« Nous avons, en maintes occasions, dans notre journal, protesté contre ce stupide préjugé qui représente nos compatriotes comme voués à la fainéantise, comme vivant, sur les places publiques, à la façon des lazzaroni sur les quais de Naples. La part considérable que prennent les Corses dans l’œuvre de la colonisation française nous est une nouvelle preuve que nul n’est plus actif que le Corse, quand il s’agit de se créer une situation ou d’améliorer celle qu’il occupe. Toutes proportions gardées, aucun département français ne fournit autant d’individus disposés à quitter leur pays natal pour déployer leur activité dans les régions où la France a planté son drapeau. Nos compatriotes forment une bonne part de l’élément français résident en Algérie, et, dernièrement, quelques politiciens, effrayés de la puissance des Corses dans les scrutins algériens avaient imaginé de mener une campagne contre eux. Cette sotte entreprise tentée par des personnages qui, peut-être, auraient été fort embarrassés de prouver leur nationalité française, qui, dans tous les cas étaient des français et surtout des algériens de très fraiche date, cette sotte entreprise, disions-nous, a échoué, comme elle devait d’ailleurs échouer. Mais des craintes exprimées par ces faméliques de la politique, nous tirons la preuve péremptoire que les Corses fournissent un fort contingent à la population française de l’Algérie, population que la mère-patrie a un si grand intérêt à voir s’accroitre et prospérer. (…) Nous ne relèverons pas les actes de bravoure si nombreux qu’accomplissent les soldats et les officiers corses dans les rangs des troupes qui guerroient aux colonies ; ces actes sont l’objet d’ordres du jour et de nominations que nous enregistrons avec le plus vif plaisir, mais qui sont habituels, car les descendants des soldats de Sampiero et de Paoli n’ont pas dégénéré. (…) Aussi nous n’hésitons pas à affirmer que la part des Corses dans la consolidation de l’Empire colonial français est importante ; nous avons le droit d’en être fiers.[1] »
« Il faut que nous allions partout où notre intelligence et notre énergie peuvent être employées efficacement, la civilisation d’abord et l’argent ensuite. C’est le moyen de relever la Petite Corse [2]».
Rien d’autre, ou presque, à la lecture de ces quelques mots tirés des deux quotidiens majeurs de l’île, Le Petit Bastiais et Bastia-Journal, ne sauraient mieux illustrer la prégnance du fait colonial corse en ce début de XXe siècle.
Encore aujourd’hui, ce dernier conserve un souvenir très vivace au sein de la population insulaire, et y est de ce fait grandement entretenu. Preuve en sont d’ailleurs les discours des présidents de la République en visite sur l’île au fil des décennies où la référence prend souvent des allures d’automatisme. Le fait colonial ; c’est en effet par ce terme que l’on a désigné le rôle que jouèrent des milliers de Corses partis gagner leur vie au sein des territoires français d’outre-mer, en particulier africains. Encouragés par la métropole et souvent appuyés par les chefs de clans insulaires, certains d’entre eux occupèrent des fonctions parfois hautement importantes, notamment dans l’armée et l’administration, aboutissant même à de remarquables carrières[3]. Quant à leur nombre, il fut toujours largement supérieur à la moyenne nationale, pour même atteindre au cours de certains temps forts, des proportions absolument exorbitantes[4].
Nombreux sont également les historiens et universitaires à s’être penchés sur ce que l’on a même appelé sur un ton plus lyrique, l’aventure, voire, l’odyssée coloniale des Corses. Nous pensons ici notamment aux remarquables travaux de Francis Arzalier[5] ou encore, plus récemment, à la thèse soutenue en 2011 par Vanina Profizi[6], prouvant que ce « fait colonial » a désormais fait pleinement son entrée dans le domaine des sciences sociales[7]. Mais cependant, et malgré l’ancrage considérable dont bénéficie cet épisode historique au sein de la vie culturelle insulaire, force est de constater que très peu de ces travaux sont allés puiser au sein du terreau littéraire et plus précisément dans la littérature corse, qui au demeurant, bouillonne d’intérêt. C’est donc ce que nous proposons afin de tenter de cerner au mieux la perception fût-ce littéraire de l’événement, ainsi que son évolution progressive au regard lettré, de la Belle-Époque à nos jours. Et nous verrons peu à peu que cette dernière décrira une courbe ascensionnelle qui ira de la tendresse nostalgique jusqu’à la contusion, en passant par le déni pur et simple.
