver, de les rendre visibles. Et si le regard d’autrui s’avise de transformer ce cadeau originel en tare, alors il nous faut choisir ce que nous avons subi, et retourner la honte en fierté. Et c’est à cette seconde nature, à ce breton régénéré qu’a tendu l’effort de mon père » (Ozouf 2009, 98).

Alors que la Seconde Guerre mondiale bat son plein, et qu’elle n’en connaitra pas l’issue, une philosophe juive, Simone Weil écrit un ouvrage posthume qu’Albert Camus publiera sous le titre de L’enracinement (1949). Dans celui-ci, elle  défend l’idée selon laquelle le déracinement serait une forme d’entropie de la civilisation pourrait dire Bernard Stiegler, de libération du brutalisme pourrait compléter Achille Mbembé (2020).

« La Corse est un exemple du danger de contagion impliqué par le déracinement. Après avoir conquis, colonisé, corrompu et pourri les gens de cette île, nous les avons subis sous forme de préfets de police, policiers, adjudants, pions et autres fonctions de cette espèce, à la faveur desquelles ils traitaient à leur tour les Français comme une population plus ou moins conquise. Ils ont aussi contribué à donner à la France auprès de beaucoup d’indigènes des colonies, une réputation de brutalité et de cruauté. »

Le déracinement apparait alors comme une condition de la colonisation. N’est-il pas un élément de réponse apporté à Aimé Césaire, lorsque dans son Discours sur le colonialisme (Césaire 1950), il s’interroge à savoir : s’« il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur » ? Dans le cas qui nous occupe, le déracinement n’apparait pas comme un acte délibéré des locuteurs. Ils sont réduits à des objets privés de leur pouvoir d’agir, de leur qualité de sujet qu’ils ne recouvrent que dans l’expression de leur ressentiment. La langue serait-elle alors un attribut du care, du soft, du soin de soi, du nous ? C’est ce que semble défendre le chanteur corse Felì, lorsqu’il interprète la poésie Emu bisognu di tè écrite par Ghjuvan’Teramu Rocchi (Felì 2001). L’auteur n’emploie pas la première personne du singulier mais la première personne du pluriel, rappelant à l’auditeur que la langue est un fait social total autant qu’un besoin humain vital. 

Emu bisognu di tè

Pè ùn esse for’ di ghjocu

Emu bisognu di tè

Pè ùn perde filu indocu

Pè tene incesu u focu

Di l’amore di stu locu

Per esse è per esse bè

Emu bisognu di tè

Emu bisognu di tè

Quand’è no simu luntanu

Emu bisognu di tè

Quant’ è di strette di manu

Pè piglià ci ne un veranu

Di ricordu paisanu

Per esse è per esse bè

Emu bisognu di tè

Emu bisognu di tè

Cum’è di pane è cumpane

Emu bisognu di tè

Cum’è d’acqua à e funtane

Cum’è di sole à a mane

Cum’è l’oghje d’un dumane

Per esse è per esse bè

[5] Tda : Littéralement, « Les affaires sont en français », ça va de mal en pis. 

[6] Tda : La langue est davantage mère que fille du peuple.

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