Les Économistes physiocrates et la justification d’un colonialisme anti-esclavagiste

            Selon un courant de pensée à gauche des deux côtés de l’Atlantique, la philosophie occidentale des Lumières aurait produit un idéal de liberté comme domination, justifiant l’esclavage, la colonisation, le racisme, le capitalisme mondial, ou encore serait la matrice des totalitarismes sous couvert d’universalisme[1]. Cependant cette incrimination repose en grande partie sur la généralisation des Lumières à un courant de pensée à l’origine d’un idéal de liberté purement économique, qui aboutit à la justification des inégalités sociales et de l’autoritarisme politique : la « Science nouvelle » des Économistes physiocrates. Apparue au milieu du xviiie siècle, la physiocratie représente en effet une orthodoxie formée autour de la figure du maître à penser Quesnay entouré d’une cour de disciples qu’on appelle alors la « secte » : Mirabeau, l’auteur à succès de L’ami des hommes ; le jeune Dupont ; Le Mercier de la Rivière, intendant des colonies esclavagistes ; l’avocat Le Trosne, connaisseur du droit romain ; le journaliste Baudeau ; l’historien La Vauguyon ; etc. Nombreux sont les penseurs des Lumières qui se moquent de la « secte » des « philosophes économistes », à commencer par Galiani, Necker, Linguet ou encore Mably qui voient dans les disciples de Quesnay les inventeurs d’une théologie nouvelle déconnectée des réalités de l’économie politique populaire. L’émergence de la « Science nouvelle » des Économistes physiocrates marque en ce sens une « rupture épistémique »[2] majeure qui représente « l’ornière où l’entreprise s’est embourbée »[3] pour reprendre le mot d’Yves Citton.

            Les économistes physiocrates construisent une véritable orthodoxie politique autour de la défense des propriétaires et de la liberté économique pour la plus grande croissance du royaume. L’enrichissement des propriétaires devait, dans leur théorie, ruisseler sur le reste de la société dite « stérile », puisque seul le capital est productif, tandis que le travail était un coût de production. La réduction des coûts du travail est présentée comme un objectif bon pour tous, puisqu’elle accroît le revenu des propriétaires. Cette doctrine, schématisée par le Tableau économique de Quesnay, dessine en zigzag la naissance, la distribution et la reproduction des richesses entre trois classes (propriétaire, productive et stérile) à partir de l’évaluation du produit net annuel des terres des nations agricoles, qui permet de calculer la somme des richesses totales d’un État. La science politique et morale se réduit alors uniquement au « paradigme de la croissance »[4], c’est-à-dire à « l’accroissement continuel et progressif de la masse totale »[5] des richesses comme l’écrit le disciple Baudeau. Le Tableau fait également office de constitution politique pour encadrer légalement le pouvoir monarchique. Les Économistes se présentent alors comme les nouveaux dépositaires des lois de la monarchie qui trouve leur traduction dans le concept de « despotisme légal » esquissé dans le Despotisme de la Chine de Quesnay publié en 1767 et repris par Le Mercier de la Rivière la même année dans L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques.

            Cependant, l’invention de la « Science nouvelle » depuis le Tableau économique de Quesnay n’est pas une spéculation purement philosophique. Le milieu colonial joue un rôle fondamental dans la constitution de la « secte » des physiocrates. Le médecin Quesnay occupe une position privilégiée dans l’Entresol de Versailles auprès de Madame de Pompadour pour mener le travail d’influence des Économistes à la Cour en vue de la promotion d’un modèle du despotisme propriétaire né outre-atlantique, qui rentre en crise depuis le milieu du xviiie siècle. Mis au service de l’intérêt des propriétaires, la politique du produit net de la « Science nouvelle » se propose de développer le modèle de la « grande culture » qui exige des capitaux et du progrès technique pour supplanter la « petite culture » peu productive des sociétés égalitaires. Outre le fait que les colonies offrent un vaste terrain d’expériences en matière de maximisation du produit net, il existe « un lien entre agriculteur et militaire »[6] qui n’est pas sans rappeler le « despotisme légal » et son culte de la loi martiale. « La force militaire, écrit Yves Citton, la terreur coloniale et le protectionnisme unilatéral ont joué dans cette conquête un rôle incomparablement plus décisif que le principe abstrait du “laisser faire” »[7]. Nombreux en effet sont les partisans de la physiocraties liés au milieu de l’administration coloniale, voire à l’économie coloniale. Dans quelle mesure, par conséquent, peut-on reconnaître dans le projet physiocratique le « paradigme sucrier »[8], à savoir la recherche de la maximisation du « revenu disponible » des propriétaires comme seul horizon politique ?

            Nous verrons d’abord comment le « paradigme de la croissance » des physiocrates trouve à certains égards ses inspirations dans l’entreprise capitaliste des colonies (I), ce qui permet d’éclairer leur discours anti-esclavagiste destiné à conserver le système de la grande culture coloniale (II).

[1]    S. Roza, La gauche contre les Lumières, Paris, Fayard, 2020.

[2]    S. Meyssonnier, La Balance et l’Horloge, Paris, Édition de la passion, 1989, part. III, Chap. XI, p. 283.

[3]    Y. Citton, Portrait de l’économiste en physiocrate, Paris, L’Harmattan, 2000, chap. 13, p. 269.

[4]   E. de Barros, « À l’origine du paradigme de la croissance : la physiocratie », in V. Coq, H. Devilliers, M. Chambon (dir.), Le paradigme de la croissance en droit public, Paris, LexisNexis, 2022, p. 25-35.

[5]    N. Baudeau, Première introduction à la philosophie économique, Paris, Chez Didot, Delalain, Lacombe, 1771, p. 34.

[6]    M. Godefroy, « La guerre de Sept Ans et ses conséquences atlantiques : Kourou ou l’invention d’un nouveau système colonial », French Historical Studies, n° 32, 2009, p. 183. Voir également E. Daubigny, Choiseul et la France d’Outre-mer après le traité de Paris. Étude sur la politique coloniale au xviiie siècle, Paris, Hachette, 1892 ; A. Duchêne, La politique coloniale de la France. Le ministère des colonies depuis Richelieu, Paris, Payot, 1928.

[7]    Y. Citton, « L’Ordre économique de la mondialisation libérale : une importation chinoise dans la France des Lumières ? », Revue internationale de philosophie, 2007/1, n° 239, p. 14.

[8]    P. Dockès, « Le paradigme sucrier (xie– xixe siècle), in F. Célimène, A. Legris, L’économie de l’esclavage colonial. Enquête et bilan du xviiau xixe.siècle, CNRS Éditions, 2005, p. 113.

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