Ce « siècle d’ambivalence » littéraire, miroir des mutations insulaires contemporaines sera donc divisé en trois parties, correspondantes à trois périodes bien distinctes. La première, allant des origines jusqu’aux années 1970 vivra en quelque sorte l’événement « en direct », avec une évocation des nombreux hommes de lettres insulaires engagés sur les frontons de cette aventure, ainsi que des premières visions prosiques ou poétiques déjà injectées à l’événement. La seconde quant à elle fera la part belle au Riacquistu, mouvement culturel du second XXe siècle avec en toile de fond, l’effondrement de l’Empire Colonial français qui provoquera un véritable revirement des cœurs, y compris sur le plan littéraire. Enfin, dans notre ultime partie, nous nous intéresserons à la nouvelle génération d’écrivains corses, pour la plupart issue des années 2000, porteuse d’une nouvelle vision sur cet épisode-là de l’Histoire, à la fois singulière, iconoclaste… et désenchantée.
La littérature corse aux colonies
Nous l’évoquions plus haut, bon nombre d’écrivains n’ont pas échappé à ce véritable dégorgeoir insulaire. Parmi eux se trouvent entre autres pour les plus connus Bartulumeu Dolovici, Ignace Colombani, Sebastianu Dalzeto, Dominique Antoine Séraphin Versini, ou encore Jean-Joseph Flori. Or, à la lecture de leurs diverses productions littéraires, on remarque que jamais la référence n’est directement établie avec l’événement. En effet, il ne se trouve pas une seule chronique ni même la moindre poésie entièrement consacrée à cette expérience ou y faisant explicitement mention. Peut-être la jugeaient-ils trop anodine pour pouvoir accéder aux Belles-Lettres mais quoi qu’il en soit, c’est donc indirectement qu’il faut aller chercher une réelle filiation. Car, chez tous ces auteurs, transpire en revanche un thème abondamment usité au sein de leurs œuvres : l’exil.
C’est le cas par exemple du côté de Dominique Antoine Séraphin Versini (1863-1949). Magistrat en Algérie, puis en Tunisie où il achèvera sa carrière en tant que Président du Tribunal Honoraire Mixte, l’homme était aussi un poète de talent. Sa muse lui aura livré une inspiration riche et fleurie qui se manifestera dans de nombreux textes, parmi lesquels nous retiendrons ici sa pièce poétique E voce di a Muntagna[8], écrite et affublée par ailleurs du sous-titre L’esiliu.
E voce di a Muntagna[9]
L’esiliu
Lascasti la valle cara,
Castagnolu sradicatu,
In bàlia à la fiumara,
A li mari trascinatu.
Trapiantatu à nove rive,
Ch’un’onda straniera bagna
Senti ognora fresche e vive
E voce di a muntagna
S’ella si sparghje in lu mare
A to spoglia fronda à fronda
Ch’un stratu di larme pare
Su lu linzolu di l’onda,
Les voix de la Montagne[10]
L’exil
Tu laissas la chère vallée,
Châtaigner déraciné,
En proie aux crues,
Aux mers entraîné.
Transplanté à de nouvelles rives,
Qu’une onde étrangère baigne
Tu sens à toutes heures, fraîches et vives
Les voix de la montagne
Si elle s’étend dans la mer
Ton enveloppe feuille après feuille
Qu’une strate de larme pare
Dans le drap de l’onde,
[1] Le Petit Bastiais, 27 janvier 1898. Article titré Les Corses aux colonies.
[2] Bastia-Journal, 6 décembre 1904.
[3] On peut y mentionner par exemple le cas d’Antoine Colonna. Au départ, commis de la Direction des Travaux Publics, il devint ensuite dirigeant de la Fédération des fonctionnaires. Pour avoir pris la tête de la prépondérance française contre les nationalistes tunisiens, il sera même élu député, puis sénateur en 1946 et dans les années 1950. LIAUZU Claude, Histoire des migrations en Méditerranée occidentale, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 42.
[4] Antoine Olivesi estime ainsi à 180 000 le nombre de Corses dans l’Empire et à 20 % leur part au sein des effectifs de l’administration et de l’armée vers les années 1930. Voir OLIVESI Antoine « Les Corses dans l’expansion française », in La Méditerranée de 1919 à 1939, SVPEM, 1939. Voir également STAGNARA Vincent, « Un siècle d’émigration corse », in Iles de la Méditerranée, GIS, Sciences humaines sur l’aire méditerranéenne, Cahier n° 4, CNRS, 1981, pp. 41-42.
[5] ARZALIER Francis, Les Corses et la question coloniale, Ajaccio, Albiana, 2009.
[6] PROFIZI Vanina, « De l’île à l’Empire : colonisation et construction de l’identité nationale : les Corses, la nation et l’empire colonial français XIXe-XXe siècles », thèse soutenue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2011.
[7] Signalons enfin qu’en 2002, le Musée de la Corse (Corte) a consacré une exposition intitulée Corse-colonies. Voir MESTERSHEIM Anne (dir.), Corse-colonies, Ajaccio, Albiana/Musée de la Corse, 2002.
[8] Les voix de la montagne.
[9] CECCALDI Mathieu, Anthologie de la littérature corse, pp. 135-136.
[10] Sauf mention contraire, toutes les traductions – et leurs insuffisances – sont le fruit de ma personne.